L’huissier sort de chez moi, les mains vides. Ce qui peut être vendu est noté dans son ordinateur portable. Le mobilier et les objets à emporter quand il reviendra avec un camion et des gros bras. Son regard mécanique n'a consigné que ce que la loi l'autorise à saisir. Je suis sûr de conserver trois tenues, un manteau, trois paires de chaussures, deux couvertures… Le minimum pour ne pas être à poil. Un toit sur la tête et encore vêtu. Pas complètement mis à nu socialement. Pour combien de temps ?
Je me remets à mon bureau. Ma bibliothèque ressemble à une forêt après une tempête. Quelques livres, vitaux pour moi, pas encore vendus pour remplir le frigo ou m’acheter du tabac à rouler. Au moment où l’huissier est arrivé, j’écrivais un texte sur le Net. Des mois que je rédige des poèmes. Une idée née à la lecture de «Là où les eaux se mêlent». Réflexe puéril de coucher des mots sur papier, plus un jeu de mon âge. Besoin de tuer le temps, étrangler virtuellement Bénédicte et toutes les femmes de la planète. J’ai même ouvert un blog. Ultime poussée narcissique d’un homme avec une seule amie: sa douleur. Une amie partagée sur la toile. J’ai souri en repensant à l’huissier. Tous mes poèmes ont échappé à son inventaire. Textes certes vains mais insaisissables.
Gosse, quand j’avais une importante tristesse, je relativisais en pensant aux êtres ayant vécu des événements terribles. Les personnages de nos livres d'histoire broyés par la guerre, la déportation... Et à ceux, juste de l’autre côté de la mer, n'ayant rien à bouffer. Qui n’a pas croisé un jour ce gosse, le regard vide sur un squelette ballonné, vous dévisageant d’une affiche du métro. Debout, dans cette station, vous vous sentez d’un seul coup nanti. Loin d'être à plaindre. Si on cherche bien, il y a toujours quelqu’un encore plus dans la merde que soi. Survivant un étage plus bas que son trou.
Ce matin, je n’ai pas envie de parler de la pauvreté médiatisée: chair à encre et écran plasma. Juste infliger ma situation personnelle à un lecteur potentiel. Prof de français au chômage depuis des années, aujourd’hui au RSA. Alcoolique, camé, coureur de femmes, addict aux jeux, flambeur…. Rien de tout ça. Exceptée une décennie noyée dans une bouteille, avant d’arrêter définitivement. Plus que la clope et les bouquins de la médiathèque de la ville comme vices. Peut-être plus bankable et croustillant d’avoir une raison visible, sondable, pour illustrer ma dégringolade. Aucun os solide à donner à ronger à mon conseiller Pôle emploi. Je comprends pas ce vous faites là. Un type sympa qui croit encore en la culture et aux diplômes. Sans doute une réaction liée à son âge. Une naïeveté rassurante.
Ma carrière de dégringolé a débuté par le plaquage de Bénédicte, une femme avec qui je venais de me marier deux mois avant. Ma première et dernière femme. Tu es trop coincé. Je ne veux pas m’enterrer avec une porte de prison. Elle avait raison. J’avais un balai dans le cul. Le balai hérité d’un de mes ascendants. Pas uniquement elle qui me reprochait mon absence de souplesse. Au collège, j’étais un vrai curé psychorigide de la République. Les valeurs de l’éducation républicaine, l’école laïque…. Que ces mots à la bouche. Le laïcard pur et dur, sans humour. Un enseignant très autoritaire avec mes élèves. Surtout avec les plus pauvres. Sans doute à cause de mon grand-père, instite fils de mineur, qui m’avait transmis son côté « Hussard noir ». Le meilleur pour tous et chacun. Il ne rigolait pas avec les valeurs républicaines. Aucune fantaisie le grand-père.
Quand j'ai débuté comme prof, la main jaune fleurissait sur les poitrines. Au début, j’avais trouvé cette initiative très intéressante, même arboré la main. Jusqu’au jour ou mon grand-père la découvrit au revers de ma veste. C’est un slogan néocolonialiste infantilisant une population fragilisée. Pas tes potes ces gosses de collège, juste tes élèves. Tous des enfants de la République. Ne te fais pas embobiner toi aussi par les publicistes ! Après réflexion, j’ai trouvé qu’il avait raison. Une esbroufe pour diviser et mieux régner. Fort de l’assentiment du grand-père, je ne me suis pas gêné pour critiquer cette initiative. Hyper virulent comme tous ceux qui brûlent ce qu'ils ont adoré. Quelques parents et des collègues m’ont qualifié de raciste. Hier la main jaune, aujourd'hui Jesuischarlie. A chaque époque ses îcones.
