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« Quand la merde vaudra de l’or, le cul des pauvres ne leur appartiendra plus. » Henry Miller
Achète merde au kilo. De la provocation vulgaire, s’agacèrent certains internaute à la lecture de l’annonce parue sur la toile. Quelques-uns et unes très en colère renvoyant des mails d’insultes : leur merde numérique. D’autres se contentèrent d' un petit sourire et continuèrent leur petit chemin numérique. Merde d’humain ou d’animaux. Pas plus de cinq kilos par envoi. Et dans des contenants recyclables. Contre toute attente du couple demandeur, ce fut un succès. Certes pas tout de suite. Mais l’annonce, ricochant sur la toile, eut son moment de gloire virale. Plein de merde dans l'atelier. A tel point que cela les obligea à investir. Rajoutant une extension à l’atelier de céramique. Pour stocker toute la matière.
F était céramiste. Une activité partagée avec la sculpture. Mais c’était la céramique qui le faisait vivre ; un jour sur deux, ironisait-il. C’était M qui faisait bouillir la marmite familiale. Avec deux enfants sur trois encore à domicile. Ancienne chimiste dans le domaine hydrocarbure, elle a tout plaqué. Pour devenir prof dans un lycée technique. Pourquoi l’arrêt d’une grande carrière en tant que chimiste ? D’une part, parce que moins payée et considérée que ses collègues masculins. Mais surtout à cause du cynisme et la course au fric de l’entreprise se foutant des dégâts. Comme ceux occasionnés par son grand-père.
« Ma petite-fille, c’est moi qui ai pourri en grande partie cette planète où tu vis. Même si je te baratine avec ma carte postale de moutons, de vaches, de la pêche... Bien sûr, je en suis pas tout seul à avoir foutu ce merdier. Et à l’époque, on ne le savait pas. Fallait nourrir le monde qui venait de sortir de la guerre mondiale. J’ai fait bien sûr comme tout le monde avec mes engrais. Sûr que ça allait vite et que c’était efficace. Mais du poison. Pour la terre et les humains. Résultats des courses ; on a tué notre terre. Le seul truc à notre décharge, c’est qu’à notre petit niveau, on ne savait pas. La tête dans le guidon de nourrir la planète entière. Mais aujourd’hui, on le sait. Et il faut arrêter les dégâts. Ceux qui continuent le savent. Et eux détruisent en connaissance de cause. Des pourris par le pognon. »
La culpabilité mêlée de colère de son grand-père pesa aussi quand elle claqua la porte. Quelques semaines après avoir rencontré F. Elle le voyait de la fenêtre de sa cuisine. Dans son appartement trop grand depuis le départ de sa colocataire. Et amante. F venait de s’installer dans une ancienne usine. De chez elle, A le voyait façonner et cuire ses objets. Sans jamais oser aller le voir. Se contentant d’un bref salut en le croisant dans la rue ou à la boulangerie. Jusqu’à ce jour où elle glissa sur une plaque de verglas. Quelques ecchymoses, mais son vélo foutu. La chute devant son atelier. « Y en a un paquet dans le garage. Je les récupère dans la rue ou dans des vide-greniers. Avec moi, rien ne se perd. Tout arrive dans mon garage. » Elle est entrée pour en choisir un. Un thé ? Elle a refusé. Un café ? Elle a accepté.
Avant l’alchimie, la chimie. La conversation tourna autour de la cuisson. Putain ! Je ne savais pas tout ça. Pourtant, je croyais que j’avais fait le tour de la question côté chimie de la céramique. Échange de sourires. Dix-sept ans et un mode de vie les séparaient. Elle très fondue dans la société. Après de brillantes études, ses rails étaient tracés. Comme ses frères et sœurs dans une famille habitée par l’excellence transmise de génération en génération. Le contraire de F. Un homme fondu comme disaient ses parents et sa dernière ex. Vous voulez voir mon atelier ? Il avait esquissé un sourire et rajouté : pas d’inquiétude, je ne fais pas dans l’estampe japonaise. Ils avaient fait le tour de l’atelier. Et de la maison où ils ont vécu ensemble 22 ans.
