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Billet de blog 8 décembre 2024

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Télé-tricarde

Elle était téléactrice. Rien à voir avec le cinéma ou le théâtre. Même si beaucoup d'employés étaient recrutés dans les cours d’art dramatique. Comme elle rêvant d'être comédienne. Quel était ce métier émergeant dans les années 80 ? Du commercial à distance. Les téléacteurs et les téléactrices dans une cabine vitrée. Mais tout était cool. Sauf le contrat. Et les humiliations bien sûr cools.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

       Elle était téléactrice. Rien à voir avec le cinéma ou la télé. Ni avec le théâtre. Même si beaucoup de téléacteurs et téléactrices étaient recrutés dans les cours d’art dramatique. Comme cette téléactrice rêvant d'être comédienne. Quel était e métier émergeant dans les années 80 ?  En réalité du commercial à distance. Les téléacteurs et les téléactrices dans une cabine vitrée. Très étroite. Plusieurs double rangée d’une dizaine de cabines vitrée en enfilade. Comme des espèces de petit parloir, sans visage en face de soi. Avec au bout de chaque rangée, une ou un superviseur. Ma mémoire -imparfaite- me dit que le télé-acteur ou la télé-actrice ne voyait pas sa ou son «  contremaître d’appel ». D’un côté, les soutiers et de l’autre les membres de l’équipage. On ne voyait pas non plus les clients venant écouter l’appel de promotion de leur produit. Un nouveau petit job très en vogue.

        Le à tu et à toi très à la mode aussi. Tout en apparence cool. Mais pas du tout la même chose côté contrat. Renouvelable tous les vendredis. Jamais sûr de revenir la semaine suivante. Tout dépendait du nombre de « contacts argumentés positifs ». J’étais dans la moyenne et ça m’a permis de tourner toute une année. Pour un retour lundi en cabine, il ne fallait pasque  être doué en vente. Mais se trouver aussi dans les bons papiers du superviseur ou de la superviseur. Excellent vendeur et pote du contremaître était la voie royale. Autrement dit : pour s'intégrer, fallait du léchage de pompes. Un de mes premiers jobs où j’ai assisté à une telle servilité. Des téléacteurs et des téléactrices se marchant dessus pour avoir des images et bons points de la direction. Et, entre les big boss et les soutiers, les «  p’tit kapos et kapotes  du marketing » comme les avait surnommés une collègue ; elle et son copain avaient claqué la porte au bout d’un mois. Côté cabines d’appel, la servilité pour conserver son job. Et au bout du fil, des oreilles espionnes. Nous notant. C'étaient nos superviseurs.

             Dont les deux qui se sont acharnés sur elle. Ils avaient pris comme de tête de Turc la provinciale avec encore les odeurs de fumier sur ses mots. Plus tard, je les ai vus à l’affiche au cinéma et au théâtre. Jouant notamment des rôles dans des séries. Comment les décrire ? Très cool, de gauche tutoyeuse. L’archétype des lecteurs de Libé de l’époque. Je les trouvais sympas. C’est vrai qu’il l’était avec moi. Parce que je n’étais pas un mauvais vendeur. Et peut-être qu’il fallait un « quota de potes » dans l’entreprise pour coller à l’air du temps. Mais pas du tout sympa avec d’autres. Dont elle.

            La fille de province débarquant à Paris. Elle et moi avions un point en commun : ne pas posséder les codes de certains milieux parisiens. Contrairement à une grande majorité de superviseurs, de superviseuses, et de cadres du navire à télévente. La plupart d’entre eux raccord avec l’esprit de Canal + qui commençait à phagocyter l’air du temps ; en même temps que Libé encensait la Com et le fric. Elle et moi n’avions pas intégré les us et coutumes qui allaient devenir dominantes. Mais j’avais un privilège sur elle. Je n’étais pas paumé comme ma collègue en ville. Paris lui donnait le tournis. Contrairement à moi né aux abords de la grande ville Lumière. Avec des années  à arpenter jour et nuit les rues de Paname. Et elle, une provinciale égarée.

          Partie après avoir cassé la tire-lire. Comme tant d'autres, elle a quitté sa province pour la capitale. Comme nombre d’autres provinciaux. Elle avait réussi à trouver un cours d’acteur pas trop cher. Et un toit avec loyer modéré : une piaule dans un hôtel meublé dans un arrondissement périphérique. Visiblement très heureuse de son choix. On sentait qu’elle prenait du plaisir à prendre ses cours, rencontrer des gens différents, et apprendre à connaître Paris. Sa préférence allait aux quais avec les bouquinistes. En lien avec une carte postale reçue d’une cousine éloignée. La vue des quais passée de main en main dans la famille. Jusqu’à la sienne. La carte postale épinglée dans sa chambre de gosse partagée avec sa jeune sœur. En bref, tout allait bien pour elle. Mais fallait remplir le frigo. Pour ça qu’elle faisait profil bas avec les deux superviseurs. Sans cesse à lui balancer des piques et des vannes. Mais toujours bien emballées. Du mépris au quotidien.

