Chaque fois déguisé pour son opération. Plusieurs mois qu’il met sa perruque rousse et sa fausse barbe avant d’y aller. Important de ne pas être reconnu pendant l'opération. Il reste toujours un long moment à l’écart avant de s’approcher à pas rapides. Il porte aussi des lunettes noires. Totalement méconnaissable. La nuque tapissée de sueur, les mains tremblantes. Tout doit durer très peu de temps. Dès que c’est fait, il s’éloigne à toute vitesse. Surtout ne pas être repéré. Fuir à toutes jambes.
Pas une seule fois pris en flagrant délit depuis le début. Très dur les premières fois. Il n’était pas du tout à l’aise. Toujours la trouille qu’une main se pose sur son épaule ou la chute de sa perruque. Puis, au fil du temps, il se calma. Une seule fois, il faillit être repéré. Ce soir où Dédé, passant devant lui, s'arrêta et le dévisagea. Il baissa alors la tête et fit demi-tour. Une fuite les yeux baissés. Il ne revint pas durant plusieurs jours. Inquiet d’être repéré.
L’idée lui était venue en voyant un film à la télé. Un type, déguisé en femme, braquait des commerces dans sa ville. Au début, il avait pensé aussi à se déguiser en femme. Essayant même les quelques fringues de son ex devant le miroir. Il fit une tentative en sortant une nuit dans le quartier. Sa marche était maladroite et complètement ridicule. Visible que c’était un homme déguisé en femme. Fallait trouver autre chose. Un comédien, dans la merde, vendait ses ustensiles de travail sur un trottoir dans un marché sauvage. Comme ça qu’il trouva son déguisement.
Une répétition durant plus d’un mois. Il se souvient avec une grande émotion de sa première opération. Ce jour où il avait complètement basculé. Pourtant juré de ne jamais passer à cet acte. Mais plus d’autres solutions. Il était au pied du mur. « C’est ça où tu crèves comme un chien. ». À ce moment là qu’il comprit Dédé. C’était un quinqua, couvert de tatouages, qu’il croisait souvent dans le square du centre-ville. Dédé exhibait ses grosses mains en rajoutant : « Sûr que ces deux là ont pas fait que des belles choses mais… Au moins, elles me sont toujours restées fidèles. ». Dédé affichait souvent un sourire édenté. Ils se revoient une fois par semaine au bar-tabac. Dédé jamais détrôné aux échecs.
Il n’en a jamais parlé à Dédé. Ni à personne d’autre. Pour lui, le pire serait de tomber sur ces gosses. Ses deux garçons vivent dans la même ville. L’un encore en primaire, l’autre au collège. De temps à autre, avec son déguisement, il les observe à la sortie de l’école. De rares fois à les accompagner à bonne distance jusqu’à chez eux. Jamais une seule opération dans le quartier où ils vivent avec leur mère et grand-mère. Ni près de son domicile. Il change très souvent de lieu. Mais avec chaque fois la même méthode d’approche. Arrêter ? Il y songea plusieurs fois. Ne plus y retourner ? Quelle autre solution à court terme ? Malgré ses précautions, il sait que quelqu’un finira un jour par le démasquer. Impossible alors de nier. Comment régira-t-il ? Une question qu’il se pose souvent avec une irrepressible honte. La honte d'en être arrivé là. Se sentant profondément nul. Fuir encore ou accepter l’évidence ?
Chaque soir à la soupe populaire.
PS) Texte inspiré du récit d’un SDF me racontant ses stratagèmes pour aller incognito à la soupe populaire. Sa plus grande hantise: être reconnu par un proche.