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Billet de blog 7 septembre 2015

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L'obsolescence de l'honneur

L’honneur. J’ai toujours détesté ce mot. Les pauvres en ont plein leurs bouches édentées.L’honneur par ci, l’honneur par là. Mes parents me gavaient avec cet honneur brandi comme le drapeau d’une patrie invisible.

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Le testament d'Albert Camus © PUAM

L’honneur. J’ai toujours détesté ce mot. Les pauvres en ont plein leurs bouches édentées.L’honneur par ci, l’honneur par là. Mes parents me gavaient avec cet honneur brandi comme le drapeau d’une patrie invisible.  A croire que c’était la seule valeur qu’ils pouvaient revendiquer. Une richesse n’intéressant aucun cambrioleur, ni même les huissiers. Qui débourserait le moindre centime pour du toc? Personne. Une valeur plus cotée dans notre monde. Obsolète.

L’honneur de quoi ? D’être des esclaves payés une misère, l'existence essorée par les grands patrons, manipulés par  le moindre commercial de n’importe quelle idéologie sachant aligner quelques mots, logés dans des cages à lapins, les gosses dans des écoles ghetto…C'est ça votre honneur ? Vous pouvez le garder pour vous. Et continuer de vous bouffer le nez autour des quelques miettes de la République, croire au Dieu TF1,voter contre d'autres pauvres ne mangeant pas la même viande que vous, casser de l' homo...Môaaa Môssieur, j'ai de l'honneur ! Si fier d'être des esclaves.

Ado, je voulais les secouer : l’honneur c’est un leurre pour  que vous fermiez vos gueules ! Tous, la famille, les voisins, les profs du collège, me prenaient pour un illuminé. Dangereux anar ingérable pointé du doigt par la gauche et la droite. Mes parents sont morts tous les deux dans un accident de bagnole. Plus beau cadeau à leur fils unique pour se décide à quitter le monde des "esclaves heureux" ? Le patron de l’usine très gentil, leurs collègues ouvriers ( tous deux marnaient sur le même site) solidaires, m’ont aidé pour un enterrement digne. Dignité : un autre mot que je ne peux pas supporter. Honneur et dignité : les madeleines des prolos. A peine mes géniteurs dans le trou que j'ai fui ma banlieue du Nord pour Paris. Depuis, je ne me souviens pas avoir employé une seule fois le mot honneur. Ni dignité. Effacés de mon vocabulaire.

Jusqu’à ce  « testament  » d’Albert Camus. Une claque. D’un seul coup, ses propos m’ont replongé loin, très loin du bureau ou je me trouve. Rédacteur en chef d’un grand hebdo. Une place que beaucoup m’envie et que j’ai acquise de haute lutte. Une école de journalisme en étant veilleur de nuit dans un hôtel contre une piaule gratos. Mais pas là pour faire pleurer dans les chaumières. Loin d’être le seul à avoir  crapahuté sur l’échelle sociale.  Garde ton angle ; pas de digression, droit au but.  Mes conseils donnés aux jeunes journalistes complètement ignorés dans ce texte. Revenons à l’angle.

Je dois écrire un article et animer demain un débat  dans le cadre d’un Week-end « Journalisme et citoyenneté » à l’Ecole de journalisme de Lille.  Tout le gratin du journalisme international sera présent, ainsi que tous ceux soucieux d’alimenter leur carnet d’adresses. Le papier est quasiment bouclé. Quant à la conférence, aucun souci pour un vieux singe des micros comme moi. En plus, j’aime cet exercice. Mais depuis que je suis tombé sur cet enregistrement datant de janvier 1958,  tout se brouille dans ma tête.  Victime de la sérendipité ?

Camus, évoquant son métier (plus en tant qu’artiste que  journaliste), met l’honneur au zénith de sa morale.  Une sorte de sommet à ne jamais perdre de vue pendant l’ascension. Même point de vue que mes parents et la plupart des gens de mon quartier populaire.  Le philosophe avait les mêmes origines qu’eux. Et que moi d’ailleurs. Même si, avec le temps, j’ai intériorisé la plupart des codes de mon nouveau milieu. Une greffe qui a bien pris. Sans jamais justement me déshonorer. Aucun souci avec mon miroir. Tant que j'avais pas écouté les paroles du prix Nobel de littérature.  Mes petites lâchetés et avalages de couleuvres remontent à la surface. Première fois en trente ans que je doute de mon métier de journaliste. Et de mon honnêteté intellectuelle.