J’étais aussi intraitable avec ceux que nous surnommions avec moquerie les «Kévin » : des pauvres bien de notre terroir. Eux et leurs parents étaient persuadés que j’étais un bourge (à cause du costume et de la cravate même en été ?) qui les méprisait. Je refusais de leur faire des cadeaux, pas pire que la compassion, car ils étaient dans la merde. Pourquoi ne bénéficieraient-ils pas du meilleur de l' Éducation nationale. Comme dans les grands lycées de centre-ville. Mes élèves condamnés aux miettes offertes par des gens qui, quelques années plus tard, pratiqueraient l’évitement scolaire. Mon pote sur la poitrine, pas dans l’école de mes gamins. Ségrégation soft ?
Depuis, les politiques de tous bords me donnent envie de gerber. Ma carte électorale émiettée et aspirée par une chasse d’eau. Pourquoi j’écris tout ça ? Énième stratégie de contournement. Je suis un spécialiste du camouflage psychologique. Mes élèves et les politiques ne sont pour rien du tout dans ma déchéance. La principale cause à été le départ de Bénédicte. Elle a déménagé dans une autre région. Plus eu aucune nouvelle d’elle. Un chagrin d’amour jamais digéré.
Après la rupture avec Bénédicte, mon autoritarisme s’est accentué. Plus que ça à quoi me raccrocher pour ne pas tomber. Ma rigidité agaçait ou générait des moqueries, mais elle était nullement dangereuse. Juste d’une époque révolue. Avant qu’elle ne se transforme en violence verbale et physique exercée contre les élèves, surtout les collégiennes. Plus qu’une boule de haine qui humiliait ces gamines, s’ingéniant à les mettre plus bas que terre. J’en ai même giflées plusieurs. Elles payaient pour Bénédicte.
Chaque matin, j'arrivais ivre mort au collège. Un spectacle lamentable. Mes cours ne tenaient plus du tout la route. Seuls ma tenue impeccable et mon rasage de près résistaient au naufrage. J’ai eu une série de blâmes et de mises à pied. La gifle et les insultes à la principale du collège furent rédhibitoires. Foutu à la porte de l’Education nationale et de la fonction publique. Jamais mon grand-père ne l’a su. J’avais coupé tous les ponts avec ma famille. Trop bouffé de honte.
Avec le recul, je sais que mon plaquage avait fait naître chez moi une haine des femmes. Très forte. Une haine que j’arrive toutefois à tenir en laisse. La dissimuler derrière un vernis. Au fond, je sais que je hais les femmes. Ma culture et mes tentatives pour me raisonner n’arrivent pas à me faire changer d’avis. Plus fort que tout le reste. Un peu comme les irréductibles racistes, antisémites, ou homophobes, que je déteste. Grand écart incompréhensible. Sur les conseils de mon dernier ami- lui aussi a fini par se lasser-, j’ai été voir un psy. Très peu de temps. Trop orgueilleux pour penser que je vais mal. Pas malade. Juste un être trahi et blessé. Un homme tombé.
Quelle est l'origine de ma haine des femmes ? Ma réponse est systématiquement: la trahison de Bénédicte. Chaque fois que je parle d'elle, je m'emballe et deviens agressif. Toutes des salopes ! Elles pensent qu'au fric et au sexe ! Fort heureusement que je ne bois plus une goutte d'alcool. La colère apparente qui dissimule les vraies racines. Bénédicte n’a été qu’un révélateur douloureux. Ma haine vient de plus loin que ça. Ancrée très en profondeur. Un héritage familial.
Mon comportement est sûrement calqué sur celui de mon grand-père vis à vis de ma grand-mère. Jamais il ne l’avait frappée, en tout cas devant mes yeux. Fantôme dans la maison, elle avait une espèce de voile devant les yeux, même en souriant. Les rares fois où elle donnait son avis, elle se tournait vers son mari pour avoir son assentiment. Sans réaction de sa part, elle continuait de parler de sa voix très basse. Quand il fronçait les sourcils, soupirait ou levait les yeux au ciel, elle baissait la tête et se taisait. Puis lui, torse bombé, il démontait les arguments de ma grand-mère. Elle encaissait les coups sans broncher. Son buste se penchait jusqu'à ce qu'elle trouve un prétexte pour s’éclipser. A peine était-elle sortie qu'il m’adressait un regard triomphant et complice. Faut respecter les femmes p’tit fils mais… Pff… Elles n’ont pas inventé le fil à couper le beurre. Pas trop leur faire confiance pour les choses sérieuses. J’avais 9 ans. Mon paradis estival. L'enfer de ma super grand-mère.
Loin d’être le seul homme à chuter après une rupture amoureuse. Plusieurs comme moi dans notre groupe de «parole» à Pôle emploi. Après, nous sommes quelques-uns à nous retrouver au bistrot; ça tchatche plus qu’avec le coach censé nous manager. Beaucoup sont tentés par la sirène électorale Marine. J’argumente de temps en temps. Ils sont d’accord avec moi, un vote inutile, mais le feront quand même. Plus rien d'autre de nouveau à croire. Deux des musulmans du groupe penchent plutôt pour des sirènes barbus leur faisant miroiter un meilleur RSA dans l’au-delà. Les premiers persuadés que leur situation est liée aux étrangers et migrants, les seconds victimes d’un complot américano-sioniste, du racisme, et de l’islamophobie. Tous ont leurs -bonnes - raisons dans cette confusion à tous les étages de la précarité. Parfois, je me demande si, moi aussi, bouffé d’aigreur, confit dans ma haine des femmes et du monde, je ne basculerai pas un jour. Un cocu de la vie de plus à alimenter la vague brune?
