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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 8 juin 2015

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Un fils à la patte

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Je le porte depuis plusieurs semaines. Pas tous les jours, quelques heures quand il sort. C’est le bracelet électronique de Simon, mon fils. Normalement,on peut pas l’enlever. Mais lui est très doué de ses mains. Il a réussi à le retirer sans déclencher l'alarme. Je pensais qu’il aurait pu juste le laisser dans sa chambre et sortir. Trop simple. Ce nouveau modèle de bracelet réagit à la chaleur humaine ou animal. D’ailleurs, un condamné  je sais plus où en Amérique du Sud l’avait mis à une poule dans son poulailler pour aller dealer. Pas Simon qui récidivera. Il a réellement changé. Plus du tout le même qu’en rentrant en prison. Conscient de ses erreurs et prêt à se construire.

Au début, il était pas d’accord que je mette son bracelet. Ça le gênait énormément. C’est moi qui ai insisté. Je savais  qu’il avait rencontré une fille à son nouveau boulot. Il se voyait que la journée. Pas très commode pour commencer une histoire. Chaque fois obligé de décliner ses invitations. En plus, elle était mariée, un enfant en bas âge, et en instance de divorce. Il pouvait faire leur p’tites affaires que dans un hôtel. Et aux heures où il devait être à la maison. Simon avait fini par accepter ma proposition.

C’était surtout  sa violence qui l’avait conduit en prison. En plus d’être une force de la nature, il avait pratiqué des sports de combat. Son père, ancien para, l'y avait inscrit. Et même installé un sac de frappe dans la maison. Je veux pas que tu fasses des sports de tarlouze, mon fils. Il lui avait appris aussi le maniement des armes. Une formation à domicile où tout le monde marchait à la baguette. Simon  avait une grande admiration pour son père. Et une énorme trouille. Il voulait lui ressembler. Etre une tête brûlée comme lui. Un homme violent qui avait peur de rien. Cela dit, jamais il avait porté la main sur Simon, ni sur moi. Le seul miroir honnête c’est ta cuvette des chiottes. Faut avoir confiance en personne mon fils. Marche seul mon fils. Un homme, ça meurt debout.  Tous les jours, il lui assénait des phrases de ce genre. Son rêve était que son fils intègre la légion étrangère ou les unités spéciales de l’armée. Un avenir bien programmé à l’avance. Tout ce que lui avait raté.

Sauf que son père est mort quand Simon avait 15 ans. Son idole qu'il croyait immortel venait de disparaître. Elle laissait derrière elle un gosse paumé. Un ado  bombe à retardement. Il resta abattu pendant des semaines, prostré dans sa chambre. Puis, peu à peu, il commença à sortir. Fréquenter tous les gosses du quartier que son père lui interdisait de voir. Très vite, toute la violence, canalisée par l’admiration et surtout l’obéissance à son père, explosa. Il passait son temps à se battre. Respecté par sa force et aussi sa pratique des armes, il trouva très vite une place de choix dans la hiérarchie des racailles du quartier. J’avais planqué les armes de son père mais il avait réussi à en retrouver deux. En quelques semaines, il devint l’un des plus grands caïds de la ville. C’est là qu’il commença à braquer. Un soir, le patron d’un Kebbab refusa de donner sa caisse. Il le roua de coups. Ce fut sa première peine de prison.

Lors de ses premières incarcérations, j’allais le voir au parloir chaque semaine. Mais, dès qu’il ressortait, il replongeait. En plus, il envoyait ses amis du quartier pour planquer des trucs à la maison. Un enfer permanent. J’ai craqué et j’ai déménagé sans laisser d’adresse. Fait une croix sur mon fils unique. Ma plus grosse douleur. Je réussis à tenir à coup de cachetons. Sans eux, je serai morte. Ils m’aident encore à tenir le coup. J’avais fini par l’oublier et changer de vie. Une renaissance.

Jusqu’à la lettre reçue trois ans après mon déménagement. Il m’avait retrouvée grâce à l’un de mes cousins. J’étais persuadée que c’était pas un courrier de mon fils. Impossible que Simon ait pu écrire ce genre de choses. Rien à voir avec la brute épaisse que je connaissais. Son père en miniature ;  peut-être même pire car, contrairement à lui, Simon n’avait pas déchargé sa violence à l’abri des regards,  dans des jungles africaines. Une deuxième lettre arriva, puis d’autres. Je ne répondis pas. Un jour, je reçus celle d’un éducateur m’expliquant que, pour cause de bonne conduite, Simon avait bénéficié du bracelet électronique. Mais il lui fallait absolument une adresse et quelqu’un pour l’héberger. Hors de question. Je répondis à son éducateur que je refusais. Il voulut me rencontrer. Après l'avoir vu, je changeais d'avis. J'allais chercher Simon à sa sortie de prison.

