Son corps est accroché sur le fil des saisons. Le temps du service. Avant d’être décroché et remplacé par un autre. Chaque jour, il s’effeuille. Avec la sensation de l’inutilité de son existence. Et d’avoir perdu son temps. Une histoire dont le monde aurait pu se passer. Ses proches aussi. Et même lui. Ne pas être n’aurait pas été une grande perte pour l'espèce humaine et la planète. Il est lucide sur sa place. Juste là pour naître, travailler, reproduire l’espèce, avant de crever. Un premier et dernier souffle. Entre les deux, on lui a dégoté une panoplie dans le « magasin à paraître ». Bien tenir son rôle. Sans l’avoir réellement choisi. Juste de quoi donner le change. Rien de plus qu'une façade mobile. Pourquoi faire perdre son temps au temps ?
Déclassement. Il esquisse un sourire. Encore un personnage masculin ! Je lis une pointe d'agacement dans certains regards. Pas de souci ; vous pouvez transformer le il en elle. Ou en n’importe quel autre pronom personnel. Peut-être que je le ferai aussi en cours d’écriture. Revenons au déclassement. Un terme saisonnier qui le met hors de lui. Marre de ce terme revenant à chaque implosion de colère dans les urnes. De grands spécialistes dissèquent le malaise ambiant avec brio. Capable de remonter aux racines du mal et d'expliquer les ressorts de ce déclassement. Des journalistes vont enquêter ici ou là. Chaque fois, de longs articles, des analyses à la radio et à la télé. Un travail souvent très brillant. Avec des analyses et points de vue fort intéressants. Bien sûr, les politiques de tout bord s’emparent aussi de ce déclassement. Dans le sens qui conviendra à leurs objectifs. Rien de plus naturel. Comme décroissance, résilience, déconstruction, transfuge de classe, et d’autres termes ; déclassement est devenu un produit d’appel. Bien côté en période électorale.
Le même spectacle à chaque fois. Elle le connaît par cœur. Pouvant anticiper les dialogues, les froncements de sourcils, les fausses colères, les sourires en coin, les blagues, etc. Un scénario et des comédiens si prévisibles. Guère de suspens. Parfois, de nouveaux visages apparaissent sur les écrans et les affiches. On les regarde avec curiosité. Peut-être un sang neuf qui va secouer tout ça. Espoir chaque fois déçu. Rien ne change sur le fond. Avec toujours la même mise en scène et brouillard. Elle n’est pas la seule à le penser. Des dizaines de millions d’autres ont le même point de vue. Comme le sentiment ancré sous la peau d’une grande partie de la population. Plus dupe. Consciente qu’il s’agit surtout d’un spectacle. Avec toujours les mêmes gagnants et perdants. Que reste-t-il à cette population ? Le pouce levé ou baissé. Pas d’autre alternative.
Comme on peut faire pour un resto. Celles et ceux, bien servis à table, vont évidemment lever le pouce. Normal de ne pas cracher dans une soupe appréciée. D’autre, moins bien servis, vont hésiter. Parmi eux, certains et certaines s’abstiendront de laisser un commentaire. Gardant leur mauvaise impression pour eux. Et il y a ceux qui, après des années de pouces levés ou d'abstention, vont se lâcher d'un seul coup. Marre d’être toujours mal servi à la Cantine de la République. Alors qu’ils voient bien les autres tables. Dont celles toujours mieux servies que les leurs. Pas encore contre la quantité dans leur assiette. Très peu à mourir de faim. Mais ils voient bien que le menu est différent à telle ou telle table. Quelle est la différence ? Des menus beaucoup plus variés. Avec toute sortes de produits. Et un meilleur service. Pourtant la même cantine. Avec Liberté Égalité Fraternité sur tous les Set de table. Juste un slogan publicitaire ?
Sa colère n’est pas celle du frigo vide. Ni de la République c’est mes fins de mois. Non. Il n’ a pas à se plaindre. Un boulot, un toit, de l'amour, des vacances... Pourquoi alors cette subite colère ? À cause du sentiment de ne pas en être. Au début, juste un trouble. Persuadé que ça allait passer. Pas du tout. Au fil du temps et des frustrations, ça c'est mu en colère. Adepte du matin du grand soir ? Bien loin de ses préoccupations. Une formule qui n’intéresse qu’une minorité de l’entre-soi : des romantiques d’une révolution qui, sait-on jamais, peut revenir. De nos jours, certains s’en sont emparés. De nouveaux révolutionnaires en quête de sang pur. Engagés pour le matin de l’extrême-nuit. Il ne partage pas leur haine des autres différents. Pourtant, il leur a apporté sa voix. Pas à cause de son mal-être. Pourquoi alors ?
Ne pas en être. Plus une sensation que la réalité ? C’est possible. Toutefois ; à force de vivre avec sa sensation, c’est devenu sa réalité. Comme une seconde peau. Elle la trimballe du matin au soir. Au boulot, dans sa chambre, pendant ses loisirs, etc. Une existence se déroulant au ralenti dans une salle d’attente. Avec une gestuelle quotidienne quasi-mécanique. Le regard toujours absent. Une femme à côté de son être. Comme tant d’autres habitants et habitantes de ce pays et du monde. Un caddie rempli, le cœur vide. Le supermarché ne satisfait que l’estomac et des petits instants de plaisir, seul ou avec des proches. Mais aucun produit manufacturé ne remplit le fond d’un être. Là où les algorithmes ou des éléments de langage ne peuvent pénétrer. Au cœur de la solitude. Dans son volcan intérieur. Là où l’humiliation, le mépris, l’arrogance, les frustrations se mêlent. Plus d'autres éléments. Tout ce mélange va se transformer en lave. De plus en plus brûlante. Jusqu’ à l’éruption de colère.
Consommer et voter ne lui suffisent plus. Il veut autre chose. Quoi ? En être. Ne plus jouer le rôle du sous-citoyen. Vous ne l’êtes pas cher Monsieur, Chère Madame. Allez vivre ailleurs et vous verrez qu’ ici c’est le paradis sur terre. Guère un hasard si tant de gens veulent venir vivre chez nous. Soyez réaliste, relativisez. Ce discours ; il ne le supporte plus. Entendu depuis son enfance. Peut-être même dans le ventre de sa mère. Ses parents et grands-parents l’ont aussi entendu. L’injonction à relativiser et se serrer la ceinture transmise de génération en génération. Pour lui, c’est fini. Il ne veut plus relativiser. Ni se serrer la ceinture dans un pays ou d’autres font bombance. Il veut aussi sa part de République. En être, aujourd’hui et tout de suite. Pour elle, c’est fini aussi. Plus question de ne pas en être. Elle, lui, et les autres, n’attendront pas le matin du grand soir. Chaque fois, il a une panne d’oreiller. Désormais, leur but est un autre lendemain. Lequel ?
Le matin d'en être.