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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 8 octobre 2015

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Bienvenue à bord du vol Air Rance !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  « Son père était mort à la guerre, sa mère était une paysanne qui a fini dame pipi à l’aéroport d’Orly. L’été, je passais mes vacances avec elle, dans les chiottes. Je voyageais dans ma tête en écoutant les annonces : “Départ pour Bangkok... »

Interview émouvante de Gérard Depardieu 

        Plus de vingt ans à m'occuper de vessies et d’intestins sans frontières. Je suis dame pipi dans un aéroport. Certains nous ont renommées «Agent de Soulagement Mictionnel ». Moi je préfère dame pipi. Pas un nom qui change le boulot. En partance ou à l’arrivée, des milliers de gens passent sur mon territoire. Ici, pas de classe sociale ou de race. Ni de mensonge ou de piston. Que des êtres qui veulent aller aux chiottes. Petite ou grosse commission comme on dit pudiquement. Quelques-uns juste pour se laver les mains. D’autres pour autre chose: seul(e) ou en compagnie. A une époque, je traquais les junkies. Aujourd’hui, plus de shooteuses dans les poubelles. La majorité de la clientèle est très propre,  quelques-uns, hommes et femmes,vraiment très dégueulasses. Pas toujours ceux qu’on croit qui sont les plus propres. Le monde vu à hauteur de dame pipi : ni meilleur, ni pire qu’ailleurs. Juste avec moins de prétention.

 Bien sûr, comme partout, il y a - c’est le cas de le dire en ce lieu d’aisance - des chieurs et des chieuses. Jamais contents. Comme s’ils allaient sortir des diamants ou la nouvelle merveille du monde toute chaude de leurs entrailles. Ceux-là sont pas déçus de leur passage. Y me prennent de haut qu’une seule fois. Pauvre mais pas une sous femme. En fait, j’ai jamais été humiliée. Pourtant ma position dans l’échelle sociale est une des plus basses.  Dur dur pour un gosse d’écrire « Dame pipi » à la case profession de la mère. Mais, sur mon lieu de boulot ; debout, la bite à la main, ou assis sur une cuvette, le cinéma et la frime ne marchent pas. Quelle différence entre le pet d’un smicard ou d’un milliardaire ? Paraît que l’expression « comment ça va ?» est à l’origine «comment allez-vous à la selle ». Citoyens tous égaux dans des chiottes publiques. La chasse d’eau se pose pas de questions.

 A propos d’humiliation, j’en ai vu une justement en direct derrière mon p’tit bureau. Ma seule distraction, à part parler aux clients, est mon smartphone. Je passe des heures dessus.  Avec le Net, moi qui suis coincée à mon poste, je voyage un peu. Ce matin là, les images que j’ai vues m’ont révoltée. Folle de rage contre les fumiers ayant commis un tel acte. Lyncher deux hommes en leur arrachant leur chemise est révoltant. Une honte. A part un salaud ou un malade mental, personne peut rester insensible à l’humiliation en direct de ces hommes. J’ai pensé à leurs gosses ou à d’autres de leurs proches ayant vu un père, un frère, un ami,  réduit à cet état de bête traquée. Les regards de ces deux hommes étaient terribles Morts de trouille. Et plus bas que terre en direct, devant le monde entier. Rien, même la pire des douleurs, justifie ce genre de comportement.  Indigne d’un humain. Bref: à gerber.

En plus des voyageurs, je vois souvent les personnels de l’aéroport et des compagnies aériennes. Dont ceux d’Air France dont on parle beaucoup en ce moment. Employés de bureaux, vigiles, hôtesses d’embarquement, steward, hôtesses de l’air, commandant de bord, hauts-dirigeants ( les deux lynchés peut-être passés faire leur besoins ici ?), femmes de ménages, flics…. L’aéroport est comme une  vraie ville qui tourne quasiment jour et nuit. Rares celle ou celui « naviguant ou rampant » qui, à un moment ou l’autre, a pas franchi le seuil de cette porte. Avec le temps, j’ai sympathisé avec quelques-uns d’entre eux. Sans m'en faire des amis.

Plutôt du genre grande gueule, j’ai partagé donc mon indignation avec mes clients du jour. La plupart, même des grévistes d’Air France, étaient entièrement d’accord avec mon indignation. Choqués eux aussi par un tel acte de violence. Un comportement ignoble. Madame, pouvez-vous me communiquer votre adresse mail ? C’était Marc, un pilote de ligne. Toujours très courtois mais nos échanges se bornaient au bonjour et au temps qu’il faisait. Ce jour là, il avait l’air très sombre. Abattu. Je lui ai demandé pourquoi il voulait m’envoyer une vidéo. J’étais intriguée. Quelle genre de vidéo ? Je lui ai filé mon adresse mail. A peine sorti qu’il me l’avait déjà envoyée. Des images récentes et de mon passé remontèrent à la surface. Une belle claque.