Plus du tout le même. Nous avons beaucoup parlé, rattrapé des années de silence. A maintes reprises, il évoqua la relation à son père, surtout sa fascination maladive pour lui. Il m’a jamais pris dans ces bras, ni fait un compliment. Un déclic s’était opéré en prison. Sans doute une prise de conscience liée à cet éducateur ; il ressemblait physiquement à son père. Deux mois après son arrivée, Simon avait un boulot comme homme d'entretien dans une entreprise. Grâce à un coup de fil de son éduc.

Tout allait bien. Sauf que, même s’il prenait sur lui, je savais que sa violence était toujours présente. Cachée mais, pas loin, prête à ressurgir à tous moments. Inscrite dans sa chair. J'étais pas rassurée du tout. Dès qu’il avait une contrariété, vu une scène difficile à la télé, les veines de son front se tendaient comme des cordes sous la peau. Il baissait la tête pour éviter mon regard. Lui-même m’avait avoué qu’il avait peur de ses réactions. La bête toujours en lui.

Ses cigarettes en boucle comme calmant.

         Malika est sous la douche. Troisième fois qu’on se retrouve à l’hôtel tous les deux. Aurait-elle accepté de coucher avec moi en voyant mon bracelet ? J’en sais rien. Faire l’amour avec ce truc là ? Jamais de la vie. Imaginer que l’alarme s’enclenche à ce moment là. Quoi que ces nouveaux bracelets, plus performants que les précédents,  ne sonnait pas à tout bout de champ. Mais ça pouvait arriver. Sûr que j’aurais pas pu bander  en pensant à cette éventualité.  On se serait contentés de jouer à touche pipi comme des gosses dans les chiottes de la boîte. A plusieurs reprises, elle voulait qu’on se retrouve après le boulot. Je savais qu'on serait pas allés qu'au restau. Nos corps voulaient aller plus loin. Impossible avec mon maton collé comme une sangsue au mollet. Chaque fois, j’inventais une excuse bidon. Un jour, elle me demanda si elle me plaisait pas. Je sus pas quoi lui répondre. A quoi bon continuer ce jeu. J’en avais parlé à ma mère. Et c’est elle qui a eu l’idée.

Evidemment, je préfère le bracelet à la cellule. Surtout par un été de canicule comme celui là. Même s’il y a beaucoup d’inconvénients. Pas un cadeau tout doré de la justice. Faut se le fader ce truc là au quotidien. Au boulot, la plupart des collègues sont tous en short et bermuda à cause du cagnard. Toute la journée, je porte un pantalon et des chaussettes montantes. Toujours à avoir la trouille que quelqu’un le voit. Seul le chef du personnel est au courant. Un type dur mais apparemment honnête. Le jour de l’embauche, il m’avait fait comprendre qu’il garderait ça pour lui, que mon passé l’intéressait pas mais qu’il tolérerait aucun retard ou un boulot de mauvaise qualité. Je tenais bien la cadence. Il parlait même d’un CDI.

Malika sort nue de la salle de bains. Plein de gouttes d’eau sur le corps. Elle s’assoit à côté de moi sur le lit. Son sourire et la lumière de son regard ne ressemblent pas à ses yeux de tueuse au boulot. Etrange de me retrouver avec cette fille si différente de moi. Elle est directrice commerciale de l’entreprise. Une femme redoutée par ses collègues, elle mène tout le monde à la baguette. Tout de suite, j’ai été attiré par elle. Evidemment d’abord par son cul et ses seins mis en valeur par des fringues classiques et sexy en même temps. Un peu comme certaines ministres ou femmes de pouvoir qu’on voit à la télé. Mais elle m’intimidait. J’arrivais pas à la regarder dans les yeux ; Peur de dire ou faire une connerie en sa présence. Je perdais tous les mes moyens.  En plus, elle avait au moins vingt ans de plus que moi. Tout petit face à cette femme.

