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Deux trous dans un masque de poussière. Un homme ? Une femme ? Autre genre ? Un adolescent ? Noir ? Blanc ? Juif ? Musulman ? Chrétien ? Athée ? Riche ? Pauvre ? Une ordure ? Un bel être ? D’ici ? D’ailleurs ? On ne sait pas. C’est juste un regard. Rien pour alimenter la machine à identifier l'autre. Deux abîmes face à notre regard. Tout s’est arrêté entre ses deux paupières. Même le temps semble avoir marqué un temps d’arrêt. Le monde entier aspiré à l’intérieur de cette chair de poussière. Sous la peau d’un être meurtri. Survivra-t-il ? Un corps sans question. Ni réponse. Son dernier luxe est le prochain souffle. Solitude dans la prison du chaos.
Pourquoi ? Toujours la même interrogation. Même si on sait. On connaît la responsable. Sans doute à son chantier de destruction depuis la nuit des temps. Mais on n'avait pas d’image ni de textes sur les horreurs qu’elle commettait. Princesse de l’abominable capable de briser un être ou un peuple entier. Elle joue sur du velours rouge sang. Une princesse sanguinaire qui trouve toujours des collaborateurs. Qui est-elle ? Notre folie humaine.
Elle a encore frappé. Combien sont-ils avec ce regard sous les gravats ? Deux ? Trente ? Des centaines ? Peut importe les chiffres. Chaque solitude broyée pèse le poids de l’humanité entière. Les sauveteurs ne calculent pas. Ils ne trient pas non plus. Courant d’une peau de poussière à l’autre. Sans penser. Ni demander le passeport ou l’ADN de la personne à sortir des griffes de la mort. Sauver est leur seul hymne. Chaque être ramené sur la rive des vivants est leur drapeau. La victoire de toute l’humanité. Étendard levé sous la poitrine d’un semblable.
Que de cris dans ce quartier déchiqueté. Un geyser de mots jaillissant des bouches. Maman revient en boucle. Elle ne répond pas. Ses bras ne se tendent pas. Elle a posé une main sur son ventre. Là où tout a commencé. L’abri avant le premier cri. Une mère qui sait que c’est la chair de sa chair, mais elle ne comprend pas sa parole. Des cris incompréhensibles. Presque à se demander s’ils ne sortent pas de la gueule d’un animal sauvage blessé sous un coin de ciel. Elle reste immobile. Comme étrangère à son propre enfant. Si elle pouvait, telle ou telle « maman hurlée » rouvrirait son ventre, pour accueillir et protéger l’être qu’elle a mis au monde. Loin de s’imaginer qu’il finisse sous les débris d’un immeuble. Mère impuissante. Et en colère. Inconsolable pour l’éternité.
Entre les paupières, d’autres cris. Ceux-là sont muets. Les mots ont déserté les gorges. Ils errent dans les corps. Des phrases brisées et émiettées comme l’immeuble désormais fosse commune. Plus qu’une langue de poussière et de silence. Des lettres émiettées parmi les gravats. Sans doute beaucoup de temps avant de reconstruire sa langue. Avec les mots du premier regard d’une mère, d’un père, d’une sœur… Combien de temps avant de rebâtir la langue du premier « je t’aime » et des premiers pas de l’alphabet ? Peut-être faudra-t-il réinventer une langue. Laquelle ? Une langue dépoussiérée. Sans la boue et les mots des tueurs d’enfance. Une langue avec la mémoire et l’oubli. Pour se rappeler l’horreur pour ne pas la reproduire. Et l’oubli pour pouvoir dire à nouveau conjuguer le verbe aimer.
Déjà, ici et là, des hommes et des femmes attendent en coulisses. Souvent loin des lieux où le sang a coulé. Impatients dans les salles d’attente des studios télés et radios. Avec leur équipe de com, ils et elles peaufinent leur discours. Quel bénéfice tirer de tous ces morts et blessés ? Comment faire en sorte d’imposer leur propos comme de l’information et ceux de leurs ennemis pour de la propagande ? Chaque seconde télé ou radio compte pour gagner la guerre de l’opinion publique. Quels cadavres pèseront le plus en termes d’audimat ?
