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Billet de blog 11 janvier 2017

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Nique le déterminisme !

«Perdre c’est d’abord dans sa tête. Gagner aussi. Certes c’est beaucoup plus facile de réussir dans certains milieux. Est-ce une raison pour brader ses rêves? ». En sortant de son cours ce matin-là, je n'étais plus la même. Comme légère, avec des ailes invisibles. Libérée d'un poids. Prête à niquer le déterminisme.

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    C'est une vraie obsession. J'arrête pas d'y penser. Jusqu’à en rêver la nuit. Souvent le même cauchemar qui revient. Je lis en relis la liste. Une boule dans mon ventre. Je dégouline de sueur. Même pas à la repêche. Impossible. Sûrement une erreur. Je dois l’avoir ce putain de bac. Jamais j’aurais pu penser que ce diplôme aurait eu une telle importance pour moi. Plus que ça dans ma tête. Pourtant en ce moment, j’ai tant d’autres trucs plus importants à penser. Maman, mes frères… On a jamais été dans une telle galère. Mais faut surtout pas que je ressasse tout ça. Impératif de rester concentrée sur mon objectif. Rien ne doit passer avant. Plus que quelques mois à tenir. Réussir à tenir le coup ou craquer? Pas un jour sans vouloir tout plaquer. Abandonner ce serait donner raison au gros con. Et au déterminisme.

Pourquoi vouloir ce diplôme à tout prix ? Personne l’a eu dans ma famille. Mon père, je sais ; il en a rien à foutre. Pareil pour maman. Je leur en veux pas. Ils ont tellement de merde à s’occuper. Des merdes qui traînent depuis des années et plus celles du jour. Faudrait une autre vie pour qu'ils puissent arriver à évacuer tous leurs problèmes. Mon bac c’est évidemment pas leur souci. J’ai essayé quand même d’en parler un peu avec Maman. «Le bac c’est pour aller plus loin  que… Trouve toi plutôt quelque chose qui te donne un boulot tout de suite. Une formation rapide. Mais fais comme tu sens, ma fille chérie.». Puis elle avait vite changé de conversation. Bien sûr que pour parler d’elle, de son ventre finira un jour par la tuer, et de «ton salaud de père». Dès qu’elle me voit, Maman arrête pas de me parler. Je suis sa dernière oreille. Bien longtemps que les frangins l’écoutent plus. Elle est enfermée dans sa bulle. Une bulle de regrets et de haine. Elle en veut au monde entier. En premier à mon père qui l'avait plaquée. Jamais entendu un compliment de Maman. Paraît qu’on choisit pas sa famille. Dommage.

«Toi au moins, tu n’auras pas besoin de réviser pour le bac. Vu ton niveau, tu seras que coiffeuse ou caissière.» Ce que m’avait dit mon prof de français de quatrième en me rendant ma copie. Comme toujours la plus mauvaise note. «Trop fort, M’sieur ! Comment vous avez fait pour deviner que je voulais être coiffeuse ?». Toute la classe s’était mise à se marrer. Pourtant c’était la vérité. À ce moment là, je voulais être coiffeuse. Comme ma copine Jessica toujours assise à côté de moi. Il avait secoué la tête et continué la distribution des copies. «Pourquoi il a dit que?». Jessica faisait la tronche. Elle était vexée. Son rêve de coiffeuse datait de l’école primaire. Elle coupait les cheveux de toute sa famille et les miens aussi. Toujours une super coupe grâce à Jessica. Une vraie fée du ciseau. Pourquoi elle avait les larmes aux yeux ? Pas chialer pour si peu quand même ? J’avais envie de la secouer et de lui dire que c’était pas grave. J'ai jamais vu Jessica autant triste que ce jour-là. Plus que simplement vexée. Des yeux hyper malheureux. Comme morte dedans. J’avais eu du mal à comprendre que ça la touche tant. C’étaient que des mots. Pas mort d'homme.

Quand même pas une honte de devenir coiffeuse ou caissière. Mais je crois pas qu’on rêve de devenir caissière. Ni pute d’ailleurs ou dame pipi. Y a des métiers dont les gosses rêvent jamais. Jessica et moi on était pas les seules à rêver d ‘être coiffeuses. Pas un hasard s’il y a autant de salons.  Faut pas croire  que c’est juste du coupage de cheveux. Y a même une équipe de France de coiffeuses. Et lui, qui a fait sa coupe à ce gros con ? Je l’ai jamais encadré ce prof mais faut reconnaitre que c’était un beau mec, toujours super coiffé et bien sapé. Une barbe de quatre à cinq jours tous les jours comme tous les mecs à la télé. Sûr qu’il passait plus de temps devant son miroir que sur nos copies. Moi, je m’en foutais de ce que pensait ce mec là. Ça se voyait qu’il avait pas envie de bosser dans ce collège. On avait l’impression que sa punition à lui c’était de faire le prof avec nous. Il aurait voulu être dans un collège qu’avec des gosses de bobos qui savent plein de trucs. Pas apprendre à des gens comme nous. Mais rien à foutre de son «que coiffeuse ou caissière». J’ai posé la main sur l’épaule de Jessica. «On sera des super coiffeuses et on l’emmerde! ». J’avais pris le bras de Jessica. Pour la rassurer. Lui remonter le moral.  C’était que du cinoche. En réalité, je frimais devant Jessica. Que de la tchache. Faire croire que j’étais une dure. Pas une chialeuse. Plus forte que le gros con. Dès la fin du cours, je m’étais planquée aux chiottes pour chialer. C’était ce jour que j’avais décidé. Personne m’empêcherait d’être ce que je veux être. Et d’avoir le bac. L'avoir rien que pour faire mentir ce gros con qui nous prend pour des nulles de chez nulles. Rêvant de retrouver son adresse et de lui envoyer la photocopie de mon diplôme. Me venger de son mépris.