            Peu à peu, elle s’est renfermée. Changeant ses habitudes contractées en quelques semaines. Plus du tout avec le reste de l’équipe de téléacteurs et de téléactrices. Ses pauses café-clope toujours toute seule. Jamais une halte-bière avec les autres après le boulot. Plus du tout la même. Sans doute que je n'ai pas été le seul à la voir dégringoler. Mais à ma connaissance, personne ne lui a tendu la main. Les unes et les autres préoccupés par revenir en semaine prochaine. Se foutant de la descente dépressive d’une de nos collègues. Des conneries tout ça. Pas de harcèlement au sein de notre entre prise. Au contraire, on valorise la prise de parole et les différences. Chez nous, pas de racisme, sexisme… Sans doute la réaction si quelqu’un avait osé briser le tabou de « l’entreprise si cool ». En tout cas, pas pour elle. Et sans doute d’autres brisés muets dans leur coin.

           Parfois, je croisais son regard dans sa cabine. Les yeux chargés de nuages sombres. Avec des pointes de colères.  Sourcils froncés, elle ouvrait son scénario d’appel sur la tablette. À droite, la pile de fiches avec les numéros de téléphone. Et à gauche, la feuille de route, avec le nombre de contacts positifs et négatifs, les absents à rappeler… Elle se redressait et décrochait le téléphone. Souriez, ça s’entend au téléphone. C’était le mot d’ordre de la boîte. Et de toutes les autres boîtes de télé-markéting. Comme tous les jours, elle a souri. Pas son sourire. Elle a composé son premier numéro du matin. « Allô, bon, je vous appelle pour…  Bien entendu. Ça ne prendra qu'un instant. Une préférence pour le matin ou l’après-midi ». Répétant des phrases qui finissaient par lui coller à la peau. Mais pas ses mots.

        Un lundi, elle n'était pas à son poste. Sur une opération sur laquelle on l'avait déjà missionné. Étrange, car c’était une bonne télévendeuse. L’humiliation de trop ? Une panne de réveil ? Un « allez tous vous faire foutre » ? Un meilleur job pour remplir son frigo ? Reparti au «  pays de ses premiers pas » ? Je ne l’ai jamais su. Et jamais revu. Avec à rebours une irrépressible culpabilité. Mais trop tard. Pourquoi m’être écrasé ? Le nœud au ventre quand je croisais ces humiliateurs et humiliatrices. « C’est une bande de bâtards. Ils lui ont d’abord raconté le baratin : ici, on est libre de penser et dire ce qu’on pense. Elle y a cru. Comme moi. Puis ils l’ont foutu tricarde. Moi, s’ils me font ça, je leur nique la gueule. ». Les propos d’un collègue très en colère. Quelques mois après, je claquais la boîte de cette boite vraiment très cool. Avec pertes et fracas. Un jour, je tombais su mon ex-collègue très en colère. Il avait changé. Comme moi aussi sans doute. Sa langue et gestuelle étaient différentes. Entre temps, il avait évolué dans la société. Devenu superviseur. Adepte aussi de l’humiliation et de la tricardisation ?

     Guère un hasard si j’ai repensé à elle et à cette boîte de télémarketing. Tout est remonté après le visionnage d’une vidéo. Elle évoquait les médias et les us et coutumes des années 80. Quand la com et les communicants ont commencer à prendre le pouvoir. Avec l’arrivée de tous ces jeunes (beaucoup étaient issus de quelques lycées parisiens ) dans la presse et à des postes de direction  du secteur public et privé. Des gars et des filles si cools, avec un grand respect affiché de la différence et prônant le frottement des idées. Superbe vitrine. Mais rien de nouveau avec les précédents magasins. Sauf les visages des vendeurs et des vendeuses. En effet, plus cool. Impossible de critiquer ces dirigeants si humanistes. L’anesthésie générale a très bien marché. Et le magasin tourne très bien. Peut-être mieux qu'avec les patrons « à la papa ».  Il y a de nouveaux vendeurs et vendeuses. Très cool aussi. Et balèze en nouvelles technologies. Les gosses des précédents vendeurs et vendeuses. L’affaire reste en famille. Et en perte et profit, des millions de tricardes et tricards.

         A-t-elle réalisé son rêve ?

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