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Solitude 3
« La psychanalyse est un remède contre l'ignorance. Elle est sans effet sur la connerie; » Jacques Lacan
Sept ans de course sur un mur. Tout avait débuté la semaine après son arrivée au village. Une nuit, elle avait entendu du bruit dans la rue. Très rares les passages de jour. Et encore moins de nuit. Elle s’était redressée dans son lit et avait tendu l’oreille. Des chuchotements dans le silence nocturne. Une présence fugitive. Elle s’était rendormie. Pour découvrir le lendemain une insulte peinte sur la façade de sa maison. Elle l’a aussitôt recouverte de peinture noire. Trois nuits après, la même insulte. Recouverte une nouvelle fois.
Sortir pour gueuler ? Elle l’a fait. Deux ombres se sont enfuies. Pour revenir une semaine après. Elle est ressortie plusieurs fois en gueulant. Au grincement de la porte, les ombres se trouvaient déjà au bas du village. Pas à 67 ans qu’elle allait se mettre à leur courir après. Porter plainte ? Elle est allée à la gendarmerie. « Nous allons bien sûr prendre votre plainte. Et enquêter. Mais nous ne pouvons pas mettre quelqu’un à demeure devant chez vous. Avez-vous des caméras de surveillance ? ». Elle a répondu qu'elle n'en avait pas. Les gendarmes lui ont conseillé d'en installer. Elle ne voulait pas. Les ombres ont continué de revenir. Et elle de sortir à l'aube. Pour effacer la haine encore fraîche. Deux mots peints à la peinture bleue.
Juste deux mots. Le premier était sale. Et l’autre, c’était elle. Ça ne pouvait s’adresser à personne d’autre, dans le village. Une insulte bien ciblée. Ailleurs, d’autres la prenaient en pleine gueule. Dans la rue ou les transports. Désormais, sous forme d'insulte numérique. Contrairement à d’autres, des proches et des lointains ; elle n’avait jamais eu à subir cette insulte. En tout cas, pas directement. Peut-être que des gens qu’elles côtoyaient ou croisés le pensaient sans l’exprimer. Parfois, elle avait l’impression de la lire dans un regard. Sans s’y attarder. Refusant de céder à la paranoïa. Tout en restant lucide. Pas parce qu’elle y avait échappé que ce n’était pas une réalité. Mais loin d’imaginer qu’elle aurait à le vivre dans ce village. Celui qu'elle a choisi pour prendre sa retraite. Après des années à conduire un taxi.
Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. Pas la belle solitude couplée à la musique, la lecture, la nage dans la rivière, le silence, la contemplation d’un paysage, ou d’autres agréables plages de temps hors des autres et du monde. D’autres, comme elle, se trouvent ou se sont trouvés au bout d’index haineux et d’insultes ; avec derrière le « sale », un autre mot. Elle se sent coincée. Submergée. Bien sûr, elle n’est pas naïve et sait que la connerie humaine existe. Et qu’à certains moments de l’histoire, elle génère de gros dégâts humains. Mais première fois qu’elle en est directement la victime. En plus, sans savoir d’où elle provient. Une violence sans visage.
Qui ça pouvait être ? Elle a essayé d’imaginer les ombres venant lui pourrir son mur. Avec comme objectif qu'elle finisse par craquer, revende sa maison et quitte le village. Elle a commencé à lister des susceptibles de commettre ce genre d’acte. En commençant par mettre hors de soupçon certains villageois et villageois. Celles et ceux l’ayant accueillie à bras grands ouverts. Plus tous les autres, vieux et moins vieux, incapables bien entendu de courir comme les deux ombres. Autrement dit, une bonne partie du village hors de tout soupçon. Quels étaient les autres susceptibles de l'insulter sur son mur. Elle a établi une liste avec deux critères : capables de courir et la détestant. 32 suspects potentiels. Sur un village de 127 habitants.
Aller tous les voir un par un ? Les vrais coupables nieraient. Tandis que les autres pourraient à juste titre l'accuser d'accusations calomnieuses. Son geste rajouterait de la haine à celle déjà existante. Et sans en plus débusquer les deux ombres. Elle renonça à sa démarche. Très vite, le maire évoqua la « violence vécue par une habitante ». Son édito n’empêcha pas les insultes de refleurir. Elle bénéficia du soutien de la majorité de la population. C’est peut-être des gens d’un autre village, hasarda le facteur. Elle y avait pensé. Mais ça ne changeait rien. Pas une semaine sans devoir effacer.
Derrière le mot sale, tout être peut se retrouver. Dans la posture du sali. L’insulte n’est pas que pour les autres. Elle avait bien entendu cette insulte. Dirigée contre des personnes très différentes. Jamais elle ne l’avait prononcé contre qui que ce soit. Mais, depuis qu’elle en est victime, elle se rappelle l’avoir pensé. Sa colère légitime - contre tel propos ou tel acte - avait débordé en une haine irrationnelle. Pensant c’est un sale ou une sale… Incriminant tout le groupe dont était issu l’individu qui s’était mal comportée. Même si, l’instant d’après, elle se sentait honteuse. En se promettant de ne pas tomber dans la facilite de « la mise dans le même sac ». Refuser que la colère soit plus forte que ses convictions. Ce qui lui arrive génère nombre de réflexions. Dont la fragilité de chaque être. Des interrogations nouvelles depuis son « enfermement dans un même sac ».
