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« On parle parfois de la cruauté de l'homme, et on la compare à celle des fauves : que c'est injuste pour ceux-ci ! Les fauves n'ont pas la cruauté artistique des hommes.»
Fédor Dostoïevski
Nombre d’organes peuvent être greffés. Jamais l’enfance. On ne peut pas en greffer une nouvelle. Ni changer ses premiers pas. Une enfance détruite est gravée entre deux paupières. Plus ou moins visible sur le regard. Une inscription à perpétuité. Comme pour elle. Et de celui qui s’est servi de son enfance comme d’un jouet. Une gosse-objet entre ses mains. Un jouet de chair à jamais cassé. L’acte de son destructeur d’enfance se trouve aussi dans le regard sur la photo. Et son corps telle une carapace. Vous avez sans doute deviné de qui il s’agit. Donner leur nom ? Ce texte n’est pas là pour juger. Je ne suis pas juge ni victime ou proche des victimes. Même si j’ai mon intime conviction. Mais elle n’a pas valeur de vérité. La justice fait son travail. Les médias aussi. Ceci est une juste une interrogation.
Sans doute un réflexe de romancier. La fiction a besoin de se glisser sous toute sorte de peaux. De la victime au bourreau. Une peau appréciée ou haïe. Beaucoup d’auteurs et d’autrices de fictions développent une forme d’empathie fictionnelle. Besoin de visiter même le pire dont est capable notre espèce. Bien sûr nulle obligation de se mettre dans la peau du bourreau. Mais une bonne façon d’interroger les mécanismes de l’inhumanité – quelle que soit son échelle. Cependant pas que les artistes à être légitimes pour ce genre de plongée dans les noirceurs de l'âme humaine. Même si plupart du temps, nous avons tous tendance à nous projeter dans la peau des victimes. Avec toujours cette appréhension que ça puisse se produire sur ses proches ou soi. Une projection naturelle. Et tant mieux. On ne va pas le plaindre ; c’est souvent la formule pour évoquer le bourreau. Tout à fait normal que la priorité empathique soit pour sa victime. Priorité à penser d'abord à l’être écrasé. Un signe de bonne santé de notre espèce humaine.
Se glisser dans l’histoire du bourreau est plus complexe. Pourtant important. Car le bourreau n’est pas un extraterrestre. Donc un semblable. Ce qui peut amener à s’interroger. Quelle est ma part de bourreau potentiel ? Ou à moindre niveau, s’interroger sur ses petites ou plus grandes perversités à l’égard de l’autre. La perfection et la pureté n’existant chez aucun individu. Exceptés chez les « non encore nés ». Se pencher sur la figure du bourreau (salaud, ordure, fumier, et autres synonymes) c’est aussi chercher les façons de faire en sorte qu’il y en ait de moins en moins. Et quelles seraient les façons d’éviter de radoter le « plus jamais ça » à grande ou petite échelle. Deux éléments me semblent essentiels. Lesquels ? L’éducation et la culture. Une porte ouverte ? C’est vrai. Pas le premier ni le dernier à évoquer ces deux éléments. Au siècle dernier, une phrase a été attribuée à un « grand ami des artistes et de l’humanité » qui sortait son revolver quand il entendait parler de culture. Autre temps, autres us et coutumes. Toutes proportions gardées; de nos jours, on dégaine la calculette ?
Revenons à ces deux êtres liés par l’horreur. Elles et lui sont d’autres. Toujours trop nombreux dans ce « duo destructeur ». Ils portent en eux les victimes et les bourreaux en ce moment. Ou à travers le passé plus ou moins lointain. Elle et lui ne sont pas les seuls représentants de la destruction. Leur procès très média-visibilisée cache la forêt de souffrances similaires ? Sûrement en partie. Les médias préférant enquêter sur la souffrance plus peoplisée rapportant plus en termes d’audimat ? C’est une question à se poser. En effet, la souffrance des peoples aimante beaucoup de regards. Le voyeurisme habituel sur leurs vies dorées semble s'être déplacés sur leurs perversités et violences. Qui a violé qui ? Parfois en filigrane une petite vengeance de certains « invisibles de milieux modestes » n’ayant pas la vie aisée de stars du cinoche. « Vous possédez tout, la gloire, le fric, la notoriété, mais vous souffrez quand même. ». Avec le sentiment de la réparation d’une injustice sociale ?
Cesser d’évoquer les souffrances du milieu du cinéma et du spectacle? Non. Leur douleur n'est pas à négliger. Mais pourquoi pas faire autant de unes sur les mêmes souffrances en quartier populaire. Les acteurs et actrices n’ont pas le monopole des enfances ravagées. Néanmoins indéniable que des souffrances média-vibilisées permettent de progresser. Un progrès à terme pour la majorité. La libération de leur parole avec beaucoup d’écho permet d’éclairer la forêt des êtres blessés. Voire détruits à jamais de l’intérieur. Des paroles publiques peuvent agir sur la réalité. Jusqu’à pouvoir secouer la masse de déni et changer les us et coutumes destructeurs. Parole de l’intime et de l'universel meurtri. D’autres peuvent s’y projeter. Après l’éclairage, la justice à tous les étages.