Pourtant durant toute ma carrière, actuellement à mon poste de rédacteur en chef d’un hebdo, du côté de bons sentiments auxquels je crois et défends, je n’ai pas l’impression d’avoir failli à la déontologie du métier. Même si, parfois c’est dur, j’ai toujours la foi en la passion d’informer. L’information est une nécessité, le socle de toutes les démocraties. Certes un enfonçage de portes ouvertes, mais important de le rappeler, encore, et encore ; surtout après que des barbares aient « forcé la porte » d’un journal pour massacrer des hommes et des femmes armées de crayons et stylos. Bref, je pense être droit dans mes bottes de journaliste. Toujours décliné poliment mes invitations au « Dîner du siècle »,  refusé des petits cadeaux et des voyages à Djerba et ailleurs. Rien à me reprocher. En apparence.

Comme la plupart des journaux, mon hebdo vit grâce à des  actionnaires. La presse ne peut  vivre sans apports économiques extérieurs, surtout le support papier. Tout à fait normal de vouloir perdurer économiquement. Le nerf de la guerre. Nous sommes aussi une entreprise. Et, contrairement à ce que pense nombre de citoyens, avoir un actionnaire ne veut pas dire être muselé. Pas une seule fois, nos actionnaires ne sont intervenus pour influer sur notre ligne éditoriale. Nous jouissons d'une totale liberté. 

La seule chose à laquelle nos actionnaires tiennent, demande tout à fait légitime, c’est que notre titre se vende. Vendre beaucoup d’exemplaires  et accorder de la place à des encarts de pub  n’est pas synonyme de vendus. Faut bien faire tourner la boutique. Nous ne sommes pas une association à but non lucratif. Et, à part ceux qui ne passent leur temps qu’à critiquer, personne ne peut être tout noir ou tout blanc.  Toute entreprise, personnelle ou collective, nécessite obligatoirement des concessions et des négociations. Pareil dans l’amour et l’amitié. C’est la vie, comme dit l’adage populaire.  Donc, rien à me reprocher. Excepté quelques  entorses microscopiques à ma déontologie.  Rien de vraiment scandaleux. Sans ces mots de Camus, je ne les aurais même pas repérés. Dérisoires face à la vraie corruption de certains.

Parfois, je vais déjeuner ou dîner  avec l’actionnaire principal de l’hebdo. Un type très sympathique, cultivé et très ouvert, avec qui j’ai de longues conversations, notamment sur notre passion à tous les deux : la peinture. Mais, justement par éthique, ni l’un ni l’autre n’abordons la moindre conversation ayant trait de près ou de loin au journalisme. Encore moins à l’hebdo. N’importe  quel employé de base, dans toute entreprise, peut sympathiser avec  des cadres de la direction. Bien sûr, vous me rétorquerez que ce n’est pas pareil dans un organe de presse ou un actionnaire peut exercer des pressions. En l’occurrence, c’est faux car, je le répéte; depuis la direction des pages de cet hebdo m'a été confiée, aucun  papier censuré. Pas la moindre pression des actionnaires sur la rédaction.

En fait, le système mis en place est nettement plus subtil qu'une quelconque pression.Tout s’est éclairé depuis l’écoute du  testament politique, pour ne pas dire éthique, d'Albert Camus. Mon ami,sincère sans aucun doute dans notre relation, n’a pas besoin d'opérer de pressions sur moi pour occulter certaines infos. Je les exerce fort bien de l’intérieur. Tout seul à me censurer. Et le pire: sans m'en rendre compte. A l'insu de mon plein gré ?

Dernière exemple en date l’histoire du drame de ce gosse sur une plage et, par delà cette image bouleversante d’inhumanité, le calvaire de milliers de migrants. Aussitôt, la rédaction a décidé de se mobiliser pour les migrants et appeler à leur accueil. Nos actionnaires portaient aussi le badge « J’accueille des réfugiés ». Même si eux, comme moi et la plupart de mes confrères ou artistes, n’accueillerons que le haut du panier des réfugiés ; ceux qui nous ressemblent. La majorité des réfugiés, beaucoup de très pauvres encore plus précarisés par la guerre,  iront sûrement s’entasser dans les quartiers populaires, rajouter de la misère là où il y en a déjà trop. Les « pauvres  quelque part » ont du mal avec le pauvre venu d’ailleurs.  Surtout en ce moment où la solidarité a du plomb dans le RSA. 

Il suffit de voir ce qui se passe actuellement pour les camps de Roms. Combien de bidonvilles Boulevard St Germain ou rue Saint Honoré ? Je le déplore mais c’est un fait incontourable. Bien sûr, je risque d’être à contre-courant de ce formidable élan compassionnel auquel je souscris.  Mais, pour le « plus jamais », il me semble important de ne pas nier la réalité, loin de nos dîners en ville. Ne pas se voiler cette face du problème.Même si le dire alimente qui vous savez.