Elle s’était inscrite à l’un de ses cours de céramique. Sans réel désir au début. Ça me changera de l’ambiance de merde au boulot, s’était-elle dit. Peu à peu, le travail de la céramique lui plut beaucoup. Surtout l’aspect modelage. Pendant que ses mains œuvraient, sa tête se vidait. Comme se purgeant de toutes les tensions au labo. Chaque matin se rendant au boulot avec une boule au ventre. Apaisée qu’en modelant. Elle partait quasiment toujours la dernière du cours. L’un et l’autre ayant du mal à interrompre la conversation. À deux doigts comme certains ados de ne cesser de se raccompagner d’une porte à l’autre. Un soir, l’apéro se transforma en un repas improvisé. La séance d’après, c’est elle qui apporta sa « tarte multi-légumes » et le Ratafia du Pépé. Plusieurs semaines d’allers-retours de leur spécialité culinaire. Avant de glisser de la table au tapis.
C’est A qui eut l’idée. Tout avait commencé lors d’un embouteillage à cause des Gilets jaunes. Un mouvement qui divisait leur couple. Lui est très solidaire. Et elle tout le contraire. Mais ce jour-là, tous les deux tombés sur le charme d’une instit à la retraite. Une femme de 80 ans. Elle passait de véhicule en véhicule. À chaque fois, un sourire, des bonbons. Et un tract particulier. C’est ma petite-fille graphiste qui me l'a fait. Je l’ai collé en grand là. Se retournant pour afficher le dos de son gilet jaune. Vous savez, je ne les aime pas tous. Elle pointa le doigt sur le rond-point occupé. Je n’arrête pas de me friter avec certains. Mais on moins, on se parle. Alors qu’avant, on se détestait sans même se causer. Bien sûr qu’il y a des ordures parmi eux. Mais la plupart sont juste dans la merde. Loyer ou traite de la baraque, frigo, essence, la scolarité des gosses ... Survivant en voyant sur le net ou a la télé d’autres du même pays qu’eux vivre une autre vie. Sans toute leur merde quotidienne. Normal qu’il pète un câble. Je parle, je parle… En plus, pour enfoncer des portes ouvertes. Portez-vous bien et envoyez-moi un texto si vous le trouvez ce putain de monde meilleur. Elle donna une tape sur la carrosserie. Bonne journée à vous. Elle changea d’oreilles.
La réflexion et les recherches de A durèrent plusieurs mois. Avant de finir par lui proposer. À la grande surprise, F accepta sans moufter. « Tu sais, je ne suis pas très très loin de l’âge de l’instit sur le rond-point. J’exagère un peu. Moi, j’ai pas vécu les privations de la guerre. Moi je suis de la génération qui a bien vécu. J’en ai bien profité. Et je ne le regrette pas. Pas baratiner en reniant mes plaisirs de l'époque. En plus, ça ne sert à rien de refaire le match. Mais indéniable que ce qu'on laisse dans notre sillage, ce n’est pas joli joli. On peut même dire pourri. Alors, si on peut filer un coup de main avant d’y passer. Pour que les futures générations en profitent aussi. Mais… Tu vois tout ça comment concrètement. » Elle lui demanda de s’asseoir à côté de lui. Tous deux attablés face à un écran. Elle avait tout programmé.
Au début, leurs enfants ouvraient des yeux ronds. C’est simple, j’ai installé un système de récupe aux chiottes. Vous récupérez vos grosses commissions et vous les apportez à l’atelier. Ils avaient refusé. D’autant plus qu’ils n’avaient plus accès à une partie de l’atelier cadenassé : la sculpture visible que des parents, avant d’être dévoilée. C’est l’œuvre de votre père. Il y tient. C’est un têtu. Et je crois que ça lui ferez très plaisir si vous y participiez. Ils avaient fini par accepter. Puis A demanda à des proches. C’est une œuvre qui sera en quelque sorte collective. Pour dénoncer notre société de toujours plus. Et de l’accumulation de montagnes de déchets. À commencer par ceux de nos intestins trop gavés. Les plus militants pour la défense de planète applaudirent des deux mains. Très enthousiasmés à l'idée de la sculpture. Même si certains mirent du temps à revenir avec leur « grosse commission ». Plus simple de composer les épluchures.
Puis elle essaya de convaincre les voisins. En faisant du porte-à-porte pour expliquer leur projet. Super idée. On marche. C’était la réponse d’une partie du quartier. Encore une connerie de ce vieux barge. Jamais de la vie. La réponse de ceux qui le détestaient. La rançon de son caractère et sa façon de parler en hache. Chacun sa merde, avait balancé F à un voisin qui crachait sur l’idée de la sculpture commune. Depuis, la division est visible dans les rues. Les porteurs de commission et les autres. Mais pas assez de matière pour la création de la sculpture monumentale dont F avait parlé. Et si vous passiez par le bon coin. En plus, un nom prédestiné. C’était la proposition d’un de leurs copains. Après une hésitation, ils acceptèrent.
