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Billet de blog 7 septembre 2024

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Mains d'ombre

D’abord la main gauche. La première à avoir déclaré forfait. C’était il y a deux ans. Les doigts recroquevillés et refusant de s’animer. Il les secouait. Chaque fois, il avait réussi à les réveiller pour pouvoir s’en servir. Accomplir sa tâche quotidienne. Jusqu’à ce matin où elle s’est absentée. Définitivement. Sa main droite vient de s'absenter. Un homme déshérité de ses gestes essentiels.

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Illustration 1
L'ouvrier mort © Edouard Pignon

               D’abord la main gauche. La première à avoir déclaré forfait. C’était il y a deux ans. Elle avait eu déjà quelques signes de faiblesse. De soudaines raideurs. Les doigts recroquevillés et refusant de s’animer. Il les secouait. Chaque fois, il avait réussi à les réveiller. Et pouvoir accomplir sa tâche quotidienne. Jusqu’à ce matin où elle s’est absentée. Définitivement. Pas pour tous les gestes. Capable de prendre une tasse ou un verre, serrer une autre main, caresser un corps, allumer une de ses clopes à rallonge, saluer sur le quai d’une gare… Même avec une raideur, elle arrivait à accomplir des gestes. Sauf certains. Ses gestes depuis une quarantaine d’années. Essentiels.

          Malgré les difficultés, il a pu continuer son travail. Avec quelques aménagements. Bien sûr, le rythme s’est ralenti. Et le rendu n’a plus été le même. L’absence d’une main a influé sur la forme. Au début, ce changement le perturba. En colère de devoir s’adapter à cette absence. Puis il a fini par se résigner. Jusqu’à en faire peu à peu une sorte d’atout : l’ opportunité pour aller exploiter d’autres pistes. Et inventer une nouvelle façon d’œuvrer. Il y a réussi. Transformant une perte en un acquis.

           Aujourd’hui, la droite a elle aussi déclaré forfait. Après des semaines à la solliciter et tenter d’en reprendre le contrôle. En vain. Tu ne vas pas me plaquer toi aussi. On va continuer encore un peu ensemble. Il la regardait et lui parlait. T’es qu’une salope ! Tour à tour des paroles douces ou chargées de colère.  « Ce sont vos tendons et le cartilage. Tout est très usé. On ne peut rien faire. Si ce n’est calmer vos douleurs. ». Sa médecin l’avait prévenu. L’une des dernières à franchir le seuil de son atelier. Parfois en sortir à l’aube.

          Ses mains paumes ouvertes sur la table de la cuisine. Sur les lignes, l’histoire d’un autre. Celle de son père.  « Sans elles, je vais crever. » Un maçon depuis l’âge de 14 ans. Jusqu’à 53 ans. Quand ses mains ont déclaré forfait. Pour finir par lui servir surtout à boire et à tenir sa clope. Son père les fixait et s’adressait à elles à voix basse. Comme une prière. Son fils pensait que c’était exagéré. Voire pathétique. Toujours possible de se reconvertir. La médecine du travail avait spécifié, qu’au vu de l’état de sa carcasse, il pouvait se mettre en arrêt de longue maladie. Lui, qui rêvait de pêche au quotidien, pouvait s’adonner à son plus grand plaisir. Jamais, il a retouché une gaule. Enterré avec ses deux outils de travail. Des mains d’invisibles.

           Contrairement à celles de son fils. Ses mains à lui ont un nom. Et même une image. Des mains en lumière sur le plan international. Elles valent de l’or. Depuis sa première expo. Dans une galerie qui avait accepté de l’exposer. « Le frangin, tu vois, j’aimerais bien exposer un jour ici. ». Toute la famille était à fond derrière son rêve. Des encouragements aussi d’autres proches et des voisins. Sauf de son père. « C’est pas un métier. Juste du vent qui remplit pas un frigo. Pas ça qui payera ton loyer. Et ça fait plaisir qu’à des gens qui ont une belle maison et un frigo jamais vide. Eux ont un vrai métier qui les nourrit. Tu fais fausse route, fils. Les rêves c’est un sport de riches. Trouve-toi un vrai métier. Et surtout pas comme le mien. Un métier qui ne te tuera pas le dos. Le père n’en avait plus jamais reparlé.