C’est elle qui a fait les premiers pas. Ça s’est passé un matin dans son bureau. Sans quitter son écran des yeux, elle m'avait dit où était le câble à changer. Je l'entendais parler au téléphone. Une voix sûre d'elle, très autoritaire. Une vraie battante. A genoux face au mur, j’avais senti une main sur l’épaule. Elle avait fermé la porte.

Au moment de quitter la chambre d’hôtel, je sens qu'elle traîne. Sur le parking, elle me prend le bras. Je n'ai pas envie de rentrer chez moi ce soir. Plus une gamine qui a la permission de minuit. Je souris en pensant à ma mère qui m'attendait. En rentrant, je reprenais le bracelet. Avec mon père, même pas la permission de minuit. Il me surveillait tout le temps. Et pendant ces déplacements, il obligeait ma mère à respecter ses consignes. Elle, plus cool, me laissait la permission de minuit. Quelques fois, il appelait pour savoir si j’étais bien là. Quand j’étais dehors, elle réussissait toujours à le baratiner. Il a jamais su pour mes rares virées nocturnes. A 26 ans, elle continuait de me couvrir. Je m'en voulais de la mettre dans cette situation. En plus, s'il arrivait quoi que ce soit, elle serait considérée comme complice. Vivement que cette histoire s’arrête.

Que lui répondre ? Elle voulait aller au restau, manger un plateau de fruits de mer. Tu vas voir. C’est un super restau face à l’océan. J’ai refusé. Pensant que c’était à cause d’un problème de fric, elle se proposa de me le payer. Je bottais en touche en lui expliquant que j’étais fatigué, plutôt une autre fois.  Ma voix tremblotait. Jamais été un très grand spécialiste du mensonge. Loin d’être un rusé.

Elle insiste.

         Impossible de dormir. Comme quand il sortait avec ses copains du quartier. Je savais bien qu’il faisait que des conneries avec eux. Souvent, je restais sur le balcon à épier les voitures. Quand il découchait, il prévenait très rarement. Chaque fois que je lui faisais la remarque, il s’énervait et cassait quelque chose. Pas une porte à la maison sans la trace de sa tête ou son poing. A plusieurs reprises, il avait failli me frapper. Au fil du temps, j’avais fini par me taire. Attendre en silence.

Depuis quelques minutes, j’arrive pas à quitter des yeux le boîtier qui est installé dans le salon. Les premiers jours, l’alarme du bracelet sonna plusieurs fois. Même en pleine nuit, un type de la pénitentiaire téléphonait. Je décrochai  mais il voulait avoir Simon au bout du fil pour s’assurer qu’il était bien à la maison. Un technicien est venu vérifier les installations et m'a expliqué que c’était  ma Box qui créait des parasitages. J’ai dû tout changer. Depuis, plus une sonnerie.

Parfois, je me dis que ce boîtier est la réincarnation de son père. Toujours à tout surveiller. Même moi, il passait son temps à épier mes allées et venues. Je devais lui dire tout ce que je faisais. De temps en temps, il débarquait à l’improviste dans le cabinet d’architecte ou j’étais secrétaire. Pas par jalousie. Plutôt moi qui aurait dû l’être avec ce coureur. On partageait le lit que pour le sommeil, lui allait chercher le reste ailleurs que sous notre couette. Moi j’ai attendu sa mort. Il voulait avoir le contrôle de tout. Un vrai flic à domicile.

Dix ans après sa mort, j’ai l’impression de me retrouver dans la même situation. Que rien a changé. Il est toujours présent, entre Simon et moi. Son influence néfaste sur notre fils aussi forte. Sans doute une bêtise de ma part ? Notre fils était plus un gosse sous l’emprise d’un papa tyrannique. Depuis, il avait vécu. Souffert et compris.

Devenu quelqu’un d’autre.

       Sur le seuil du restaurant, elle a fait la bise au patron. Il m’a serré la main. Elle m’a présenté comme un collègue. Puis il nous a accompagnés à notre place réservée. Une table en terrasse, juste en face de la plage. Combien d’années que j’avais pas mangé au restaurant ? Au moins quatre ans. Malgré le lieu très beau, le ciel étoilé au-dessus de nous, Malika levant son kir Royal pour trinquer, je me sens pas détendu. Une partie de moi ailleurs. Pas uniquement à cause du bracelet.

