L'exil à neuf ans ne s’oublie jamais. Comme à tous les autres âges. La douleur est tatouée pour toujours,sous la peau. Personne, gosse ou adulte, ne sort indemne de l'exil. Une souffrance que le temps réussit à apprivoiser, sans réussir à l’effacer de la mémoire. Parfois, ma poitrine se serre en revisionnant les images sous mon crâne. Surtout les regards impuissants de mes parents. J’avais envie de les prendre dans mes bras, pour les rassurer. Papa, Maman, on va s’en sortir. Vous inquiétez pas: je suis là. Les mots cloués au fond de ma gorge. Comment les rassurer alors que j’étais mort de trouille ? Le ventre noué.
Un noeud semblable à celui des êtres autour de moi. Chacun ses bagages à la main, son histoire à l’intérieur. Enfin ce que les uns et les autres avions pu sélectionner à la hâte. Le tri de l'urgence. Ça ou ça ? Ma première maquette d’avion ? Mes disques ? Cette photo avec Pépé et Mémé ? Vite, très vite! Pas le temps de réfléchir sinon le bateau allait partir sans nous. Fallait pas le rater.
Le pire était le silence. Un silence qui m’oppressait comme s’il allait imploser. L’impression angoissante que plus personne n’avait de mots. A peine partis que nos langues étaient déjà mortes dans nos bouches. Entassés comme du bétail, nous n’étions plus qu’une toile de pupilles. Des regards perdus entre hier à fuir pour survivre, et demain, loin très loin, incertain, inquiétant, dans le soleil qui déclinait à l’horizon. Tandis que le présent semblait une succession de minutes chargées d’interrogations et de doutes. La morsure de l’anxiété ancrée dans nos chairs.
Serrés le uns contre les autres, nous étions soudés par la même trouille. Un amas de corps amputés de leur histoire, de leur maison, et de tout le reste de leur identité, dérivant au fil de l’eau. Nos craintes se mêlaient autant que notre sueur. Plus que des sacs d'inquiétudes ballottés par la houle de la mer. Le ciel comme toit provisoire ?
Cette nuit là, mon enfance venait de se dissoudre sous les étoiles. Sur ce bateau qui nous emmenait vers des terres inconnues, je traversais les frontières de la cour de récréation. Les morts, abattus auparavant par mes pistolets de cow-boy, ne se relève plus dans ma nouvelle vie, le sang et les cris désormais pour de vrai. Dernière séance sur mon décor de gosse. Mes jeux déjà des souvenirs des jours heureux. Ma fiction d’enfant envahie totalement par la réalité. La porte de la cour de récré à claqué dans mon dos. Définitivement. Mon école est fermée pour moi. Et mon enfance s'éloigne.
Nostalgique à neuf ans.
Maman a soudain broyé ma main. Pour que je n’aie plus peur ou parce qu’elle avait peur ? Jamais je n’ai su. La pudeur plus forte que la curiosité. A un moment, des sanglots dans le noir. J’avais déjà entendu un homme chialer. Jamais de cette façon ; avec des larmes de gosse. Comme si un cœur d’enfant saignait sous une poitrine d’homme. J’ai eu mal pour lui. Et pour tous les autres. Ces adultes qui, d’un seul coup, n’étaient plus que des enfants devant obéir à des ordres. Infantilisés. Très dur pour moi de les sentir si vulnérables. Plus maîtres de leurs pensées et de leurs gestes. Têtes baissées, nuques soumises. Comme quand le maître me punissait. Mes parents et moi avions le même âge. L’âge de l’exil.
A l’arrivée sur le quai, ça a commencé à crier. Partout des soldats en uniforme. Plus personne pour tenir ma main. Papa et Maman portaient nos affaires. Moi aussi, je tenais un sac. Ils m’avaient laissé le plus petit. Pas trop lourd, mon p’tit ? Je souriais et levais un pouce conquérant. Putain, qu’est-ce qu’il était lourd ! Nous avancions en rangs serrés sous la lumière des projecteurs, tel un troupeau d’ombres. Des ombres bouffées par l’anxiété et la même question. Quel visage aura l'aube?
Un soldat nous ordonna d’un geste de nous arrêter. La queue était très longue au guichet. Plusieurs hommes, assis derrière des bureaux, interrogeaient tous ceux qui débarquaient. Chacun espérait que ça se passe du mieux possible pour lui et sa famille, dépendants d’un bout de papier. Autour de moi que des masques muets dans la file d’attente. Le seul moment où j’ai faillis craquer et chialer. J’ai tourné la tête pour planquer mes yeux rougis. Aucune envie que Papa me voit triste. Lui et maman étaient déjà si effondrés de fuir, quitter notre pays, que je ne voulais pas rajouter une couche à leur tristesse. Inconsolables.
Nous ne sommes plus en sécurité. Il faut partir. On peut tout laisser comme ça quand même, c’est toute notre vie. Si nous restons, c’est notre vie qu’on va laisser. Toutes les nuits, ils parlaient de ça, souvent pas d’accord. Papa voulait partir, Maman espérait que ça s’arrangerait. Ils croyaient que je dormais. Assis dans mon lit, je les écoutais. Une ou deux fois, j’ai étouffé mes sanglots dans mon oreiller. Leurs mots habitaient mon sommeil. Et aujourd'hui mes insomnies.
Notre tour au guichet. Le fonctionnaire, de grosses lunettes sur le nez, nous inspecta des pieds à la tête. Pourquoi il nous matait comme ça ? Nous n’étions pas des animaux. La colère remplaça la peur dans mon ventre. Envie de cogner, sortir toute la haine qui m’habitait depuis que nous avions fui notre pays. Et que j’avais laissé tous mes copains là-bas. Avec le recul, je sais que nos visages, usés par la fatigue et la trouille, ne devaient guère inspirer confiance. Sans oublier les bagages bourrés à craquer, vestiges d’une histoire passée, que chacun traînait comme sa septième merveille du monde. Sa patrie invisible.
Pendant le voyage, Papa rajustait souvent le col de sa veste et se redressait comme devant un miroir. Même s’il était éphémère, son regard fier, reprenant d’un seul coup sa dignité, me rassurait. Maman ne cessait de me peigner avec sa main puis de m’examiner machinalement, comme avant de partir à l’école. Pour une fois, elle ne pouvait pas m’engueuler à cause d’une tache. Comment sera ma nouvelle école ? La cour assez grande pour jouer au foot ? Et mes nouveaux copains ?
Le fonctionnaire fronça les sourcils.
_ Vous vous nommez comment ?
_ Monsieur et Madame Ménard.
Papa posa fièrement sa main sur mon épaule et ajouta :
_ Lui, c’est notre fils Robert.
Le fonctionnaire sourit.
_ Bienvenue à votre famille !
Je l’ai regardé, très surpris. Sa réaction n'avait rien à voir avec ce qui se racontait en Algérie. J’étais persuadé que les métropolitains ne pouvaient pas du tout nous blairer. Tous ne détestaient donc pas les Pieds-Noirs.
Maman afficha un large sourire.
_ Merci beaucoup pour votre accueil !