Mouloud Akkouche
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Billet de blog 8 mai 2023

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Malaugens

C’était son surnom. Gamine, je croyais que Tonton avait mal aux dents. Dès que quelqu’un lui demandait pourquoi il ne se marrait jamais, il esquissait un sourire et répondait : j’ai mal aux gens. Pas un homme à générer de la sympathie, au contraire.Tonton Malaugens toléré en bout de table. À condition qu’il ne parle pas trop. Ça tombait bien ; c’était un taiseux. Quasi-invisible.

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           C’était son surnom. Gamine, je croyais que Tonton avait mal aux dents. Dès que quelqu’un lui demandait pourquoi il ne se marrait jamais, le regard toujours sombre et ailleurs ; il esquissait un sourire et répondait : j’ai mal aux gens. Pas un homme à générer de la sympathie, au contraire.Arrête de nous gonfler avec tes saigneurs  et tes saignés. Tu radotes. Perds pas ton temps avec ces trucs à la con.Tes voyages et tes bouquins t’ont bouffé la tête. La vraie vie c'est pas ça. T’étais vraiment plus drôle quand t’étais gosse. Une des rares engueulades entre mon père et lui. L’oncle étrange dont chaque mot inquiète. Va-t-il encore plomber l'ambiance avec « sa politique » ? Tonton Malaugens toléré en bout de table. À condition qu’il ne parle pas trop. Ça tombait bien ; c’était un taiseux. Quasi-invisible.

    Un garagiste retraité vivant seul dans une maison aux volets toujours fermés. Dont une vingtaine d’année avec une femme, avant qu’elle ne claque la porte. Sa seule famille était sa sœur, ses deux frères, et ses nièces et neveux. Il ne recevait jamais de visite. Une solitude traversée par des chiens et des chats. Et une foule de livres.

     En fait, je le connaissais très peu. Avant ce jour de fête. Mes parents avaient organisé une soirée pour mon entrée à Sciences Po. La première de la famille a traverser la frontière du Bac. J’étais très heureuse de ce moment autour du barbecue. Au cœur de mon histoire. Je ne les lâchais pas. Persuadée que nous rentrions tous ensemble dans cette école prestigieuse. Intégrée avec notre monde. Emportant même le barbecue.

    Le meilleur moyen de changer le monde, c’est de se coller une balle dans la tête. Et après de ne pas bouffer de Barbaque, balancer vos smartphones, arrêter de vous envoyer des mails et des photos pour vous sentir vivant, vous servir de vos pieds, ne pas vous gaver aux fêtes de fin d'année, ne pas partir en vacances avec vos bagnoles, prendre moins de douches, etc, etc, etc. Vous commencez quand à changer ?

    Tous les regards s’étaient tournés vers Malaugens. Le seul à ne pas être dans le bain festif. Ma mère qui l'aurait bien baffé.  Je savais que sa provocation était surtout adressée à moi. Juste après mon petit laïus expliquant mon choix d'orientation. Si t’es pas content le rabat-joie, elle est là. Mon père, le visage rougi par les fumées de la cuisson, pointait le doigt vers le portail. Malaugens posa son verre de rosé sur un bord de fenêtre et sortit sans un mot. Après son départ, un silence très lourd. Les regards se fuyant les uns les autres. Allez, on se met à table pendant que c'est chaud. Ma mère avait brisé le silence. La fête repartie.

    Hé !

     Il s’était arrêté. J’étais essoufflée. Retourne à ta fête. Au lieu de perdre ton temps avec le vieil oncle qui sert à rien. Je l’avais regardé droit dans les yeux. Je sais très bien de ce que tu penses de mon école. Et tu n’as pas tort sur tout. Mais, moi, j’y vais aussi pour la changer de l’intérieur. Pour qu’on entende notre voix à nous. Il avait esquissé un sourire. Glisse-toi dans la gueule d’un loup et essaye de dialoguer avec ses dents. Il finira par te bouffer et te digérer. Puis tu te transformeras en une louve à ton tour. Pour faire la même chose. J’avais secoué la tête. Très en colère. Tonton, t’es vraiment un con. C’est pas avec des gens comme toi que le vieux monde va tomber. Il avait haussé les épaules et continué son chemin. Sa maison à une dizaine de minutes à pied.

         Tu as raison, ma nièce. Ce n’est pas avec moi que le vieux monde tombera. J’ai pourtant essayé. D’abord en cherchant à comprendre qui j'étais en me frottant à la planète. Armé de mon regard et de livres. Avec un but : surtout ne jamais devenir un nouveau sujet de la race des saigneurs. Ceux qui, de gauche ou droite, ont assujetti depuis des générations la race de ceux dont je fais partie. De la race des saignés. Préférant crever que de donner mon corps aux saigneurs. Tout ça pour revenir ici et reprendre le joug de mes ancêtres. Pourquoi ? Parce que je fais partie de la race des saignées. Ma colère et ma lucidité n’ont servi à rien. Si ce n’est à perdre ma joie de gosse.Et vous laisser un monde en très piteuse état.

        Fais comme tu sens. Peut-être que ta vision et tes combats changeront ce putain de monde. On ne sait jamais. Et puis tes parents, tout le reste de la famille, sont si heureux. Et si fiers. Pourquoi polluer leur plaisir, le tien, avec ma lucidité impuissante et inutile? D’autant plus que je les aime tes vieux et les autres. Même si on se prend souvent la tête avec le p'tit frangin. Du même sang, pas du même rêve. C'est comme ça. Mon frangin, ton père, est un mec bien. Un homme de parole. Je vous aime tous. Mais qu’on ne me demande pas de participer au spectacle du naître libre et égaux, le devoir électoral, et toute la soupe à illusions et promesses non tenus qu’on nous sert en boucle. Chacun est libre d'y croire ou non. Pour moi, c'est fini. Plus du tout le temps ni l'envie de croire à leur blabla. J'ai détourné le regard de leur vitrine à billets et ego. Autre chose à regarder, penser, aimer... Mais tout ce que je dis est sans intérêt. Sauf pour mon miroir.