Malika se racle la gorge. En fait, toi tu me connais un peu. Moi je connais rien de toi Qui es-tu, toi, Simon ? C’est vrai qu’elle m’avait beaucoup parlé d’elle. Fille d’un cardiologue et d'une psychiatre, elle avait fait des études d’économie. Pour suivre son futur mari ayant décroché un poste de haut fonctionnaire en province, elle avait quitté son boulot à Paris, un poste de direction dans une banque, puis était tombée enceinte. Pendant des années, elle avait joué la femme de notable jusqu’au jour où elle avait craqué. Loin d'être un boulot passionnant pour elle cette boite d’import-export mais prête à n’importe quoi pour pas rester entre quatre murs. Depuis qu’elle avait repris une activité, il y avait de l’eau dans le gaz avec son mari. J’étais sans doute pas son premier copain. Malgré sa dureté, détermination, je sentais une faille chez elle. Son sourire permanent cachait quelque chose. Une faiblesse. Elle reposa sa question. La voix plus grave.

Elle me lâchera pas ce soir là. Mes réponses évasives à ses questions ne la satisferaient pas. Je me mets à parler de l’océan. Elle esquisse un sourire et boit une gorgée. Sa main se pose sur mon paquet de cigarettes. Elle semble hésiter puis en prends une. Je lui tends mon briquet. Elle fume sans un mot, ses yeux rivés au mien. Que lui dire ? La vérité ou baratiner un mensonge ? Elle attend.

Je pousse un soupir et parle très vite. Elle me fixe droit dans les yeux. Je baisse la tête. En quelques minutes, je suis devenu un ancien para qui, pour cause de problèmes de vue, a été contraint de quitter son régiment. Refusant les propositions d'intégrer des bureaux de l'armée. Le régiment avec les collègues paras ou rien du tout. En fait, il s’agissait de l’histoire de mon père. Après sa mort que j’ai su pour son problème d’œil. Il m’avait fait croire qu’il avait été vidé pour pas avoir dénoncé un de ses collèges. Le jour de son enterrement, il y avait les drapeaux et plein de types que je connaissais pas en uniforme. Ma mère a pleuré en entendant « Non, je ne regrette rien » : l’hymne du 1 er REP. A ce moment là, je me suis demandé s’ils s’étaient aimés. Elle chialait à chaudes larmes pour un homme dont elle m'avait dit le pire. L'aimait-elle quand même ? Jamais eu la réponse. Faut dire que j’ai pas posé la question. Pas le genre de choses dont on parlait.

Malika hoche la tête. M’a-t-elle cru ou pas ? J’ai l’impression que son regard me passe au scanner. Je me sens fautif. Sûre qu’elle va se rendre compte que j’ai menti. Sûrement notre dernière soirée ensemble. Un autre prendra ma place. Elle fait signe au serveur et commande une deuxième bouteille de blanc. On est bien ici Simon. Je réponds d’un sourire.

Son pied nu caresse ma cuisse.

           Le moment que je préfère dans la journée. Chaque matin, je l’attends avec impatience. Me retrouver au lit avec un bouquin. Je lis de tout. Du polar à la poésie en passant par des bios et même des essais. Une soif plus forte que moi de comprendre le monde et surtout moi. Pourquoi je pensais comme je pensais et agissais de telle ou telle manière. Plein de questions sous mon crâne, trop pour ma petite tête. Même si j’ai compris que peu de concepts, je me suis tapé des dizaines de livres de sociologues, de philosophes, d’éducateurs et de psy. Surtout des textes sur la psycho généalogie. Je voulais absolument mettre des mots sur ce qui m’écrase. Cette honte et culpabilité que je trimbale depuis toute petite. Un écrasement social mais pas que ça. Difficile à expliquer avec mes mots. J’ai toujours l’impression que pour réussir à me connaître, il y a que les mots des autres, ceux qui savent et ont le droit  de savoir. Mes mots me semblent sales, puant l’odeur de l’étable et portant encore la gadoue de la ferme, semblables aux cris de mon père. Guère différent du silence soumis de ma mère. J’ai pas fini de chercher. Pas sûre que je trouve. Mais ça me fait passer le temps. Chacun son truc. Un loisir pas si donné que ça. Pas avec ma paye de secrétaire que je peux écumer les librairies. Heureusement qu’il y a la bibliothèque municipale à côté. L’un des employés m’a dit un jour que j’étais une de leurs plus grandes lectrices. Ça m’a fait plaisir. Surtout que ce plaisir de lire, je l’avais arraché. Le seul endroit où personne pouvait me surveiller. Protégée par un mur de mots.