Leurs deux visages et corps m’ont paru pour le moins étranges. Une vision sûrement mêlée d'irrationnel. Que moi à ressentir cette impression ? J’ai posé la question autour de moi : quelques impressions similaires à la mienne. Face à des êtres « mi-humains mi-monstrueux ». Tous les deux portent la même chose que certains destructeurs et détruites (le plus souvent des femmes) loin des caméras. Une constatation – peut-être basée sur une mauvaise interprétation – en croisant tel ou tel être détruit ou destructeurs. Qu’il en parle directement ou qu’on l’apprenne par des tierces personnes. Ce n’est pas une constatation uniquement dans le cadre des violences sexuelles. Ça peut-être des meurtres ou des blessures sur personne. Quel est ce point commun entre les victimes et leurs bourreaux ? Quand l’horreur génère une forme de masque monstrueux. Sur le visage qui a détruit. Mais aussi le destructeur.
Même constatation sur les visages refaçonnés par la guerre. Des conflits d’hier et d’aujourd’hui. Les quelques bourreaux de massacre de masse portent un masque très étrange. Plus vraiment humain. Mais pas non plus totalement monstrueux. Déstabilisant, car ces bourreaux sont des semblables. Nés de la même manière que nous, ils ont un nom, un prénom, une enfance, etc. Nullement un scoop d’affirmer que les bourreaux ont eu le même genre de débuts que la majorité d’entre nous. Nos semblables comme leurs victimes ; elles aussi portent une espèce de masque. Rares les visages ne reflétant pas des blessures profondes. Certes des masques différents en de nombreux points de celui de leurs bourreaux. Toutefois avec cette espèce d’impression d’une humanité bouffée par sa part de monstrueux. La patrie de l’innommable au fond d’un regard détruit ?
Dans tous les cas, l’irréparable. Ce que la justice, l’empathie, la compassion, la psy, la religion, ne pourront jamais rendre. Un irréparable qui s’est logé au fond de la solitude d’un être blessé à perpétuité. Comme l’amputation d’une enfance. Quelle que soit la qualité du chantier de reconstruction, il ne peut s’agir que de colmatage. Pour permettre à une chair violentée de rester debout et si possible, d’avancer, ne pas rester englué sur sa parcelle de souffrance. Une progression le plus souvent accompagnée d’ombres qui ralentissent plus ou moins une histoire. Parfois, ces fantômes du passé érigent des barrières ou font trébucher. Certains réussiront à contourner l’obstacle et à se relever. Contrairement à d’autres confinés dans leur espace de souffrance. Inégaux face à l’irréparable ?
Recoudre le tissu de « la nuit de son histoire ». Tout en sachant que certaines parties ne seront que rapiécées. Que du raccommodage. Néanmoins, sans ce fil et ses coutures, les déchirures coloniseraient toute sa chair. Quelle que soit la violence subie. Jamais simple de se recoudre. La plupart du temps, on a besoin d’autres mains que la sienne ou celles de ses proches pour tenir l’aiguille. Des doigts qui tentent de consolider la chair encore vivante en soi. C’est là où des psy, la justice, des journalistes (révélateurs de l’horreur et l’abominable), des politiques, et autres recouseurs et recouseuses, ont leur rôle à jouer. Sans ces petites et grandes mains rapiéçantes, beaucoup d’histoire resterait entièrement déchirées. Des personnes nécessaires pour rendre l’irréparable le plus vivable possible. Toutefois d’autres mains recousent. Le plus souvent, elles opèrent à distance. Dans leur atelier de solitude. Qui sont ces aiguilles solitaires ?
Les poètes et poétesses. Tissant des mots sur l’innommable. Sans la prétention d’apporter des solutions. Ni de porter le moindre jugement. Juste se pencher sur la plaie. Celle de notre inhumanité récurrente (chaque être a sa part en sommeil ou plus ou moins active) de petite ou de grande envergure. La poésie aussi comme scalpel. Pour creuser dans les profondeurs de la noirceur. Et après ce plongeon en zones sombres, remonter à la surface. Puis changer d’outil et prendre l’aiguille du métier à tisser du sens. Mais aussi de la beauté. Un éclairage de mot. Certes pas pour guérir. La parole ne guérit pas. Elle n'ouvre que des fenêtres. Pour chercher le bleu dans la nuit. Une parole pour éclairer le chemin. Ne pas uniquement recoudre sur sa nuit. Mais indiquer aux être blessés la route de l’aube.
Le reste du chemin en soi ?