Plus loin, dans d’autres immeubles, des officiels se sont réunis. Les visages fermés d’hommes et de femmes. Un voile grave sur la plupart des regards. Certains sont sincères, d’autres d’excellents comédiens et comédiennes. Capable de jouer à la demande des rôles fort différents. Tous et toutes, sincères ou non, sont sortis des mêmes grandes écoles des théâtres qui apprennent à diriger le monde. Que font toutes ces huiles réunies dans un grand bureau vitré ? Elles préparent la future minute de silence. Loin des sauveteurs.
Toutes ces petites mains qui tentent de courir plus vite que le temps. Pas celui qui nous grignote peu à peu. Ou, à cause d’une maladie ou un accident, nous arrête dans notre trajectoire. Les sauveteurs courent plus vite que le temps de la folie humaine. Celui qui décide qu’un enfant n’aura pas droit à son histoire. Tué au début de son chantier de vie. Des hommes et des femmes seront aussi amputés de leurs histoires. Parce que d’autres en ont décidé ainsi. Pousse-toi de là ! Les sauveteurs n’ont pas le temps de s’arrêter et témoigner. Ni le luxe de la minute de silence. Chaque seconde compte.
Où se passe cette scène tragique ? Vous avez sans doute une idée. Et sûrement géolocalisé un lieu sur le GPS de l’horreur mondialisée. Avec en plus des images quasiment en temps réel du sang qui coule. Comme d’autres géolocalisaient (certes moins vite et pas en direct) de bouche à oreille, ou à travers des journaux papiers, les lieux de la folie meurtrière des tranchées du jeune siècle dernier. Puis deux décennies plus tard, les camps de la mort. Notre siècle n’a donc pas le monopole de l’abominable. Même si les bruits de bottes de l’antisémitisme, du racisme, et d’autres haines, se font réentendre un peu partout sur notre vieille terre moribonde. Revenons à nos jours et à cette scène tirée de la réalité. Celle d’un moment de guerre.
Sûrement que, si vous aviez plus d’éléments sur les adversaires, vous vous vous situerez. Rares celles et ceux ne penchant pas d’un côté ou de l’autre. Rien de plus naturel qu’une inclination pour telle ou telle cause. Le choix d’un camp contre l’autre. Souvent, on est du côté des « siens » ou de celles et ceux qui nous ressemblent. Mais le plus important est de quelle manière on penche. De quelle façon on vit et pense son choix d’un camp. Avec des œillères comme certains et certaines ? Capable de penser plus loin que son émotion légitime ? Malgré la souffrance de la perte de chers proches ; encore assez d’humanité irréversible pour une empathie multiprises ? Des questions essentielles. Et l’avenir découlera des réponses. Paix ou guerre à perpétuité ?
Déjà trop de digressions ? Vous voulez savoir où se situe cet abominable ? Quelle région du monde ? Juste une dernière digression. Un 11 septembre, la une d’un journal du soir titrait : Nous sommes tous américains. Une réaction très forte face à une telle horreur. Avec peu après des manifestations monstres contre la guerre en Irak et pour la paix. Puis il y a eu les différents « Jesuis ». Dont celui de Charlie, Samuel Paty, et d’autres saines réactions contre l’horreur en France et partout sur la planète. La liste des horreurs perpétrées par notre espèce est longue. À mon avis, aucun drapeau n’a les mains propres. Ni aucune cause juste ou ignoble. Ni un pays, ni un être est parfait. Nous avons des exemples dans l’histoire d’hier et d’aujourd’hui. Halte au catalogage du pire de notre espèce. Trop facile de la dégommer sans cesse. Notre espèce sait aussi se montrer belle et généreuse. Concluons plutôt avec ces empathies qui honorent notre humanité restée debout. Et si on continuait pour tous les 11 septembre en cours sur la planète ?
Nous sommes tous des regards de poussière.