Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1818 Billets

0 Édition

Billet de blog 10 décembre 2015

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Les fantômes de l'isoloir

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
une-ecole-publique

Pépé détestait les jours de vote. Moi, j’adorais. De très  bons souvenirs de gosse. En plus, ça se passait dans mon école primaire. Mes grands-parents en étaient les gardiens. J’y ai vécu une grande partie de mon enfance. Mémé, toujours le sourire aux lèvres, parlait beaucoup. Une vraie concierge, pestait mon père, son gendre. Très différente de  Pépé, les sourcils froncés en permanence. L'ours taiseux de l'école. Pour moi, c'était comme une sorte de capitaine, toujours sur le pont dès l'aube. Présent chaque fois qu’il y avait un souci. Sans lui, rien n’aurait marché. Un homme qui aimait, sans mot. Très bougon. Encore plus en période d’élections. Faut dire que Mémé et lui devaient tout préparer. Quand je me levais, la salle du vote et tout le reste étaient prêts. Ces jours là, Pépé ne descendait jamais dans la cour. Il jouait à chat statue debout devant la vitre de la cuisine, une cigarette aux lèvres. A bougonner contre tous ces gens squattant son école. Il restait enfermé toute la journée. Férocement contre le vote.

Contrairement à lui, Mémé éprouvait un grand plaisir  à accueillir les gens du bureau de vote. On leur apportait des boissons chaudes et des gâteaux. Mémé parlait avec tout le monde. Moi, je voyais plein de copains et copines du quartier. Mes parents, bossant souvent le dimanche, avaient voté parmi les premiers. C'était drôle de voir tous ces gens dans ma cour de récré. La plupart  ne franchissait le seuil de l’école que pour voter ou à la kermesse de fin d'année. La majorité des adultes étaient habillés comme pour un mariage ou aller au restaurant. Avec quand même l’air sérieux. Le front plissé de ceux qui tiennent entre leurs mains un morceau d’histoire du pays. J’en garde de très bons souvenirs. Un moment important dans le quartier.

Pourquoi mes grands-parents refusaient de voter ? Mémé faisait tout comme lui. Jamais elle n’aurait osé le contredire. Tous les deux gardiens depuis des années, dans la même école. Ils connaissaient tout le monde dans le quartier et toute la ville. Quand le maire passait saluer les gens du bureau, il parlait longtemps avec Mémé. « Ça c'est ma p’tite fille. Elle est première de sa classe. » Pépé refusait de venir le saluer. Perché là-haut à tout surveiller. Pourquoi tous les deux ne votaient pas ? Surtout que tout le monde le savait. En tout cas, les gens tenant le bureau de vote, leurs autres collègues de la mairie, étaient au courant. Tout ça à cause du très sale caractère de Pépé. Un sévère avec qui fallait marcher droit. Les gosses de l’école, les enseignants, même la racaille de la cité en face, filaient droit devant lui. Un éternel râleur, jamais content. Mais qu’est-ce que je les aimais Pépé et Mémé. Deux branches sur laquelle ma jeunesse s’est si souvent posée. Je vivais en grande partie chez eux. Mes branches les plus solides. Grâce à elles que j’ai pris mon envol.

Quand Mémé est morte, j’avais 9 ans. C’était à la clinique en centre-ville. Pépé se mit à fumer plus de cigarettes et parler encore moins. Je dormais toujours la plupart du temps chez lui. Il continuait de m’aimer en silence. Mais pas facile pour lui tout seul avec une petite fille. Heureusement qu’une des femmes de service de l’école m’aidait pour mes cheveux. C’était surtout Mémé qui s’occupait de moi au quotidien. Arrivée au collège, je passais de moins en moins de temps chez lui. Parfois, après les cours, je venais le voir. Quand la cour était vide, il descendait deux chaises. Lui fumait, moi je goûtais. Le capitaine avait pris un coup de vieux. Ses sourcils froncés comme d’habitude. Mais plus de lumière dans le regard.

