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Chaque saison est la première. Même répétée. C’est peut-être aussi la dernière saison. Il se sert une tasse de café. Encore un homme comme personnage central ? Une critique entendue de lectrices et de lecteurs déplorant-à juste titre- le peu d' héroïnes dans les fictions. Fort heureusement, ça a changé. Et depuis, l'arrivée de nouveaux personnages raccord avec notre époque. Si il vous gêne, vous pouvez lire ou penser elle. Où n’importe quel autre pronom personnel ? Peu importe ici le sexe et toutes les autres identités. Nul besoin de dégainer la machine à contrôler le pedigree de l’autre. C’est juste un être dans son instant.
Un café à la main devant sa fenêtre. Le regard encore ensommeillé. Comme tous les matins. Mais avec une différence avec les onze mois précédents. Sa chair sans la moindre info du monde. Vivant son mois sans médias. Une purge d’actualité annuelle. Qui est-il, elle... ? Compliqué pour les unes, les uns, les unes, et les autres genres, de se séparer de sa machine à étiqueter son contemporain. Comment nous en débarrasser ne serait-ce que le temps d’une lecture ? Après, nous reprendrons nos habitudes. Solitude ou Être ? Que préférez-vous ? Le premier peut revêtir une connotation quelque peu sombre. Tandis que le second ouvre plus de voies. Un beau verbe pour se conjuguer.
Être vient de se lever. Comme depuis le début du mois, un réveil sans le tamis des médias. La ville à ses pieds n’est qu’une ville. Que des hommes, des femmes, d’autres genres, des gosses, qui circulent à pied, à vélo, à trottinette, en scooter ou en voiture. D’autres, travaillant à domicile, des retraités, des handicapés, des chômeurs, ne bougeront pas de chez eux. Et il y a les immobiles, de plus en plus présents sous le ciel urbain, qui sont installés sous des tentes ou des baraquements, au fin fond d’un parking, sous un porche d’immeuble, dans un square… Pas loin d’appartements, maisons, et quelques immeubles de bureaux. Être les croise quand il part bosser. De la fenêtre de son TER, il aperçoit d’autres immobiles. Moins proches que ceux de son quartier. Au fil du temps, il a fini par ne plus les voir. Même quand de temps à autre, il donne une pièce. La routine d’autres passants partout sur la planète. Une ville, plusieurs mondes.
Sortir du lit sans être d'emblée vêtu de mots et d’images d'actualités. Un réveil sans la moindre intrusion officielle dans son intimité. Juste un corps qui a toujours du mal à émerger du labyrinthe nocturne. Être n’est pas du tout du matin. En tout cas, pas avant un océan de café et deux ou trois clopes. Être aime sa purge de janvier. Voir le monde et le vivre sans autre filtre que ses yeux, son ressenti et les échanges avec ses proches et collègues de travail. Plus tous les êtres rencontrés au quotidien.
Être se sent léger. Comme une détox après les agapes des fêtes. Sauf qu'il ne s'agit pas de nettoyer son ventre trop gavé. Pas la moindre info de sa radio préférée ni de ses quotidiens numériques trempés dans sa première tasse de café. Détaché du fil de son info qui accompagne sa journée sur sa petite fenêtre-écran toujours dans sa poche. Rien de tout ça pendant un mois. Aucune des voix écoutées habituellement par Être. Pendant 3o jours, silence radio, papier, et numérique. Nulle critique et colère contre sa radio quotidienne; jamais Être ne lui a fait la moindre infidélité. Depuis le premier janvier, un mois complet de vide d’infos. À la machine à café, Être ne commentera aucun événement. Se contentant d’écouter d’une oreille lointaine.
D’où lui est venue cette idée de jeûne d'infos ? Neuf ans sans radio ni télé. Je n’ai des infos qu’en passant devant les vitrines des tabacs et sur les affichages urbains. Et puis de la famille et des amis qui parlent ensemble. Tu ne peux pas savoir à quel point je me sens mieux sans tout ce parasitage. Pourtant, j’ai été une accro des infos. Et une ardente défenseure de la presse. Je continue encore de la défendre. Importante en démocratie. Mais plus pour ma tasse de thé. Pourquoi ? En fait, combien d’infos réelles, nécessaires, dans tout ce qu’on nous balance au quotidien ? Très peu. Et je trouve que la plupart des journalistes, même des radios publics, pensent et parlent tous et toutes dans la même direction. Comme des journalistes- commerciaux chargés de vendre de l’info et une pensée à nous qui devons penser ça, détester ci, se mobiliser pour tel conflit, négliger ou ignorer telle guerre, voter ça, etc. Complotiste ? C’est ce que me disent mon mari et mes enfants. Si tu refuses l’accès des médias à tes oreilles, ton regard, tu deviens complotiste. Ou carrément ennemi de la démocratie. Si vous voulez. Déconnectée du monde ? Non. Il y a mes proches, mes élèves au collège, et un tas d’autres gens. Plus les artistes qui me parlent du monde. Je me sens complètement connectée à ici et à mon siècle. C’est l’exemple de sa sœur qui lui a donné l'idée. Celle que Être a traitée de foldingue parano. Refusant de la fréquenter plusieurs années. Avant de l’imiter, chaque mois de janvier.