Une annonce qui ne tarda pas à rameuter la presse. Son atelier, toujours très loin des radars médiatiques, eut le droit à plusieurs passages de caméras et de micros. Grâce à ça, une ruée de mécènes. Et nombre de lieux prêts à exposer sa « Sculpture de merde » dénonçant notre surconsommation. Jamais ça n’était arrivé à F. Et face à la masse de propositions et l’arrivage d’argent, ils durent prendre une agente pour tout gérer. Avec une contrainte : elle non plus ne verrait pas la sculpture avant son dévoilement public. Quel conseil vous donneriez à un jeune artiste qui débute ? F avait souri au journaliste. Je lui conseillerai de faire de la merde. Puisque ça attire les médias. Le journaliste avait blêmi. Sa réponse coupée au montage.
Trois semaines avant la « restitution de l’œuvre », F fut victime d’un AVC. Sans doute que l’adepte de l’humour noir aurait souri de la scène. Allongée sur le sol dans un rayon de supermarché. À quelques centimètres de son caddie bourré de graines pour « mes voiseaux ». Une infirmière faisant ses courses tenta de la ranimer. En vain. Respecter ou non ses dernières volontés ? Pour A, ce n’était pas négociable. Contrairement à leurs enfants. Et la sœur de F. Mais A obtint gain de cause. Tout se termina par une fête. Avec plein de copains et de copines. Dont beaucoup de céramistes. Tous à manger et boire devant un four en pleine cuisson. Un portable balança de la musique à danser. Les cendres de F dispersées dans la matière de chaque objet unique. Finir en poussière d’étoiles. Jamais de la vie. J’ai toujours rêvé d’être toi, ma plus fidèle compagne. Sa conversation avec une tasse. Recollée de partout. Mais pas n’importe quelle tasse.
Son premier objet cuit.
La salle de congrès de l’hôtel était bourrée à craquer. A aurait préféré que « Sculpture de merde » soit dévoilée dans l’atelier. Sur leur terrain. Mais pas assez de place pour accueillir les invités. Contrainte même d’en refuser certains. La cérémonie transmise en direct sur une chaîne YouTube.
À debout sur une estrade, face à un pupitre. Elle balaya la salle du regard. Pour s’arrêter sur leurs trois enfants. Elle avait l’impression qu’il se tenait accroupi derrière eux. Puis elle se tourna vers une masse sous une toile colorée.
« Voici Sculpture de merde. »
La toile s’éleva lentement au-dessus de la sculpture. Au fur et à mesure que l’œuvre apparaissait, un silence consterné verrouilla la salle. Même moue de la part de leurs enfants. Tout ça pour ça, lisait-on dans la plupart des regards atterrés. Une grande inquiétude se lisait dans les yeux de celles et ceux qui avaient investi dans le projet. Tout le monde avait l’impression de s’être fait berner. Mais personne n’osa réagir. A se dirigea vers la sculpture. À pas très rapides.
La sculpture était entièrement en plexiglas. Un bidet de chiottes géant et transparent. Ça n’a aucun intérêt ce truc, gueula soudain une femme. Avant de se lever. Quelle honte ! Autant de fric foutu en l’air. La salle se vidait de plus en plus. Un homme avec une casquette se leva. Moi, je ne suis pas déçu. L’artiste a réussi son pari : c’est bien une sculpture de merde. Une femme se leva à son tour. Ce n'est pas de l’art. On se fout de la gueule des contribuables. De l’argent public dilapidé qui ailleurs. Une autre voix s’éleva. La salle se transforma en agora. Sans gilets jaunes. Rond-point en habits de vernissage ?
A se pencha. Elle pianota un code sur le socle de la sculpture. Puis elle s’allongea au sol. Qu’est-ce que tu fais ? L’un de leur fils cria. Puis à nouveau le silence. Cette fois stupéfait. A glissa la main à l’intérieur du socle. Tous les yeux étaient rivés sur elle.
Elle regagna son pupitre. Une clef USB à la main.
Elle s’éclaircit la voix.