Ma seconde branche disparut quelques mois après mes vingt ans. Une maîtresse trouva Pépé dans sa loge de gardien. Une crise cardiaque. « Après 36 ans de bons et loyaux services pour notre commune et ses habitants, il est mort à son poste.». Le maire avait fait un discours le jour de l’enterrement. Nombre de ses collègues municipaux  étaient présents.  Beaucoup de gens du quartier s’étaient aussi déplacés. Même d’anciens élèves que Pépé avait si souvent engueulés. Le cercueil avait été installé sur des tréteaux,  dans la salle qui servait entre autre au vote. Pour une fois, je ne l’aiderais pas à ranger les tables. Et il ne râlerait pas contre ces putains d’élections. Prêt à rejoindre Mémé au cimetière.  Ses bavardages devaient lui manquer. L’éternité ensemble à trois rues de l’école.

Deux ans avant sa mort, je lui avais posé une question. C’était, je m’en souviens bien : le jour de mon premier vote, à 18 ans et des poussières. Ma carrière de citoyen débuta dans mon école. Notre école à tous les trois. Et à tous mes copains et copines. Ma mère était passée deux heures avant moi. C’était son dimanche d’astreinte. Mon père vivait ailleurs, dans une autre ville. Après avoir déposé mon bulletin dans l’urne, j'étais montée déjeuner avec Pépé. Il fumait devant la fenêtre. Comme à chaque  fois, je  jetais un coup d’œil à la photo de Mémé, souriante dans un immense cadre,  et ôtais mon manteau. Il se retourna. La table était prête pour nous deux. Une viande avec des patates. Le menu habituel de nos rencontres. Sauf qu'il avait sorti le champagne. Nous trinquâmes sans un mot. Il avait acheté les olives que j’aimais beaucoup. Entre deux bouchées, je lui racontais ma vie au lycée et mes projets d’avenir. Au mot avocate, ses yeux s’éclairèrent. Il sourit à Mémé.

Dans notre famille, on ne posait pas de questions. Soit, tu avais compris. Soit, tant pis. Fallait être équipé d'un bon traducteur de silence. Pourquoi tu as toujours refusé de voter, Pépé ? Il tira plusieurs bouffées de sa Gitane. Une réponse ou que dalle ? « Qui t'a dit qu'on voulait pas ? » J’avais haussé les épaules. Il ne répondrait pas. Autant changer de conversation. « Ta mémé est algérienne, moi je suis tunisien. On a pas le droit de vote.» Rarement sentie aussi conne. Comment avoir pu occulter ça ? Pour moi, Pépé et Mémé étaient comme tout le monde. Il faisait tellement partie intégrante du décor de la ville. J'étais persuadée qu’ils avaient le droit de vote. La question ne se posait même pas. A peine rentrée chez ma mère, j’ai lu sur le Net tout ce qui avait trait au droit de vote des étrangers. Imbattable sur le sujet. Pépé avait raison d’être en colère.

Aujourd’hui, c’est jour de vote. Je pousse le portail de l’école de mon fils. A des centaines de kms de la mienne. Comme à chaque jour d’élection, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil aux fenêtres du troisième étage. Jamais de silhouette auréolée de fumée. Ni de femme souriante, un plateau de boissons à la main. J’entre dans le préau. Très investie dans les parents d’élèves et le quartier, je connais plein d'habitants. On commence à papoter avec une voisine. Plus pris de ma branche Mémé. Bien qu’aussi fronceuse de sourcils. Je prends les bulletins et gagne l’isoloir. Toujours avec une étrange impression. Comme d'être une sorte de fraudeuse. Je tire le rideau. Personne n'est au courant.

Mémé et Pépé avec moi dans l’isoloir.

PS) Cette fiction est tirée d’une « Arlésienne » datant de plus d’une trentaine d’années. Le droit de vote pour les immigrés aux élections locales. Plusieurs décennies de promesses non tenues et de mépris, ça use, ça use, les électeurs. Des millions de fantômes qui ne pourront voter ou s'abstenir le 13 décembre....

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.