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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 9 septembre 2016

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«Mémé 9-3»

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Serge Reggiani "La Vieille" © LordMgls

C’est une de mes petites-filles qui vient de me donner le nom. Mon nom et celui d’autres femmes comme moi. Je l’avais jamais entendu. On apprend à tous les âges. Mais ça changera rien à ma vie. J’ai toujours été invisible. Depuis la naissance jusqu’à la mort. On est beaucoup comme moi. Des femmes invisibles qui vivent et meurent sans hisoire. Combien ? Au moins des milliers en France. Peut-être beaucoup plus. On nous connaît pas mais on sait qui sont nos maris. Parfois les journaux parlent de leur vie de nos hommes. J’ai déjà vu des reportages à la télé. Jamais entendu ou vu quelque chose sur nous. Rien. À quoi ça servirait ? Tout le monde s’en fout. On est que des vieilles. En plus très pauvres. Mais on nous a quand même trouvé un nom que pour nous. Je l’ai déjà oublié.

À 93 ans, j’ai plus rien à perdre. Ni à gagner. Allongée ou assise dans mon petit studio. Pas me plaindre car j’ai tout ce qui me faut. En plus, j’ai une voisine qui me fait les courses. Elle est très gentille.  Mes cinq enfants et leurs femmes viennent souvent me voir.  Pareil pour mes onze petits-enfants. Un arrière-petit-fils est arrivé il y a 10 ans. Je suis comblée de ce côté-là.  Mes enfants m’ont tannée pour que je quitte mon logement. Ils m’ont trouvé des appartements plus grands. Mon fils aîné voulait même que j’aille vivre chez lui.  J’ai refusé. Les vieux c’est pas des cadeaux. Ma mère est restée jusqu’à la fin de sa vie chez moi. Je l’aimais bien mais parfois j’avais envie de l’étrangler. Paix à son âme. Hors de question que je sois à mon tour un boulet. En plus, je suis bien ici où je vis depuis trente deux ans. C’est le logement que j’ai trouvé juste après la mort de mon mari. Pas facile car j’avais pas de fiche de salaire. Jamais travaillé de ma vie. « Tu rigoles maman quand tu dis que t’as jamais travaillé. C’était 24 sur 24 que tu étais au boulot... à la maison. ». L’une de mes filles aime pas quand je dis ça. En tout cas, ils ont été bien à la mairie quand je me suis retrouvée sans toit. Je suis très heureuse dans mon quartier. «  T’as l’âge de notre département. Mémé 9-3». Mon arrière-petit fils qui m’a dit ça à mon anniversaire. Un super anniversaire. On était un peu serrés mais tous étaient venus. Ma tribu au complet.

Deux ans que je suis pas sortie de chez moi.  Les jambes m’ont lâchée. Le reste ça va pas trop mal.  La tête aussi. Mais je sais bien que je radote. Souvent les images du passé reviennent. Quand je vivais à la campagne et que je gardais les vaches de mes parents. Avant mon mariage et qu’on vienne dans cette ville. Je l’ai jamais quittée.  On a toujours été bien ici. Nos gosses aussi. Une vie moche ou belle ? Je sais pas. De toute façon on peut pas en essayer d’autres. T’en as une jusqu’à la fin. Si elle te plaît pas, faut faire avec ou essayer de la changer contre une autre. Moi j’ai pris ce qu’on m’a donné sans me poser de questions. Trop fainéante ou pas assez courageuse pour faire comme d’autres femmes ? Mes gosses et leurs gosses font plus du tout comme ça maintenant. Eux ils veulent choisir leur vie. Même les femmes d’aujourd’hui sont plus comme nous d’avant. C’est mieux pour elles. Des femmes qui savent dire je.