Gosse, mon père interdisait la lecture à la maison à sa femme et ses cinq enfants. Pas le droit non plus à la musique. On avait le droit qu’aux livres d’école. Chaque jour, il vérifiait nos devoirs. Fallait pas se planter, sinon la règle tombait sur les doigts. Il nous avait élevés comme ses parents avait fait avec lui. Fallait marcher droit et la fermer. Ma mère, mes frères et sœurs ont fini par se soumettre et tout accepter de lui. J’étais la seule rebelle. Toujours à lire en cachette.

Loin d'être un hasard si je suis tombée si vite dans les bras du père de Simon. Je l’avais rencontré à un bal du village. Il était venu rendre visite à l’un de ses oncles. Il avait le double de mon âge. Je l’ai trouvé plutôt beau gosse, bien foutu, en plus il parlait d’un tas de pays que je connaissais pas. J’avais jamais quitté la région. Il a tout de suite plu à Papa. Je suis tombée enceinte. Quel bonheur de quitter la ferme des parents. Connaître autre chose. Vivre enfin.

En réalité, j'avais juste changé de tyran. Les trois premières années, comme il était souvent en déplacement, je m’en étais pas rendu compte. Je m’occupais de la maison, de l'éducation de Simon, et bossais à mi-temps comme secrétaire médicale. Pas ma vie rêvée, celle des personnages de mes romans. Mais, au regard de certaines copines d’enfance et mes sœurs restées dans le coin de mes parents, j’avais pas à me plaindre. Moi, dans ma grande ville, je pouvais aller au cinéma, au restaurant, au théâtre, faire de la danse… Tout ce que m’interdisait mon père. Et je me privais pas. Jusqu’au jour où il fut là du matin au soir sur mon dos. Finie ma p’tite vie peinarde. Aigri de pas pouvoir rester chez les paras. Il trouva un boulot dans une boîte de sécurité. La pire déchéance pour lui. Il décida de prendre l’éducation de Simon en commençant par lui interdire de continuer la guitare. C’était moi qui l’avait inscrit car  son maître m’avait dit qu’il était doué. Et il aimait ça. L’enfer venait de nous tomber dessus. Comme chez mon père.

Après la mort du père de Simon, je me suis remis à vivre comme avant. Pas tout à fait. Je sens que quelque chose s’est brisée en moi. Mon  enthousiasme usé par tant d’années de harcèlement quotidien. Comme si j’avais décidé de jeter l’éponge du bonheur. Le bonheur c'était pour les autres, pas pour moi.  Mais, depuis l’arrivée de Simon à la maison, je sens un regain d’énergie. Prête à faire à nouveau plein de trucs. Pourquoi pas reprendre la danse ? Le voir aussi transformé me rassurait. C’était donc possible de pas reproduire, changer de vie. Sortir de la boue de son enfance.

Simon en était un exemple flagrant. On pouvait s’en sortir. Tomber 8 fois, relever 9 comme disait je sais plus qui. Une mauvaise passe est pas une impasse. Si je m'étais  réellement révoltée contre mon père et mon mari, jamais j'en serai arrivée là. Ni Simon.  Laisser bousiller mon propre enfant sous mes yeux sans rien dire. Mais c'est trop tard. Rien pourra changer son départ dans la vie. On peut greffer un organe, pas une nouvelle enfance. Sa case départ restera la même jusqu'à son dernier souffle. Mais aujourd’hui, avec beaucoup de retard, je sais que je peux l’aider à se construire. Couper ce fil invisible qui le lie à son père, au mien, à son grand-père, et d’autres hommes violents  de mon ascendance. Paraît que ma grand-mère avait aussi la main très lourde. Conneries et violences sont pas le monopole des hommes. En tout cas, je ferai tout pour rompre ce lien terrible.

Ne pas le laisser retomber dans sa nuit.

          Elle coupe le contact. On s’embrasse. Tu m’invites à boire un dernier verre chez toi ? Je suis dans la merde. Je lui avais demandé de m’arrêter devant un immeuble en lui faisant croire que c’était chez moi. En fait, j’habitais à quelques kms de là. Pour éviter les contrôles de flics, je circulais qu’à vélo. Rares les vélos arrêtés par les flics. Je l’avais attaché deux rues plus loin. Fallait trouver une solution. Pas possible. C’est tout petit et mes coloc dorment. Elle hausse les épaules.