Ces migrants, que mon journal et moi souhaitons accueillir avec sincérité, sont aussi indirectement victimes de notre regard sélectif.  Un regard ne se posant pas sur l’actionnaire principal de l’hebdo : mon ami amoureux des Arts et de la cuisine comme moi, détenant  plusieurs multinationales  en Afrique et au Moyen Orient qui, j’ai du mal à le dire, pillent littéralement des pays entiers. Sans se soucier des habitants, de la flore et la faune. Pilage des forêts, de l’eau (nouvel enjeu d'importance), des énergies fossiles… Tout ce qui peut rapporter, vite et beaucoup. Bien sûr, dans le même temps, ses nombreuses sociétés financent des fondations caritatives-très efficaces sur le plan humanitaire. Pour les détails; il suffit de lire le « Canard Enchainé», « Le Monde Diplomatique » ou de regarder les émissions très explicites d’Elise Lucet. Sans oublier les très bons livres du couple "Pinçon-Charlot".

Un roi privatise une plage en France, un gosse échoue sur une autre. Rien de nouveau sous le soleil des hommes depuis la nuit des temps. Mon ami détient la majorité des parts d’une société très implantée en Arabie Saoudite. Il travaille avec  ce roi d’un pays où sont pratiqués les décapitations, l’asservissement des femmes, la torture des opposants…Toutes ces barbaries dénoncées systématiquement par nos journalistes dans un journal dont il détient la plus grande part de capital. Va comprendre, Charles.

Comme beaucoup de citoyens, je suis sincèrement indigné par le drame de tous ces réfugiés qu’il faut bien sûr accueillir. Pourtant je travaille d’une manière indirecte pour l’un des responsables de leur drame. Donc, je porte une part de responsabilité dans le drame  de tous ces gens.  Pourquoi je me mets à penser ce genre de choses ? Cracher dans la soupe que je sers. Me revoilà revenu chez mes parents et leur honneur « tarte à la crème » servi à toutes les sauces. Putain de vidéo ! Elle me retourne vraiment la tête.  Je remets en cause trente années de bataille. A tel point que je me demande si je vais vraiment écrire cet article et animer la table ronde. 

Albert Camus, je te hais !  Pourquoi tu ne t’es pas contenté d'évoquer le soleil, les belles algéroise et parisiennes, l’odeur de le mer méditerranée, le foot,… ? Avec tes conneries, je suis en train de me faire brûler par le mal si bien décrit par ton ami poète et résistant, René Char : «La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » A 58 ans, j’aurais préféré me contenter de ma place au soleil, si difficile à obtenir.Juste déplacer de temps à autre mon fauteuil pour éviter l’ombre de l’honneur sur mon bureau. Continuer de combattre l’injustice, le nez dans l’assiette servi par mon ami en ne pensant pas à son pillage de régions entières. Sans doute que lui aussi est taraudé par des contradictions devant son miroir. Personne n’a le monopole du doute. Cet homme n'est pas le seul  responsable.Tous responsables.Victimes et acteurs d'un système ?

Ma lettre de démission est prête. Je sais que ça ne changera rien. Les rois continueront de privatiser les plages, pendant que des gosses échoueront sur d’autres.  Je fais peut-être une connerie. Pourquoi me laisser polluer par cette histoire d’honneur? Aujourd’hui, pas d’appli honneur sur nos tablettes. Suis-je lâche ? Pollué par ce que je détestais le plus chez mes parents ? Excès de naïveté ?  Rester et tenter de changer les choses de l’intérieur ? Ne pas fuir et résister?  Continuer le combat serait en effet un bel idéal mais je me sens usé. Usé par une soudaine poussée de lucidité. L’esprit comme atteint d’obsolescence. J'ai perdu l'appétit de changer le monde. Place aux jeunes. Faisons leur confiance.

Désormais, je vais essayer d'être à la hauteur  de votre classe à vous: mes parents Pas compris du tout que votre honneur était un masque pour camoufler vos larmes. La pudeur des démunis n'ayant que la rage, la violence, ou le silence soumis. Jeune con prétentieux, je suis passé à côté de votre tendresse. Que faire ?  Le match est perdu à jamais. Ne me reste plus qu'a inviter vos fantômes dans les musées et les bons restos. Prendre le bon temps qui nous a manqué à tous les trois. Admirer avec vous la beauté du monde.

Faire enfin honneur à votre dignité.

PS) Le mail avec ma lettre de démission se trouve encore dans le dossier" à envoyer". Peut-être préférable de la relire. Ne pas m'enflammer à cause d'un discours prononcé à une toute autre époque que la nôtre. Peut-être juste un coup de fatigue ? Faut du recul avant de prendre une telle décision. Peser le pour et le contre.

NB ) Une fiction inspirée de ce superbe discours  (vidéo d'illustration ) Albert Camus sur le journalisme.

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