       Bonne route à toi ma nièce adorée.

       Tonton Rabatjoie

      Sa lettre deux jours après dans la boîte aux lettres de chez mes parents. Portant le cachet de la poste centrale de la ville. Je l’ai aussitôt appelé. Sur répondeur. J’ai laissé un message. Resté sans réponse. Je suis allée chez chez lui. Que ses deux chiens pour m’accueillir. Comment lui répondre hors de la famille ? Par mail ? Il n’avait pas d’ordinateur ni de téléphone connecté. Fallait que je lui dise quelque chose tout de suite. Pas des mots réchauffés. Je suis allé au bar le plus  près de chez lui. Vous n’auriez pas un stylo et des feuilles ? Le patron avait souri. C ‘était ma première lettre sur papier.

       Suivie de très nombreuses autres. Nous avons correspondu pendant plusieurs années par courrier. Vivant dans la ville, je faisais un détour pour la mettre dans sa boîte aux lettres. Lui toujours avec le cachet de la Poste. Puis, par la suite, je lui envoyais des enveloppes, avec des timbres de nombreux endroits de la planète. J’étais assoiffée de monde et des autres, comme lui.  Une grande voyageuse mais d'ambassade en ambassade. Personne n’a été au courant de nos échanges. Il n'avait gardé aucune de mes lettres. Notre secret à perpétuité.

      De temps en temps, on se voyait chez mes parents. Des regards complices entre nous deux. Les cheveux de mes parents blanchissaient, le ventre de mon père grossissait, le barbecue rouillait... Malgré les coups de crocs du temps et les difficultés d’un couple «  saigné à crédits » pour ne pas sombrer, leur joie ne voulait pas abdiquer. Comme d’autres membres de la famille, des voisins, des copains, tous réunis dans le petit jardin, pour partager… Comme disait ma mère : nos p’tits bonheurs à nous que personne nous taxera. Le verbe taxer dans son acception populaire. On se marrait bien à Notre maison. Sauf Malaugens.

        Beaucoup plus joyeux dans Ses lettres. Un homme dont l’humour et la tendresse ne filtraient qu’à travers l’écriture. L’un de ces courriers m’a marqué. J’y pense souvent dans mon grand bureau au ministère. Autour de toi, tu auras des gens brillants. La plupart brillent comme des vitrines. Pour se vendre et vendre les produits de leur famille. Parmi celles et ceux que tu côtoieras, il y aura aussi celles et ceux qui essayeront d’éclairer. Tourner vers les autres le monde. Des phares. Devenue une louve ou un phare ? Sans doute métissée. Pour l’instant, je tiens le grand écart. Combien de temps encore ?

    A la sortie du cimetière, le barbecue nous a encore réunis. Faisait chier le Malaugens, mais plus le voir me fout déjà les boules. On a jamais assez de temps pour dire je t'aime aux gens qu'on aime. C'était lui qui avait raison. Mon père parlait d'une voix plein d'assurance. Une colère froide. Contre lui. Soudain conscient de la réalité de ce qu'il lui disait. Pas que du délire. Sa colère aussi contre les saigneurs dont lui parlait son vieux frangin. Ceux avides du temps de la sueur de certains corps. Il avait les yeux rougis. Sans la moindre larme. Jamais je ne l'avais vu dans un tel état. Bon, alors, on se le boit ce coup ! Ma mère toujours à ramener toute la bande vers les bonheurs irréductibles. Sa mémoire fut bien arrosée. Avec des rires jusqu’aux étoiles. Les larmes à l'ombre solitaire.

     Tu sais, ma nièce, je ne demande pas grand-chose. J’en ai parlé à la famille. Ils se sont contentés d’un sourire en se disant encore un délire de Malaugens. Pourtant pas une blague. À mon avis que toi qui pourrais le faire. Mais ne culpabilise pas si tu n’accèdes pas au dernier désir du tonton. En plus, je ne serai pas là pour le vérifier. Ni t'engueuler.

  Sa demande revenait souvent à la surface. Surtout quand je passais devant chez lui en voiture. Jusqu’à ce je finisse par la réaliser. Prévenir la famille ? Ils auraient refusé. J’ai décide de tout organiser seule. Une surprise pour tous. Bonne ou mauvaise. C’était son dernier pied de nez au monde. Ça en fait marrer certains. D’autres plissent le front devant sa tombe. À la lecture du petit rajout à son patronyme.

J’ai mal aux gens.
Et vous ?

NB : Une fiction inspirée des Malaugens de bout de table. Ou au contraire occupant le centre de la conversation. Des femmes et des hommes joyeux ou tristes. Sympathiques. Emmerdeurs. Sentencieux. Doctes. Simples. S'écoutant parler. Sachant écouter. Culpabilisant la tablée. Sérieux et drôles. La douleur des autres qu'un prétexte pour exister ?  Il y a toutes sortes de Malaugens. Les sincères toujours bien évidemment doués d'empathie. Se mettre à la place de l'autre n'est pas un voyage facile. Mais toujours enrichissant. Pour l'autre et soi. Même un voyage sous la peau du pire des êtres est enrichissant. Faut de tout pour faire une tablée humaine.

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