Le monde rentre chez moi que par la télé et la radio. Les deux toujours allumées ensemble.J’aime bien avoir ce bruit tout le temps. Mes petits-enfants m’apportent aussi la température du pays et de la planète. L’autre fois, deux de mes petites-filles se sont engueulées à cause du burkini. L’une était pour, l’autre totalement contre.  « On est dans un pays démocratique et on s’habille comme on veut. Relis la loi de 1905 ou lieu de dire des conneries qu’on te débite à la télé. ». Sa cousine a levé les yeux au plafond. «C’est toi qui te fais manipuler par les islamo-gauchistes. Ca commence par le burkini et après on sera  toutes obligés de se voiler. Regarde à Kaboul et en Iran comment les femmes était habillées. T’avais même des mini-jupes dans les rues de Kaboul. T’as vu ce que c’est devenu ? Faut pas jouer les bisounours. » «  Toi t’es bonne pour voter FN. Arrête de croire bêtement tout ce que les médias te sortent à longueur de journée. ». Je les ai jamais vues comme ça. Plutôt des gamines gentilles et super tranquilles. Je croyais qu’elles allaient en venir aux mains. Elles m’ont demandé ce que j’en pensais. À vrai dire, je m’en fous. Des problèmes plus importants que ça, surtout en ce moment. Mais peut-être que je me trompe. Laquelle des deux est dans le vrai ? Toutes les deux tellement convaincues d’avoir raison.

Pendant qu’elles s’engueulaient, j’ai repensé à la fois où je suis allée voir des jeunes qui avaient emmerdé la fille de ma voisine parce qu’elle portait un short. C’est une bande qui traîne toujours au bout de la rue. Ils bougent pas de devant chez eux. « Comment vous avez vuqu’elle avait un short ? Parce que vous regardiez ses jambes.  Si vous voulez pas les voir, vous avez qu’a lever les yeux au ciel ou les baisser sur le trottoir. Et toi là, je vois ton slip qui dépasse. Oui c’est à toi que je parle. Moi j’aime pas quand ça sort du pantalon. Si je veux pas le voir, je tourne la tête. On est en France ici. Si vous voulez pas voir de jupes, vous allez qu’a aller vivre en Arabie Saoudite ou dans un autre pays où c’est interdit. Ici en France, tout le monde s’habille comme il veut dans nos rues. Que ça vous plaise ou pas. La prochaine fois que vous l’insultez la p’tite, je vous arrache les yeux. Au lieu de l’insulter, dites-lui  bonjour. Elle s’arrêtera peut-être. ».  Ils m’avaient regardé en se disant que j’étais complètement folle. Mais aucun a rien dit. Depuis, ils l’emmerdent plus du tout. Je suis pas très intelligente mais je sais que toutes ces histoires ça sert des gens. Comme les intégristes qui vident la tête des jeunes pour les envoyer mourir. Ça arrange bien aussi les marchands d’armes et leurs copains haut placés en France et ailleurs qui se font de l’argent. La Marine Le Pen elle aussi très contente de ces histoires de burkini et de merdeux qui emmerdent les filles à cause de leurs vêtements. Encore plus contente quand il y a des attentats pour avoir plus délecteurs. Toujours qui gagnent sur la bêtise humaine. Quand les pauvres se tapent dessus, les riches applaudissent. Si c’était pas le voile ils auraient trouvé autre chose pour diviser. Facile de mettre de l’huile sur le feu déjà bouillant des quartiers populaires. Je dis ça mais c’est peut-être des bêtises. C'est ce que je ressens. Moi j’écoute ce qu’ils disent tous à la télé. Mais je regarde surtout leur visage. Un visage, même maquillé pour la télé, finit toujours par dire la vérité. Surtout les yeux. Même les plus intelligents et malins finissent par montrer leur vrai fond. On lit le cœur des hommes dans leur regard. À qui faut faire confiance ? Ni à Dieu, ni aux hommes.