Un matin, elle est sortie avec sa bombe de peinture. Les ombres étaient passées. Elle ne les entendait pas à chaque fois. Mais dans tous les cas ; avant même son petit-déjeuner, son premier réflexe était d’aller vérifier sa façade. C’était devenu une habitude. Ce jour-là, elle eut une surprise. L’insulte était recouverte d’une peinture blanche. Elle avait affiché un large sourire. Adressant un remerciement muet à l’anonyme qui avait effacé l’insulte. Cinq jours après, encore la surprise. Du noir sur la haine en bleu. Pareil acte la semaine d’après. Qui pouvait être cette main recouvreuse ? Une question bien sûr sans réponse. Quel qu’il ou qu’elle soit, une main très efficace. Passant chaque fois derrière les ombres. La recouvreuse.
Deux ans déjà que sa bombe de peinture blanche ne sert plus. Et plus la moindre inquiétude au réveil. Elle n’a jamais supporté de devoir effacer l’inscription nocturne. Se débrouillant toujours pour le faire sans témoin. Elle ressentait l’impression d’être salie de l’intérieur. Comme si le « sale » sur le mur s’était inscrit aussi sous sa chair. Une impression de plus en plus tenace qui avait fini par la mettre plus bas que terre. Très confuse. Une situation la plongeant dans une profonde haine d'elle et du monde. Avec l’envie qu’une main géante l’efface elle aussi d’un coup de peinture. Disparaissant, le problème disparaissait aussi. Arrête de penser comme ça. Ne leur donne pas cette joie à ces ordures. Ne te laisse pas abattre. Tu n’y es pour rien. C'est eux les coupables. Chaque fois, la colère la redressait. Avec une soudaine envie de cogner. Rendre la pareille aux ombres. Inscrire des « Sale cons » en bleu sur leurs visages. Les marquer à jamais de leur crime.
Un jour, plus de duo d’ombres. Et la fin des insultes sur son mur. Malgré cet arrêt, elle est restée longtemps sur le qui-vive. Avec parfois un regard mécanique sur son mur. Cinq années que ça c’était arrêté lorsqu’elle trouva un courrier dans sa boîte aux lettres. Une enveloppe postée de l’étranger. Sans aucune adresse d'expéditeur. Mais le courrier était signé.
« Nous nous sommes jamais parlés. Mais on se connaît bien. Au moins de vue. Ayant vécu dans le même village pendant des années. Notre famille sur la colline et vous au bourg. Nous habitions à la « Grange des trois pins ». Pourquoi ce courrier ? Je tenais à m’excuser en mon nom. Et celui de ma mère qui vit encore au village. Veuve depuis une année. En fait, c’est surtout pour elle que j’écris. Car elle porte une très grosse culpabilité à votre égard. Elle en sait comment vous l’exprimer. Pas une communicante ma mère. Elle préfère la compagnie des oiseaux et des arbres à celles des humains. Son mari, mon père, vous détestait. Et vous savez pour quelle raison. Dès le premier jour, il nous a interdit de vous adresser la parole. C’est lui qui a eu l’idée de taguer votre façade. M’obligeant à l’accompagner. Au début, je ne comprenais pas pourquoi on devait s’en prendre à vous. Puis j’ai fini par intérioriser la haine véhiculée par mon père. Être d’accord avec lui : vous n’aviez rien à faire chez nous. Je vous ai haïe. Une haine également pour tous les gens comme vous.
Comment j'ai changé d'avis ? C’est après mon départ du village, et de nouvelles rencontres. Dont une de mes copines à qui j'avais raconté mes opérations nocturnes avec mon père. Elle m'avait d'abord incendié. Avant de parler longtemps avec moi. Au fil de nos conversation, j’ai compris la folie de nos actes nocturnes. De la haine sans aucun fondement. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses. La seule à avoir été intelligente et humaine, c’était ma mère qui repassait derrière nous. Avec sa bombe de peinture blanche. Pour effacer la haine de son mari et de son fils. Je suis fière de ma mère. Pourquoi tu ne lui dis pas que c’était toi qui repassez derrière nous ? Je lui ai souvent posé la question. Elle se contentait d’un haussement d’épaules. Voilà pourquoi j’ai décide de vous écrire. Et de vous transmettre son acte.».
Elle a refermé la lettre. Après l'avoir lue et relue. Abasourdie par la ce qu'elle venait d'apprendre. Malgré le peu de sympathie de cette famille, elle ne les avait pas inscrits dans la liste susceptible d'écrire des insultes sur son mur. Cette révélation lui a fait du bien. Elle a pu mettre des visages sur les ombres. Mais que faire de cette révélation ? À peine la question posée qu'elle s'est habillée. Avant de grimper sur son vélo électrique. Direction « La Grange des trois pins ». Elle fait quelques mètres et s’arrête.
Aller ou non chez la Recouvreuse ?