« En fait, la sculpture est là. C’est… Comment vous dire ? C’est notre œuvre à deux. Le céramiste et la chimiste. La jonction de l’art et de la science. On peut y rajouter une instite à la retraite. Sa joie et son énergie m'ont secoué. Elle cherchait le monde meilleur. Pour elle et les autres. Trêve de blabla. Dans cette clef USB, il y a le brevet d'une invention. Elle est protégée. Je suis la seule à en connaitre la formule chimique. Une formule qui ne transformera pas le monde. Mais contribuera à moins le pourrir. »
Elle se tut et posa les yeux sur leurs enfants.
« Et comme aurait dit votre père, cette invention va foutre une belle merde chez les cyniques de mes deux. En effet, ça inquiète. Surtout chez les big boss du pétrole.
Elle secoua la clef USB.
« Dedans, il y a… Un brevet pour pouvoir remplacer l’essence de nos véhicules par de la merde. Vous avez bien entendu. De la merde humaine ou animal à la place de l’essence. Je l’ai testé. Des semaines que je roule avec de la merde dans le réservoir de ma voiture. Bien sûr, il y a des adjuvants. Pour parler simple: de la chimie. Mais le mélange n'est pas polluant. En tant que chimiste, je vous le garantis. Ma voiture roulant à la merde est garée en face sur le parking. »
« On vous traînera devant les tribunaux ! »
Un homme se précipita menaçant vers le pupitre.
« C’est une honte ! »
La sécurité intervint pour l’exfiltrer.
Depuis, une avalanche de menaces. Elle a même été contrainte de déménager. Des scientifiques du monde entier affirment que le brevet est viable. Une invention pas du goût des grandes firmes pétrolières. Dont certains princes du sable très en colère. Très vite, des malins ont senti la manne. Déjà, ici et là, des sociétés se proposent de récolter la merde. Peut-être la première révolution écologique, soupira un grand industriel. A et F se doutaient-ils de l’effet que produirait leur brevet ? Non, répondit F à travers sa seule interview. Mais nous espérions que ce nouveau carburant puisse être utilisé. Et qu'il soit retiré du marché si lui aussi génère de la pollution. Je n'ai plus rien d'autre à ajouter. Une réponse par mail.
Désormais, elle vit planquée. Visitée uniquement par ses enfants et quelques proches. Sortant rarement et toujours avec des lunettes noires. Elle cohabite avec un étrange couple immobile dans le jardin. Chaque corps sculpté dans un morceau de pylône électrique. Elle et lui enlacés. Leur cadeau de mariage.
À qui irait l’argent des retombées du brevet ? Tout avait été notifié par A et F. Une part à leurs trois enfants ; ils le méritaient bien après avoir été entre autres la risée du quartier. Et une grande partie du reste à des associations dont ils avaient établi la liste. Et pour elle ? De quoi vivre et ouvrir un atelier-musée autour des œuvres de F. Sans oublier une école de formation à la céramique. C’était l’un des grands rêves de F : transmettre. Si le brevet marchait, A serait sorti d’affaire sur le plan financier. Et dans le cas contraire ?
Elle prendrait une ou deux années sabbatiques pour se consacrer à son rêve. Il avait été interrompu à 15 ans, au moment du choix de son orientation – avec grosse signalétique parentale. De quoi rêvait-elle ? De faire le tour du monde en 4L. La voiture dans laquelle son grand-père l’emmenait en promenade et à la pêche. Au grand dam des parents de A; le véhicule de Pépé ne disposait pas de ceintures de sécurité. Et en plus, elle en ressortait toujours avec un parfum d’étable très fort. A la mort de son grand-père, elle a récupéré de justesse la 4L avant son départ à la casse. Bichonnée depuis par son garagiste qui aime les « bagnoles à l’ancienne ». A est prête à prendre le volant. Elle a espoir pour son voyage. Lequel ?
Un voyage avec merde.
NB : Cette fiction est inspirée en partie de la photo (prise par un ami) de la phrase de Miss.Tic. Toujours très forte, sans étalage ni démonstration gros sabots. Peut-être qu'elle aurait trouvé que ce texte est une fiction de merde... Mais c'est une autre histoire. Revenons à son travail. En treize mots, tout est dit. Le « on est dans la merde » finit toujours par se vider dans les urnes. Bientôt à la présidence un Trump ou une Trumpe à la sauce télé-boue made in France ?