Mon fils aîné pense que j’ai perdu la boule. Il me l’a jamais dit mais me parle comme à un bébé. Pas moi qui ai perdu la boule. C’est le monde qui l’a perdu. Moi je suis juste une vieille femme qui va pas tarder à mourir. Une poussière toute ridée qui intéresse personne. En période d’élection, les gens de la politique viennent pas voir les femmes comme moi sur le marché. Ils vont pas perdre de temps à sourire et serrer la main avec moi. Je rapporte rien. Même pas aux impôts. Pourtant j’aurais été contente de pouvoir payer des impôts ; ça prouve que tu gagnes de l’argent. Mon mari en a jamais payé non plus. Pas avec son salaire qu’il était imposable. Pourquoi je parle de ça ? Peut-être que mon fils a raison : je perds la boule. Je délire et de temps je dis du mal de tout le monde. Même des gens que j’aime. Dieu aussi s’en prend dans la tête. Je lui en veux beaucoup à lui, plus qu’aux autres. Il va m’entendre quand je serai en face de lui. Il a intérêt à avoir des explications. Comment lui qui voit tout  a laissé le monde devenir une poubelle de sang et de larmes ? Pas grave à mon âge d’être un peu folle. Une vieille folle de 93 ans peut pas se faire exploser ou mentir à la télé ou ailleurs. Pas moi qui rajoutera de la haine et connerie à la planète. Mes mots servent qu’à me sentir vivante. Une ombre encore debout dans sa tête.

Où j’en étais déjà ? Ah oui… À mon nom. Pas celui de famille. Celui là je le connais depuis très longtemps. Que ça que je sais écrire. Non, je parle de l’autre nom. Celui qu’on a donné à toutes les femmes qui me ressemblent. Avant, quand je sortais, j’en croisais. On se parlait un peu à la poste ou au supermarché. Ça va ? Tes gosses vont bien ? La santé c’est le principal… Des mots de pauvres qui ont pas grand-chose à se dire. Que les naissances et les morts qui sont importantes pour nous. Le reste c’est le temps qui passe. Pour dire des choses nouvelles, faut les vivre. Nous c’est comme si on se réveillait et se couchait sur une photocopieuse. Rien change, à part les jours qui s’ajoutent sur les épaules. Mais on a quand même des bons moments. Même si les joies et les rires durent pas longtemps. Peut-être comme ça pour les sept milliards de terriens. Pauvre ou riche, le souffle est le même sous la poitrine. «  Mémé, je vais devoir y aller. ». La voix de ma petite-fille me fait sursauter. Je m’en veux de m’être assoupie. La pauvre a fait des kms pour moi, et moi je m’endors. Elle me prend la main.

Son regard c’est mon petit soleil à moi, mon cadeau de la journée. Pareil quand mes autres petits-enfants viennent me voir. La vie c’est eux, pas ce qu’on nous raconte à la télé et à la radio. Faut arrêter d’écouter les vendeurs de vent et serrer ceux qu’on aime contre sa poitrine. Je suis bête, pas été à l’école, mais je sais ce qui est important pour les hommes et les femmes. Le présent est ton seul trésor sur terre.  Que tu crois en Dieu ou pas. Moi je suis croyante mais je sais que la vie est d’abord là. Elle me serre dans ses bras. Je sens son parfum. Elle est belle ma petite-fille. En plus, elle a plein de diplômes. Pas comme les autres abrutis au bout de la rue qui traquent les shorts de filles. Je dis ça mais je les déteste pas. Ils sont pas méchants. Juste un peu bébétes comme tous les gosses de leur âge. De temps en temps, j’ai envie de les secouer pour qu’ils se bougent. Qu’ils arrêtent de se faire manipuler par les vendeurs de la télé ou ceux qui leur promettent des vierges après la mort. Pas envie de tout leur passer à ces sales gosses mais c’est vrai que c’est pas si simple pour eux. Les gosses des beaux quartiers ont de plus larges ailes pour s’envoler. Plus de quarante ans que ça dure dans le 93 et ailleurs. Toujours la même chanson. Juste la tête de ceux qui font les promesses qui changent. Mais pas une raison pour baisser les bras. « À bientôt Mémé.». Elle va vers la porte. Qu’est-ce que j’aimerais avoir ces jambes, au moins une fois par semaine. «Fatima.». Elle se retourne. « C’est quoi le nom que tu m’as dit ?». Fatima me sourit.

« Une chibania.».

NB)  Une fiction inspirée de la lecture de cet article. Première fois que je lisais le terme «chibania»...

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