 Quelle classe cette hôtesse d’Air France. Sans la moindre violence ni gueulante, elle expliquait ce qu’elle ressentait. Des années sans augmentation de salaire, la difficulté de vivre avec très peu. En colère de tant de sacrifices pour rien du tout, juste du bétail jetable. Une employée qui aime sa compagnie, emmenée à l’abattoir avec des milliers d’autres par des dirigeants incompétents et fort bien payés. Le pire, pour elle et tous les autres, était que la compagnie gagnait de l’argent. Je comprends rien à l’économie. Comme j’aime savoir,  j’ai demandé à Jean-Paul un de mes clients, un directeur financier plutôt d’ailleurs du côté des patrons, qui m’a tout expliqué. J’ai même pris des notes et cherché après dans le dictionnaire les mots, comme péréquation, que je connaissais pas. Mais pas ce truc du fric qui m’a révolté. Bien que ce soit la base de la colère de cette femme et des autres. Perdre son taf c’est jamais agréable. Surtout avec des millions de chômeurs. Une p’tite mort sociale comme disait une collègue. Je le souhaite à personne.

Face à  l'hôtesse, plusieurs  hommes de la direction qui refusaient de l’écouter. Mais elle s’était pas dégonflée et continuait de parler. Gros sur la patate et super courageuse. Certains avec les fronts plissés, semblaient agacés de perdre leur temps. Rien de plus méprisant que le sourire cynique de quelques-uns d’entre eux. Genre « cause toujours ma p’tite, tu seras dans la première charrette ». Le regard arrogant et condescendant de ceux qui savent. Eux sont adultes. Pas elle. D’ailleurs, si elle avait été adulte, elle aurait été de leur côté. Juste une esclave bête et disciplinée. Un enfant social qui nous fait un caprice passager. Ma p’tite, c’est nos amis de la finance qui décident. Toi, t’es juste une variable d’ajustement. Une esclave sans chaîne aux pieds. Assez rigolé, on a du travail, nous. Autre chose à faire que parler au p’tit personnel. Ote-toi de mon passage manante ! Comment pas péter les plombs face à ce genre de mecs ? Moi, à sa place, j’aurais vraiment explosé devant un tel mépris. Ces ignobles individus méritent que des gifles.

Même si je continue de trouver révoltant l’arrachage de la chemise, j’ai l’impression de m’être faite avoir et manipulée par les journalistes. On m’a montré que l’humiliation visible - et réelle - du DRH et d'un autre dirigeant. L'image choc qui réveille les larmes. Pas l’humiliation de cette hôtesse et des milliers qui vont être foutus à la porte. Mis sur le carreau. Pas des chemises arrachées, des vies arrachées. Combien de divorces, implosions de familles, ou même suicides, après tous ces licenciements ? Tout ça passera par pertes et profits. Que restera-t-il ? Un DRH torse nu escorté par des vigiles pour échapper à la furie populaire. Lui dans la case des gentils. Et tous les autres dans celle des méchants. Salauds d'arracheurs de chemises ! 

Cette vidéo m’a touchée; plus que touchée, elle m'a remuée  très profondément. Je me sens proche de cette hôtesse humiliée du regard. Sans doute une solidarité de femmes. Deux femmes-paillasson sans parachute doré. Cette scène de mépris de classe m’a aussi rappelé mes parents. Papa était docker, Maman ouvrière dans une entreprise de métaux. Ils ont vécu toute leur vie avec la tête courbée, les yeux à ras du sol. Bossant toute leur vie pour un salaire de misère. Nos regards se sont pas beaucoup croisés. Excès de pudeur ? Pas doués pour la tendresse ? Trop usés pour s'occuper de leurs gosses ? Y ont pas profité longtemps de leur retraite. Pas la seule à avoir été gosses de prolos. Comme une idiote pressée de quitter l'école pour gagner ma vie, je suis devenue comme eux. Resté sur le même étage sociale. A part que moi je me suis pas reproduite. Trouille de transmettre le "gène de la soumission sociale" ? Des conneries tout ça. On refait pas le match.

Tous les pauvres sont évidemment pas des saints. La misère n'est pas une garantie d'intelligence et d’humanité. Qu’on devienne « quelqu’un» ou pas dans la société, être fille ou fils de pauvre ça marque toute une vie. Et les regards chargés de mépris de ces cadres d’Air France m’ont fait penser à d’autres yeux posés sur ma mère. Les même que ceux de ces dirigeants imbus de leur personne sur cette femme. Des mecs avec une calculette à la place du cœur et un  cerveau verrouillé par les cours de la bourse. Très loin de la classe de l'hôtesse. Et plus efficace que les abrutis de lyncheurs.

 Marc le pilote est revenu le lendemain. Très discret, il m’a pas demandé si j'avais vu la vidéo avant d'aller faire sa p'tite affaire. En repassant devant moi, il a eu un petit haussement d’épaules. Merci beaucoup Marc ! J'ai compris que les choses sont plus complexes qu'on nous les montre. Ses yeux étaient embués de larmes. Il m'a salué puis est sorti très vite. Le dos plus penché que d'habitude. En le regardant s’éloigner, j’ai pensé à tous les humiliés invisibles. Les milliers de licenciés anonymes ayant jamais l’honneur de la presse.  Beaucoup moins buzzant qu’un arrachage de chemise. Les voyous sont pas toujours que ceux qu'on nous montre..

La chemise qui cache le peuple nu ?

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