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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 10 décembre 2015

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Le manège de «Mamie 13 novembre»

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PRAXINOSCOPE JOUET OPTIQUE © LACABANEDUREVEUR

"Je partage mon héritage pour qu'elle vive dans l'au-delà"

           Suis-je folle ? Mes proches, certains de ceux qui me croisent, doivent le penser. D’aucuns sûrement même prêts à me mettre sous curatelle. Sans doute vrai que suis folle. C’est le seul moyen que j’ai trouvé de ne pas perdre plus que…Toi. L’air entre et sort de mes poumons par habitude. Chacun de mes gestes est comme celui d’une automate. Grace à cette folie que je me lève chaque matin, fais ma toilette, bois ma tasse de thé devant la fenêtre. Ta place, après nos déjeuners ensemble.  Chaque fois, nous restions un instant, silencieuses. Derrière la vitre, la tour Eiffel semblait plus petite que toi. Ma petite fille unique, rassurée entre deux vieilles dames.« Mamie, je suis vraiment très heureuse de vivre dans cette ville.». « Merde, il est déjà c’t’heure là ! Faut vite que je file à la fac !». Après tes départs, je ne desservais pas la table avant le soir. Notre repas continuait un peu. Tu n’arriveras plus jamais en retard.

Que t’était-il arrivé ce jour de ta déclaration d’amour à Paris. Belle rencontre amoureuse ? Bonne note ? Peut-être juste joyeuse de ton printemps naissant sur ta ville ? Je ne t’ai pas posée la moindre question. Aucun besoin d'en savoir plus sur les origines de ta joie. J'étais juste heureuse de te regarder heureuse. Même ton dos souriait. Paris a perdu une de ses lumières. Et mon dernier soleil.

Depuis, je feuillette en boucle les albums photos. Très vite. Comme si mes doigts fébriles, bouffés d'arthrose, pouvaient te ressusciter. A la manière de ce Praxinoscope offert pour tes cinq ans. Toi, comme moi, on oubliait toujours le nom de cette invention. Qu’est-ce qu’on se marrait. « Mamie quand tu seras morte, je mettrai tes photos de toi dedans. Et je le ferai tourner pour que tu continues d’être là, avec moi.». Le plus beau cadeau d’une petite-fille de six ans à sa Mamie. Tu n’auras jamais vingt ans. J’en ai 84. Parce que d’autres ont voulu inverser les règles de la vie, te faire partir avant ta Mamie ; c’est moi qui te fais tourner ma p’tite fille chérie. Plusieurs fois par jour. Parfois pendant mes insomnies. On continue de se marrer. On ne cessera de se marrer, toi et moi. Comme avant toute cette nuit de sang et de connerie. Si je les tenais ces… Te faire tourner est la seule chose qui me calme et me fait du bien. Parfois, j’ai l’impression que l’autre vieille dame se marre elle aussi. Toutes les trois réunies. Comme pendant nos déjeuners.

Ce n’est pas notre jeu qui me fait passer pour une folle. Personne ne sait que je te fais tourner  dans cette boîte. Un jouet que tu ne voulais pas emporter chez tes parents. Rien que pour nous deux. Ils me prennent pour une dingue parce que je distribue de l’argent aux SDF. Comme d’autres partent avec un sac avec du pain, je sors avec les poches pleines de billets. «Tu seras jamais comme ça, toi Mamie. ». Ta brusque inquiétude lorsque nous avions croisé une vieille folle insultant tous les passants. Aucun souci ma p'tite-fille chérie, je n’agresserai personne. Même si j’ai rêvé de tuer ces barbares, les détruire comme ils l’ont fait de toi. De moi. De Paris et du monde. De l’humanité. Sûrement que je suis sous les effets post-traumatiques comme disent les psys. Tant pis. Je n’ai plus que ma folie pour te survivre. Ne pas mettre fin à mes jours ou sombrer dans la haine. Rester à hauteur de cœur.

De ton cœur si gros. « Pourquoi y a des gens qui dorment dans la rue ? Mamie, y a écrit sur sa pancarte que le monsieur à faim… ». Une vraie aventure de sortir avec toi en ville. Quand je t’emmenais au cinéma, au restaurant au Louvre, au Mac Do que je détestais, que de sorties ensemble, tu me tirais par la manche et voulais que je donne de l’argent à tous les mendiants qui tendaient la main. « Je te le rendrai Mamie. J’ai de l’argent dans ma tirelire. ». Quelle tête tu faisais quand je te répondais que je ne pouvais pas donner à tout les mendiants. Tu n'avais pas un caractère facile. Surtout quand je critiquais ta musique Métal qui me cassait les oreilles. Ton athéisme, sans doute un héritage de ton père et de ton regretté Papi, m’agaçait au plus haut point. Pourquoi tes parents ne t’ont pas baptisée ? J’étais chiante avec ça, je le sais. Sans doute à cause de ta mort brutale, j’ai changé par rapport à la religion. Bien sûr, je crois en Dieu. Mais, dès que lui et moi nous nous croiserons là-haut, j’ai pas mal de réclamations à faire. Pourquoi laisse-t-il faire tout ça, sans intervenir ? Ça va gueuler dans les cieux. Où en étais-je déjà ? Je perds la tête… Ah ! Oui… A ta tête chafouine et ta moue butée. Ça ne durait jamais longtemps. « On fait la paix. J’ai raison mais c’est pas grave Mamie. ». Toujours à avoir le dernier mot. Pour une fois, ce sera malheureusement moi. Ton dernier mot me manque déjà.

