Vendredi,
Les chansons de Nina Simone dans un centre culturel. 80 personnes dans une salle qui ne peut en contenir plus. Une chanteuse, une guitariste, un pianiste, un contrebassiste, et un batteur. Se connaissant à peine ou à l’occasion de ce concert. Ils n’ont eu le droit qu’à quelques répétitions. Et le maigre cachet des intermittents pas vus à la télé. Malgré le peu de temps, une grande réussite. Sûrement grâce à cette force propre à la musique : se relier sans religion ni idéologie. Concentrés à œuvrer dans le même chantier de sons et de silence. Un travail en commun sans se soucier de l’identité de l’autre. Que la musique comme passeport. Parfois, on se met à rêver : huit milliards de musiciens. Dans une formation en orbite. Pour une meilleure musique de notre espèce. Avant le big band de fin ?
Quelques heures après, tous frigorifiés à une terrasse de café. Un carré de ville battu par un vent glacial. L’intérieur du bistrot déjà bondé. A chaque nouvelle arrivée, rajout de tables et de chaises. Quasiment que des musiciens. Les visages plus rougis par le vent que les boissons. Je les écoute parler, un large sourire aux lèvres. Leurs propos, leur joie, leurs projets, sont comme autant de « doigts d’humeur libre » à notre époque. Que des gosses de riches nantis de pouvoir jouer de la musique dans le chaos mondialisé ? Sans doute vrai pour certains. Mais visiblement pas pour la majorité. La plupart évoquent leurs difficultés matérielles. Un certain nombre est contraint à des boulots alimentaires. Contrairement à la rumeur, tous les intermittent ne sont pas des nantis. Si c'est de tenter de vivre de leur passion.
Sans culpabilisation des « double casquette » à l’égard des musicos à temps complet. Même s'ils aimeraient se débarrasser de leur boulot remplit-frigo. Mais se moquant des origines sociales des uns et des autres. Même si être héritier change la donne du quotidien. De plus, pourquoi les gosses de riches n’auraient pas le droit de pratiquer la musique, et pour les meilleurs d’entre eux, de nous régaler les oreilles. Musiciens et pas musicienne, tous et pas toutes, des uns et pas des unes, certains et pas certaines... C'est une de mes autres voix. Ne supportant pas mon manque d’engagement. Elle me trouve égotiste-désinvolte. Peut-être à juste titre. Souvent à côté de la plaque contemporaine. Trop absorbé par l’écriture ?
Cette voix est très chatouilleuse sur l’écriture inclusive. J’ai beau lui dire que je n’ai rien contre, mais que, excepté de temps en temps, je n’ai pas ce réflexe ; sans doute un VM (vieux monde) qui n’intégrera pas tous les us et coutumes du monde en gestation. Ce qui n’empêche pas que je sois d’accord avec les indéniables progrès et combats en cours de victoire - notamment pour l’égalité hommes-femmes. Mon absence sur le pavé et non-signature de pétitions, me rend-elle pour autant raciste, antisémite, musulmanophobe( quel terme adéquat pour décrire les attaques contre les lieux de culte de cette religion ?), sexiste, homophobe, transphobe, violeur… Ne pas militer n'interdit pas conscience et empathie. Pas parce que je n’ai pas écrit toutes que je suis sexiste. La réponse en écho à ma voix. Mais elle ne me lâchera pas. Parfois très bornée. Néanmoins intéressant toutes ces petites voix qui ne nous font pas de cadeaux. Pour aider à penser à rebrousse-soi. Et lâcher nos « doudous mentaux » rassurant nos êtres vieillissants et malmenés par l’arrivée de nouveaux modes de vie et de pensée. Un peu de secouage ne fait pas de mal. Si ça redonne une dose de doute.
Revenons à ces musicos (terme multiprise ?). Un retour en intérieur chauffé. Peu à peu, nous avons réussi à occuper la salle. D’abord en attaquant par la face nord du bar. Au grand dam des serveurs et des serveuses qui avaient du mal à circuler. Malgré la horde de musicos débridés et grisés de matières liquides, les employés du bistrot sont restés très zen. Pendant ce temps, nous investissions le terrain table à table. Avec des rencontres hors champ musical. Le batteur avait déposé ses baguettes sur une table d’éducateurs, puis de militaires… Un joyeux mélange au cœur d’une métropole européenne. De la joie et du plaisir à quelques heures de l’Ukraine sous les bombes, et pendant tous les massacres de population (abominable médiatisé ou non, avec proposition d’aide internationale ou non…) sur la surface du globe. Ce n'est que de l’égoïsme d’une jeunesse nantie. Vous venez de faire connaissance avec une autre voix.
