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Sa présence est incontournable. Pourtant, il est absent. Loin. Un homme jamais rencontré. Vivant ou mort ? Je n’ai pas la réponse. Sans doute mort. Après avoir été torturé. Je crois qu’il était médecin. Pourquoi employer le verbe croire ? Parce qu’on ne pose pas de question face à de telles ombres. Juste le silence.
Aussi fragile que solide. La première impression en la voyant. Un corps d’une femme d’une trentaine d’année très frêle. Un souffle aurait pu la balayer. Et ce même corps paraissait indéboulonnable. Décidé à ne pas baisser la tête.
Je suis vivante.
Irréductible.
Le monde, c’est mon corps.
La vie, c’est moi.
Je suis.
Attablée.
Elle était venue pour faire la fête. En compagnie d’autres vies et mondes. Autour d’une bonne table. Elle a participé à la fête. Souriante. Ici et ailleurs. Un sourire pour camoufler la présence de l’ombre. En vain. Il était là.
Dans son regard.
Un père. Le sien. Celui dans les autres regards croisés par la suite. Les yeux de ses frères. Tous chargés de la même présence à distance. Un compagnon aussi dans les yeux de sa compagne. Il est avec elle. Ayant élu domicile entre ses paupières. Une relation qui n’appartient à personne d’autre qu’eux deux.
Leur alliance muette.
Depuis la chute du tueur, je pense à cette famille. À leurs yeux. Tous avec des regards blessés. Le tueur est un héritier du sang versé par son père. À une époque, il avait une belle vue sur les champs Élysées. Le sang versé était épongé par quelques chèques. Un barbare à une tribune officielle. Donner son nom ?
Notre inhumanité.
Celle qui nous regarde quand on la croise. Chaque fois différente. Mais aussi semblable. Comparer les souffrances ? Les noter par ordre de priorité ? Laissons ça aux comptables de cadavres ou de corps blessés. Quel est ce semblable des souffrances liées à notre inhumanité ? L’ombre d’une présence dans le regard. Celles des absents. Allant et venant entre des paupières. Les fantômes d’une ineffaçable souffrance. Comme d’autres. Des souffrances du passé et contemporaines. Partout sur la planète. L’abominable à ciel ouvert. Avec des douleurs incomparables. Et uniques.
Un chantier d’horreur de notre espèce humaine. Il est ouvert depuis des millénaires. L’abominable ne s’est jamais arrêté. Ou pas longtemps. Juste le temps de dire « jamais plus ça !». Avant de remettre en marche la machine à détruire. Une destruction avec de nouveaux visages et une technologie de destruction meilleure que la précédente. Aucun peuple n’ a échappé à ce chantier. Victime ou coupable. Souvent l’un et l’autre. Avec des héritages sanglants. Une transmission invisible. Qu’on l’accepte ou la refuse. Assoiffés de vengeance ou adeptes de la réconciliation ? Le sang versé ne sèche pas dans la mémoire.
Comme dans la sienne. La mémoire d’une fille ayant fui la mort. Une fuite pour que son corps reste le monde. Un des membres en vie de la planète. Avec sa famille qui a réussi à s'enfuir. Pour échapper au tortionnaire fils de tortionnaire. Tous les deux amis des puissants de la planète. La famille qui a fuit est sans nouvelles d’un homme enfermé dans une prison. L'enfer sur terre. Une geôle gravée à jamais dans les chairs qui ont survécu aux tortures. Leur père aux mains d’un tortionnaire. Pas une des petites mains avec du sang dessus. Ses doigts à lui ont serré d’autres doigts officiels. « Vous reprendrez bien une petite goutte de sang… Euh… Une goutte de champagne.». Un tortionnaire doté d’un passeport-chéquier. Comme d'autres reçus encore en grande pompe.
Le tueur vient de tomber. Une chute que notre espèce peut applaudir. Elle vient de remporter une très grande victoire. Certains êtres vont pousser un soupir de soulagement et penser juste après « plus jamais ça ». Un répit de combien de temps ? La question doit se poser. Pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Mais pour autant ne négligeons pas cette joie. Celle de tout un peuple libéré de son tortionnaire. Pour tomber entre les mains de ses clones ? Toujours la voix qui veut gâcher le plaisir. Que lui répondre ? Ferme là. Pas le moment d’ouvrir ta boîte à rabat-joie. Silence. Et regarde la lumière.
Celle d’une présence incontournable. Un homme entre les paupières de sa fille. Et au fond des regards d’une famille entière. Le compagnon d’une femme, le père, le frère, le copain, le collègue… Tout ce qu’il a été, toujours présent. Avec son pire et meilleur. Mais aujourd’hui, qu’il soit vivant ou mort, c’est sa victoire. Une absence gagnante. Son combat et celui d’autres n’a pas été vain. Une victoire lisible dans le regard de sa fille. Et de tous les être qui l’ont aimé. Une victoire aussi dans d'autres yeux.
Le regard de notre humanité.