Au restaurant, tu voulais récupérer ce qui restait dans nos assiettes pour le donner aux pauvres. Un jour, tu devais avoir 9 ans, je t’ai expliquée qu’il y avait des associations comme « Les Restos du cœur » s’occupant de ces gens là. Ton visage s’était soudain éclairé. Tu voulais y travailler, plus tard, quand tu serais grande. Bien sur, au fil du temps, tes choix de vie ont changé. Mais tu es toujours restée du côté des autres. Brillante étudiante en deuxième année de médecine. En te tuant, ils ont tué tous les êtres que tu aurais pu sauver. Et emporté, dans leur sillon sanglant, ton amour carnivore. Sans oublier les autres, tous ceux qui ne bénéficieront pas de ta joie de vivre. Même avec tes coups de gueule, pas toujours justifiés. Si jeune et jolie. Comment disent les jeunes de ton âge? Tu me l’avais appris. Une belle fille sexy, elle est… «Encore un coup d’Alois, Mamie. ». Tu te moquais de moi quand je mettais mes trous de mémoire sur le dos d’Alzheimer. Il est vrai que, les derniers temps, je perdais tout. Tu ne perds rien Mamie, tu égares. C’est toi qui me rappelais sans cesse où était mes clefs, mon Pass Navigo, mes lunettes… Aujourd’hui, je suis devenu ta mémoire. Rappeler ma p’tite fille au monde.

A qui transmettre ton héritage ? A tes parents ? Ils ont déjà leur part. En plus, ils n’ont pas besoin de plus d’argent que ce qu’ils gagnent déjà. Beaucoup de mal à comprendre leur course à toujours plus. Cette époque qui fait courir tant de gens après tout avoir et tout savoir. Comme si on pouvait s’asseoir en même temps sur deux chaises, être ici et ailleurs avec son Smartphone, penser avec deux cerveaux, embrasser avec deux bouches… Une époque de merde qui ne pense qu’au fric! Et là, Dieu n’est pas responsable de cette course effrénée au profit et à l’accumulation. Une planète sans cœur, ni cerveau. Moi, si je pouvais, je ferai tout… Laissons tomber ces choses qui me fâchent et me désolent très profondément. L’humanité me déçoit. Encore plus depuis que tu n’es plus  là. Bref : cet argent t'était destiné. Je l'avais mis de côté pour ton avenir. Un avenir amputé par ces salauds.

 Je voulais que tu ne manques de rien, après mon départ. Ma retraite n’est pas énorme mais je n’ai jamais trop dépensé. A part en vêtements, surtout les chaussures. En plus, je bénéficie de la pension de réversion de ton Papi que tu n’as jamais connu. Sûr que lui ne se serait pas mis à quatre pattes dans le salon pour faire tourner des images. Un bougon avec un cœur aussi gros que le tien. Résistant décoré par de Gaulle et, ce qui lui valut nombre de critiques, porteur de valises pendant la guerre d’Algérie. Ton père obligé de céder sa chambre à une famille d’algériens ou d’autres nationalités. Toujours du côté de ceux qui avaient le moins. Ton Papi vivant, cet appartement aurait été un hôtel à migrants. Sa générosité m’agaçait souvent car c’était toujours moi à la lessive et aux fourneaux. Nous nous engueulions sur ce sujet. Pas que sur celui-ci. Heureusement qu’il n’est plus de ce monde… Ton Papi aurait dû mal à comprendre ce qui se passe de nos jours. Comme nous tous.

Une bêtise de distribuer tout cet argent à des SDF ? Honteux de dilapider ton héritage ? Non. Au contraire, j’ai l’impression de le fructifier. Que ta tirelire continue d’alimenter les indignations d’une petite-fille. Une petite main révolté par la misère me guide dans la ville. Chaque fois qu’un regard glacé par la rue s’éclaire à la vue d’un billet, j’ai l’impression d’y apercevoir ton reflet. Des miettes de tes rêves et de tout le bien qu’ils t’ont empêché de faire. Tu n'es pas morte pour rien. Ceux qui t’ont tuée sont plus morts que toi. Tes assassins ne brilleront dans aucun regard. Toi, tu es toujours à mes côtés dans mes «maraudes» à Paris. Chacun de mes pas est le tien, chaque lueur de joie dans les yeux de ces inconnus est adressée à toi. Je marche jusqu’à extinction de mes forces et des billets. Les SDF m'ont surnommée «Mamie 13 novembre » Cette distribution m’aide à me lever. Quand l’autre vieille dame émerge elle aussi de sa couette de nuages. Nous prenons le petit déjeuner ensemble. Pas un bruit dans l’appartement. La fenêtre est vide, sans ton dos. Le praxinoscope toujours à portée de mains.

Encore un p’tit tour de manège !

NB) Cette fiction est inspirée du billet  de Patrick Cohen sur le 7/9 de France Inter.  Quelle beauté  et intelligence dans le geste de cette grand-mère inconsolable. Avec elle, les morts semblent moins morts. Les vivants plus vivants. Le cynisme et la connerie humaine moins sûrs d’eux. Juste un très grand merci à cette inconnue !

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