En reculant, elle heurte la bagnole de derrière qui se met à gueuler. Deux hommes sortent d’un rez-de-chaussée. Sans doute des frangins. Malika s’excuse et cherche le formulaire de constat. Pouffiasse de bourge qui sait pas conduire ! Elle se retourne et commence à l’insulter. Je lui prends le bras et réussis à la calmer. Ses cris risquant d'ameuter les flics. Un contrôle et j’étais foutu. En plus, des lumières se sont allumés aux étages. Je calme aussi les deux mecs.

Elle se penche pour constater les dégâts. Une p’tite pipe et on oublie tout. Elle se relève et le gifle. Le mec lève la main. Je m’interpose entre eux deux. Il me pousse. Pas un gosse qui va faire sa loi. Le sang cogne à mes tempes. Laisse couler, écrase-toi. Barre-toi. Pas de bagarre sinon tu vas retomber. Les arguments pour rester zen tournent en boucle sous mon crâne. Tu chies dans ton froc. Costaud mais qu’une tarlouze. Malika me regarde. Ses yeux au bord des larmes.

Mon fils est pas une tarlouze ! Mon père est là aussi.  Je sens le poids de son regard.  Il attend que je réagisse. Lui se serait pas laissé marcher sur les pieds. Un homme, faut que tu sois un homme mon fils.  Pas une tarlouze, mon fils. Oui Papa.

Je ferme les poings.

        Qu’est-ce qu’il fout ? Je suis inquiète. Pourvu qu’il lui soit rien arrivé. Je m’inquiète pour rien. Normal qu’il ait pas envie de quitter les bras de cette femme. Ce qu’il m’a dit sur elle m’a rassuré. Même si elle a presque mon âge, je suis contente que ce soit une femme un peu… Disons… Pas comme celle qu’il fréquentait au quartier.

Sans doute que ça durera pas. Une femme qui s’emmerde au pieu avec son mari et qui veut se prendre du bon temps. C’est fréquent maintenant. Après les gigolos, les couguars. Parfois, ça me traverse la tête aussi. Moi, je me sens pas de le faire. Des collègues du boulot vont dans des boites avec que des p’tits jeunes en quête de… vieille. Pas mon truc. Peut-être un jour ?

Simon trouvera une femme pour de bon. Je suis sûr qu’il sera heureux en couple. Je sais c’est un peu bête mais… J’ai consulté une voyante et elle m’a dit qu’il allait rencontrer une femme super et qu’ils auraient trois enfants ensemble, et que le couple sera très soudé. Elle m’a dit aussi que Simon trouverait un bon boulot et qu’il arrêterait les conneries. Bien sûr que c’est bête de payer une voyante pour se rassurer. Mais j’ai tellement la trouille  pour lui. Qu’il  craque et reparte en prison. Le perdre encore. La trouille qu’il finisse comme son père. Si envie qu’il soit heureux.

Et faire mentir la fatalité.

          Plus fort que ces deux cons. Je suis tellement fier d’avoir gagné la bagarre. Pas contre eux. Même si je les aurais cassé en deux ces blaireaux qui se la racontaient. Le combat était ailleurs. En moi. Contre  mon orgueil et ma fierté. Qu’est-ce qui m’a fait réagir comme ça ? J'ai encore du mal à  me dire que j'ai pas cogné. J’avais l’impression d’être un autre. 

J’ai baissé les poings et je me suis enfui. Malika m’a regardé, très étonnée. Que va-t-elle penser ? Sûrement que je suis un lâche. Peut-être le répétera-t-elle au boulot. Mais je m’en foutais complètement. Rien à foutre du qu'en dira-t-on.  Ma fuite était le plus beau cadeau que je me faisais. Pour une fois plus fort que mes démons. Gagnant.

A part ça, heureusement que je m’étais tiré. Une bagnole de flics déboula. J’ai juste eu le temps de passer par-dessus la grille d’un square et de me planquer. Malika et les deux mecs ont rempli le constat devant les flics. Ils se la jouaient moins fiers les deux.  Puis les flics repartirent, les deux autres rentrés chez eux. Par contre Malika remonta l’avenue. Inquiet, je l'ai suivie. Peur qu'il lui arrive une embrouille. Elle avait du mal à marcher. Je la vis lever la main. Elle grimpa dans un taxi.

Sur mon vélo, je me sens léger. Comme si plus rien pouvait m’arriver. A part ce que j’allais décider. Fini pour moi la prison. Le fantôme de mon père peut revenir ; il me fait plus peur. Plus rien à lui prouver. Ni à lui, ni aux autres.

Enfin moi.

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