Malgré ma chute, j’ai réussi à donner le change. Mes vêtements usés mais repassés, un langage parfait. Toujours un côté docte, pour ne pas dire pédant. Guère un hasard si mes collègues de chez Pôle Emploi m’ont surnommé le prof. Contre une clope ou un café, je les aide à rédiger leur paperasserie. Un labyrinthe administratif. Beaucoup plus de paperasse pour obtenir un RSA que de planquer des centaines de milliers d’Euros dans une niche fiscale ou les détourner sur un compte numéroté au Luxembourg. A part mes dents, j’ouvre peu la bouche, rien de ma personne ne faire penser que je survis avec 514 euros par mois. Et que je vais au Resto du cœur.
Pour ne pas me faire repérer, j’ai réussi à me faire domicilier dans une autre ville. Avant, j'y allais avec une vieille mob. Elle a rendu l’âme. Désormais, je suis obligé de faire le trajet à pieds et en bus. Mes courses planquées dans un grand sac à dos, par peur de croiser des gens que je connais. Quand ça arrive, je raconte un voyage à l’étranger ou invente une quelconque randonnée. Un pauvre voulant rester digne, ou pour le moins discret sur sa situation, doit déborder d’imagination. Se réinventer pour rester encore debout.
Une africaine en boubou m’accueille chaleureusement à l’entrée du gymnase désaffectée. Je me glisse dans la queue. De l’autre côté du comptoir improvisé, des bénévoles commencent la distribution. Comme à chaque fois, j’observe en coin mes camarades de galère. Toutes sortes de gens. Les mêmes que dans les transports en commun ou partout ailleurs en ville et campagne. Tous de race pauvre. Nous somme plusieurs cachés derrière des lunettes noires, très opaques. Peut-être que certains, pour planquer leur déchéance, portent aussi des perruques ou des fausses barbes. Pas que les stars qui ne veulent pas être reconnues. Incroyable !
C’est elle !
Aucun doute. Je l’ai immédiatement reconnue. Sa voix, inimitable, m’a confirmé que c’était bien elle. Une voix que je n’avais jamais supportée. Jennifer Laronde, 3 ème D. Une véritable cancre. Qu’est-ce que je l’ai secouée. C’était une vraie emmerdeuse. Elle perturbait mes cours. Rien à tirer d’elle. J’ai humilié cette gosse toute une année devant les autres élèves. Y croive c’est traduit de quelle langue ? Le français pour vous s’est arrêté à la maternelle. Je vous rends votre torchon. Elle traînait avec Malila Benabdoulab, elle aussi humiliée en plein cours. Toutes deux ont été balancées dans une filière courte, style secrétariat ou sanitaire et sociale, orientation qu’elle n’avait pas choisie. Recyclage habituelle des épluchures de l’Education nationale ? Juste le temps pour elles d’avoir seize ans et de pouvoir entrer sur le marché de Pôle emploi.
Elle me sourit. Le sourire habituel d’une bénévole ou compatissant face à son ancien prof ? Impossible de savoir. Peut-elle me reconnaître après si longtemps ? Impossible, surtout avec mes lunettes noires. Aucun risque. Je baisse pourtant les yeux. Pourvu qu’elle ne me reconnaisse pas.
Je pousse un soupir de soulagement. Elle m’a tourné le dos pour aller aider une de ses collègues à décharger des cartons. Je l’ai échappé belle. Cette rencontre me replonge brutalement dans cette sale période. Mes années-prof, surtout d'homme trahi. Ma gorge se serre. L’impression de rouvrir une plaie anesthésiée par le temps.
Souvent, j'ai trouvé que mon grand-père était trop dur avec ma grand-mère. Quand Bénédicte m’a plaqué, j’ai repensé aussitôt à lui. Mon grand-père, contrairement à mon père soumis à ma mère, avait tout à fait raison. Surtout ne pas faire confiance aux femmes, mon p'tit fils. Elles sont… Je suis en sueur, les mains qui tremblent. Vite, il faut que je me tire de ce gymnase. Hors de question de chialer ici. Monsieur s’il vous plaît, c’est à votre tour. Le bénévole n’a plus que trois dents. Je fais mes courses à toute vitesse et repars au pas de course. Mon sac jamais aussi léger.
_ Monsieur, vous avez oublié ça.
Jennifer me tend un pack de lait.
_ … Mer… Merci.
_ Monsieur Le Dantec, vous pourriez donner des cours à l’un de mes fils qui est pas très très bon en français ? Des cours payés, bien sûr.
J'ôte mes lunettes.
NB) Le titre de cette fiction est inspiré du très beau "L'homme qui aimait les femmes" !