Encore vingt jours de diète. Toi, tu fais du bien à ton foie. Et moi à ma tête. C’est ce que répond Être à l’un de ses amis -pratiquant « le mois sans alcool » - s’inquiétant de ses éventuelles dérives complotistes. Loin d'être le seul à ne pas comprendre son mois sans médias. Au début, Être se justifiait. Puis d’année en année, juste en réponse un haussement d’épaules et un petit sourire. Conscient de vivre dans un siècle ou l’étiquetage, le jugement hâtif, la pensée en meute, sont devenus monnaie courante. Si tu ne penses pas comme moi, si tu ne rêves pas comme moi, si tu ne dis pas noir ou blanc, si tu ne pointes pas ton index dans la même direction que moi, si tu n’emploies pas les mêmes mots que moi, si tu ne ris pas comme moi… Rien de nouveau en réalité. Avec peut-être une accentuation en notre jeune siècle. Pourtant, grâce à Internet, on peut tout dire. Chaque individu disposant de sa « machine à communiquer ». Pour le meilleur et le pire. Étrange donc que, dans notre ère d’hyper communication, que la parole soit aussi peu - réellement - libre. Les mots et les images devant impérativement rentrer dans des cases. Du bon ou mauvais côté. Pour ou contre, point barre. Pas de peut-être que... Avec de nouveaux « physionomistes de la pensée ». Filtrant les entrées. Pensée correcte exigée.
Désormais, Être a besoin de ce mois sans infos. Comme d’autres vont en Thalassa, pratique le yoga ou la médiation, etc. Son espèce de lavage de millions de mots et d’images. Tenter d’effacer le plus possible tout ce qu’on lui a dit et montré durant tout une année. Une forme de dépollution. Même si tout n’est pas que pollution dans les médias. Pas du tout d’accord avec sa sœur qui met tous les journalistes dans le même sac à manipulation et vente de leurres. Les médias ne font pas que polluer ; ils nourrissent aussi la pensée, permettent de se poser des questions, peuvent aider à l’esprit critique, et d’autres apports. Mais pas d’autres solutions pour Être de se dépolluer de tel ou tel matraquage journalistique, des fake news et autres manipulations, qu’une abstinence totale. Un sevrage pour repartir avec un cerveau détoxifié. Prêt à reprendre sa dose d’infos.
Que s’est-il passé dans le monde cette nuit ? Être ne le sait pas. Contrairement à la nuit de ses voisins du dessous. À l’intensité des cris et le grincement de leur lit, elle a été sans doute très bonne. Que se passe-t-il en ce moment dans le monde. Un couple de tourterelles vient de se poser sur le marronnier. Serrées l’une contre l’autre pour se protéger du froid. Plus bas, à quelques mètres, un homme est assis sur un banc. Un gobelet fumant dans sa main. À ses pieds, un sac à dos et une tente repliée. Une femme, gérante de l’épicerie de la rue, sort avec un thermos. Elle lui rajoute du café. Il la remercie d’un hochement de tête. Elle lui tend une clope. Tous les deux fument. Chacun le regard sur les passants. Des gosses se rendent à l’école, un cadre en costard sur sa trottinette, une femme courant en tenue de jogging, un livreur poussant un diable… Le monde est aussi là. Sans la voix de sa « maîtresse radio ». Ni les mots de son quotidien en ligne. Rien qui ne s'immisce dans l’ici et l’instant. Le monde vécu en direct par son corps.
Être ouvre la dixième case de son calendrier. Large sourire en découvrant l'image du jour. Plusieurs photos mêlées. Une création de sa fille de 19 ans. Tiens, c’est ton calendrier de l’avent pour ton jeûne d’infos. Être et sa fille ont éclaté de rire. À chaque case, une ou plusieurs images de journaux papier ou des captures d'écran sur Internet, des mots d’un article ; le tout flouté et méconnaissable. Sur chaque collage, elle a rajouté des personnages peints en noir. Un clin d’œil à Pierre Soulages, son peintre préféré. Dans ses toiles, je vois plus le monde que dans n’importe quel écran, a-t-elle dit un soir. Avant d' annoncer qu’elle lâchait Sciences Po et une carrière de journaliste s’annonçant brillante, pour parcourir la planète avec un appareil photo et un carnet de dessins. Depuis, elle est serveuse pour payer son voyage.
Une claque pour ses parents. Et le reste de la famille. Être l’a très mal pris. Rêvant d’entendre un jour la voix de sa fille sur ses ondes préférées ou de la voir sur l’un de ses chaînes télés préférées ? Sans doute cette petite envie de pénétrer par procuration les coulisses des médias. Comment est-il ? Et elle ? Aussi sympa dans la vraie vie que sa voix à la radio ? Se glisser à travers sa fille de l’autre côté de son radio-réveil. Mais Être n’a jamais laissé filtrer sa déception. Avec même une certaine fierté de la détermination de sa fille, capable de lâcher la lumière programmée pour courir après le sens de son histoire unique. Chaque jour, Être ouvre une case. Avec la surprise finale
Quel monde à la trentième case ?