          Quelle  joie en recevant un courrier de la galerie dans sa piaule d’étudiant. » Ça a été l’un de mes plus beaux jours, répète-t-il souvent quand on l’interroge sur son parcours d’artiste. Encensant le couple de galeristes ayant pris un risque en exposant un inconnu. Sans lui demander la moindre participation. Et, très rare dans le milieu de la peinture, les galeristes n’ont pas pris de pourcentage. Sa carrière a débuté dans ce lieu. Avec une grande foule au vernissage. La plupart pénétrant pour la première fois dans une galerie d’art. Sa mère avait ameuté toute la famille et leur quartier. Ce soir-là, le père était assis. Seul dans son salon.

         Qu’est-ce que tu as été un con prétentieux. C’est à lui qu’il s’adresse. L’image d’un jeune étudiant dans une paume. Et dans l’autre celle de son père affalé dans un canapé. L’ombre d’un homme au bout du rouleau. Un maçon sans murs se noyant dans la bière mêlé au flux cathodique. Il regardait son père, tour à tour avec un regard condescendant et méprisant. Avec une grande envie de le secouer. Le remettre debout. Réveiller son corps qui avait tant construit, tant donné aux autres. Si fier de participer à l’édification d’une maison, d’une école, d’un hôpital… Il disait «  mes travaux ». Toutes les fins de chantiers en photo et consignées dans un album. Papa, bouge toi. De temps en temps, le père levait la tête. Ses yeux embués de larmes. Pourtant pas du tout le genre à porter sa souffrance en bandoulière. il rebaissait très vite la tête. Parfois, seul dans le noir ; quelques gouttes salées au creux de ses paumes. Ultime pudeur d’un homme fini.

          Dans un « se laisser partir » foutant en rogne son fils. Debout au-dessus du canapé. « Reste pas avachi comme ça. Fais quelque chose. Bouge-toi un peu. Fais-le au moins pour maman.». Son père se contentait d’un haussement d’épaules. Il rallumait une clope et partait en voyage dans la fumée. Un homme pressé de terminer lui aussi en cendres. Enfin ne plus regarder ses mains devenues des poids pour son histoire. Et le quotidien de sa compagne et de leurs quatre enfants. Des proches témoins impuissants face à sa fuite immobile. Le ventre bouffé par la honte de ne sentir plus rien. Qu’est-ce que j’ai été un con. Désormais, il a pris sa place. Recroquevillé dans un fauteuil. Entouré d’un halo de fumée. Face à sa dernière sculpture.

          Aussi démuni que son père. L’ouvrier et l’artiste orphelins de leurs outils. Désormais tous deux accordés par leurs mains. Il lève la tête et dirige son regard vers la cheminée. Sur le manteau, une photo dans un cadre. Sous un soleil du siècle dernier, un couple s’embrasse. Elle en blanc, lui en costume. Un autre cliché à une trentaine de centimètres. Et un quart de siècle plus tard. Son père faisant un bras de fer. Longtemps, il a détesté cette scène. Elle se déroulait dans un repas de famille. On ne voyait pas souvent Papa sourire. La remarque de sa sœur était juste. Je peux la garder, demanda-t-il le jour du vidage de la maison familiale. Un bras de fer gagné par son père.

          Le fils et l’artiste ne le sauront jamais. Ni personne d’autre de la famille. Son père est parti en emportant un secret. Seule une personne vivante est encore au courant. Le fils lui rend régulièrement visite. C’est une centenaire. Ancienne galeriste. C’est elle et son époux qui l’ont exposé pour la première fois. Il la cite souvent. À chaque vernissage, elle est invitée. Une vieille femme assise dans un coin, son verre de bulles à la main. Le corps usé, pas sa curiosité. Elle a un sourire en coin. Dépositaire d’un geste. Celui d'un maçon.

        Et premier sponsor de son fils.

NB : Une fiction inspirée de certaines petites mains. Celles des invisibles. Les mains des  prolos de France et d'ailleurs. Souvent aujourd’hui qualifies de "rien", " sans dents", " beauf ", " viandards", de " en bas", et autres piques de mépris.  Certes pas des êtres parfaits. Ni à mettre sur un piédestal. Sans doute détestables sur de nombreux points. Mais des mains essentielles.  Importantes au quotidien. Comme toutes les autres mains s'activant au chantier du présent.

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