La plus culpabilisante. Une voix dont j’essaye de me débarrasser. Sans doute impossible. La plupart d’entre nous ont été élevés par une éducation culpabilisante. Mange tes pâtes, y a des gosses morts de faim, tu as de la chance de pouvoir aller à l’école alors que d’autres en sont privées, tu as un toit sur la tête la tandis que d’autres sont à la rue, tu vis dans un pays en paix pendant que d’autres sont sous les bombes… La liste des culpabilisations n’est pas exhaustive. Chaque internaute pourra y rajouter son petit ou grand héritage de culpabilisations. Je ne réussirai pas à m’en débarrasser. Uniquement atténuer sa portée. Au moins l’empêcher d’empêcher le désir. Pour continuer de projeter. Conscient de la douleur du monde sans en faire une tombe quotidienne. Ni un index pointé sur la joie en chantier. Jouir n’est pas fuir. Facile jonglage de mots, réplique la voix.
Une fuite en s’aimant ?
Autre quartier, bar de très nuit
Obligé de montrer patte blanche pour entrer. Sans discrimination de couleur de mains. Du son confiné derrière des rideaux fermés. Une main entrouvre la porte. Des yeux de « pro de la nuit » balayent la rue. Bonsoir. Son regard me replonge aussitôt dans la Chute, d’Albert Camus. Guère un hasard de repenser à ce texte sur la culpabilité d’une nuque qui ne cessera de couler dans la mémoire de Jean-Baptiste Clamens. Tu devrais le relire, attaque à nouveau la voix. Le « physionomiste accepte de nous laisser entrer. Pour traverser une frontière. Avec changement d’espace-temps.
Le passage dans une autre dimension. Avec quelques us et coutumes d’une époque révolue. C'était mieux avant ? Sans doute pas pour tous. Et encore moins pour toutes. Revenons au c’est mieux pendant. Donc l'ambiance en cours. Elle semble imperméable à notre période. Rien de tout ce qui pollue les artères de notre jeune siècle. Vieilli en accéléré par le retour de vieux démons obscurantistes et autres ventres encore féconds. Rien de tout ça entre ces murs. Le pire de notre ère n’avait pas la bonne main à montrer. Haine et Division restées sur le trottoir.
Toutes sortes de gens. C’est ma première impression. Sans les affinités électives (du tabac PMU à l’étoilée avec des menus avec et sans affichage de prix) de la quasi-majorité des bars, restos, salle de spectacle. Sans doute une mixité éphémère ; après l’aube, l’éventuelle gueule de bois, chaque passager et passagère du bar reprendraient le fil de ses codes habituels. Peut-être des amis de promiscuité qui ne se supportaient pas dans leur quotidien. Voire jusqu’à se détester et éviter de se croiser dans la « vie du jour ». Comme dans la majorité des clubs et autres lieux de « griserie collective ». Néanmoins, une différence importante dans ce bar. Laquelle ? Aucun critère de sélection.
Pas tout à fait vrai. Le regard à l’entrée est la sélection. Comment s’opère-t-elle ? Un scan rapide. À l’animal. Une forme d’intuition à très grande vitesse. Un scan partial ? Bien sûr. Sans la sélection habituelle par l’argent, les vêtements, le sexe, la couleur de peau… Tout se joue en un regard. Et deux mots : oui ou non. Avec ici nulle carte de club. Chaque femme, homme, autre genre, ayant franchi le seuil, est logé à la même enseigne que tous les autres. Ça ne vous rappelle pas quelque chose. Trois mots au féminin. Un trio inscrit au fronton de nos écoles et mémoire. Chef, tu peux me faire un cocktail Libegaternité. Avec ou sans alcool républicain ?
Corps et paroles se frottent. Un frottement sous domination musicale. Un lieu déconseillé pour les tympans fragiles. Avec obligation de se rapprocher pour se converser. Des conversations avec des mots manquants. Chaque oreille tente de recréer des phrases entières. Ici un mec qui emmerde une femme, c’est direct dehors. Et pas de retour. En tout cas, pas avant un paquet de temps. S’il récidive, c’est tricard à perpète. Les explications d’un des patrons. Ce qui m’a été confirmé par une cliente venant très souvent seule. En effet, la confirmation que le pire, dont le sale rapport aux femmes, est bien resté à la porte. Pas la moindre appréhension dans le regard de la moitié de l'humanité. Un lieu safe pour tout le monde, comme diraient les jeunes. À ce propos, une autre découverte.
Le doyen de la soirée du bar.
Chibani by Night.
Plus vingt ans sur les trottoirs de l’aube. Fort heureusement, l’un des jeunes était en capacité de conduire. Il nous à largués dans un autre coin de la ville et du jour se levant. Avant de s’éloigner vers sa campagne. On va manger, fait le batteur. Délestant ses baguettes pour nous concocter une plâtrée de pâtes, histoire de cimenter la fin de soirée. Vous venez à la manif demain. Tu veux dire aujourd’hui ? Vous venez avec moi, les mecs. Elle nous regarde un par un. Le trio se dérobant. Elle insiste. Je finis par accepter. Ça te fera une nouvelle expérience, me dit la voix m’obligeant à alimenter mes textes d’événements nouveaux. Sortir du pré-carré du clavier et du « yakafaukon». Ma future première manif de la journée internationale des « droits des femmes ». Elle a eu lieu en ville. Et d'autres manifs partout dans le pays et le monde. Loin de nos paupières fermées.
Une idée post-réveil trempée dans nos cafés et relents de nuit chargée. L’initiative lancée par l’homme aux baguettes et pâtes. Et on te ramène après. Ça suffisait les délires poético-digressifs du vieux libertaire. Le plus âgé des clients du bar de très nuit. Fallait ranger le chibani dans sa boîte à ego du siècle dernier. Un rangement après une halte au Mac do. Que quelques personnes à manger, à l’heure du goûter. Je suis quelque peu gauche dans cet espace. L’ancien drivé par quatre habitués. Toutes les commandes se prennent à des bornes automatiques. Puis nous allons nous asseoir. Avec chacun un numéro sur un carré de plastique pour le déposer sur la table. Les serveurs se déplaçant pour une livraison de proximité. Ils repartant avec le carré numéroté. Le repas avalé, nous allons déposer nos plateaux. Sagement. Et avec une interrogation.
Nos gestes à la place de postes supprimés ? Si tu ne le fais pas, ils ne vont pas réembaucher, mais rajouter une charge de travail aux employés. Ma voix de bon sens. Elle a raison. Même si nous participons au système bien rodé ; il se sert de nos gestes pour gagner plus. Avec en plus, des incohérences. Nous devons opérer un tri sélectif ( pléonasme passé dans le langage courant. Deux ouvertures distinctes. L'une avec « déchets de nourriture » et l’autre « déchet papier et emballages ». Je vide consciencieusement mon plateau. En me rendant compte que c’est la même poubelle. Pourquoi trier avant un prochain tri ? Sans doute que des communicants de chez Mac Do ont la réponse. Fin de la pause. Et retour au bercail.
Réveil usé dimanche matin. Vidé par mon gymkhana urbain inhabituel. Mon avant-dernier neurone resté en ville. Le daron fatigué, mais rassuré sur l’état du monde. Pas si foutu que ça. Même s’il l’est, insiste ma voix pessimiste. Elle n’a pas tort, mais aucune envie de l’écouter. Préférant rester sur mes impressions. Rassuré par tous ces jeunes, moins jeunes, et vieux, continuant d’œuvrer dans ce merdier planétaire. Une œuvre avec ses petits ou grands moyens. Une présence dans le chantier. Dans quel but ? Continuer. Au moins tenter. Continuer de quoi ? Enchanter sa part de passage éphémère sur la planète. Comme ces musicos. D'aujourd'hui et de toujours. Dont la grande Nina Simone. Elle est au Panthéon. Parmi de nombreux autres musicos de talent. Des hommes, des femmes, autre genre, des gosses. Certains musicos connus et d'autres moins visibilisés. Dans la lumière ou l'ombre. Mais des musicos logés à la même enseigne.
Au Panthéon de la beauté.