En tout cas, il avait réussi à dégouter Jessica de l’école. À chaque cours, il lui envoyait des p’tites vannes en passant. Des humiliations qui lui faisaient perdre toute confiance en elle. Déjà qu’elle était super timide, toujours à croire qu’elle était moche et conne. Pas un canon Jessica mais loin d’être un boudin. Suffisait qu’elle arrive à croire un peu plus en elle. Et à arrêter de se bouffer les ongles en parlant. Moi, il osait pas me vanner. Ça se retournait toujours contre lui. Je lui mettais la honte. Je crois que je lui foutais la trouille. Moi je suis restée jusqu’à la fin de l’année. Jessica a craqué avant. Elle venait de moins en moins en cours. Toujours à traîner sur le parking du collège avec des plus vieux ou au Carrefour. Elle me disait à peine bonjour. Les yeux toujours explosés par les bières et les pétards. Elle était pas venue pendant un mois. J’étais allée chez elle. Ses voisins m’avaient dit que la famille avait déménagé. Un déménagement qui avait pas l’air très clair. Une expulsion ou autre chose? Plus eu de nouvelle de Jessica. Est-elle devenue coiffeuse?

Dommage que Jessica soit partie du collège. Rien à voir l’année d’après. « Je suis pas là pour vous aider à trouver un métier. Moi, je suis ici pour vous aider à vous trouver individuellement et collectivement. Que vous deveniez des citoyens et des citoyens qui sachent penser et ne pas se faire manipuler par le premier venu. Pour ça, il est nécessaire d’abord que vous maîtrisiez votre propre langue. Elle est votre premier passeport.». Notre nouveau prof de français était le contraire de l’autre gros con. Au début, on le trouvait bizarre. Pourquoi il nous parlait de tous ces trucs? Peut-être parce que c’était notre prof principal ? Mais lui en tout cas rendait les copies sans rien dire. Que toi qui connaissais ta note. Sauf si tu avais envie de la dire aux autres. Jamais une vanne pour casser un mauvais élève. Pas juste à s’occuper des premiers de la classe. Grâce à lui que je suis passé de très nulle  à moyenne. Il avait insisté pour que je tente une seconde dans un lycée général. Un mec sympa mais pas du tout un bisounours. Il en a jeté des élèves de sa classe. Fallait pas l’emmerder pendant ses cours. Ses gueulantes faisaient mal aux oreilles. Mais il gueulait rarement. Et savait aussi rigoler.

«Je rêve de devenir infirmier mais j’y arriverai pas. Je suis trop naze à l’école. Mais je veux travailler là où on aide les gens... Même vigile ou homme d’entretien dans une clinique ou un hosto. ». Le jour où un élève avait dit ça, il avait arrêté son cours et parlé d’un truc que personne connaissait. Première fois que j’entendais le mot déterminisme. Il avait expliqué avec plein d’exemples. J’ai repensé à Maman et à mon salaud de père, mes frères aussi. On était en plein dedans. Ce jour là, j’ai compris que le monde ne donnait que ce qu’on lui arrachait. Surtout à ceux de tout en bas. Compris aussi que certains étaient nés avec le monde à leurs pieds. Et d’autres, comme la plupart des élèves de ma classe, sur leurs pieds. Un poids pour t’écraser et t’obliger à rester là où t’étais. Plus décoller de ton quartier. « Perdre c’est d’abord dans sa tête. Gagner aussi. Certes c’est beaucoup plus facile de réussir dans certains milieux. Est-ce une raison pour brader ses rêves? Vas-y: sois infirmier. Essaye avant de perdre d’avance. Laisse personne décider à ta place. Bouge-toi pour toi !». On s’était tous regardés. Super étonnés.Personne osait parler. Nous étions plus la «classe poubelle» du collège. Rares les gens qui nous parlaient comme ça. Sans se la jouer djeune pour nous faire plaisir et sans nous mépriser. J’avais pas tout compris mais ça m’avait fait du bien. «Eh! M'sieur ! J’ai compris : faut niquer le déterminisme. » La seule fois que j’ai entendu Momo participer en classe. Le prof avait souri. «C’est un peu ça mais… Tu l’auras vraiment niqué que quand tu connaitras plusieurs synonymes du verbe niquer. Bon, c'est pas le tout: nous avons du boulot et un programme à boucler. On s'y remet.».En sortant de son cours ce matin-là, je n'étais plus la même. Comme légère, avec des ailes invisibles. Libérée d'un poids. Prête à niquer le déterminisme.

Avoir le bac, c’était d’abord pour prouver à l’autre gros con qu’il avait tort. Lui, je l'ai oublié maintenant. La haine c'est pas vraiment mon moteur. Plutôt la colère qui me fait avancer. Aujourd’hui, réussir à avoir ce diplôme, c’est pour dire à mon prof de troisième qu’il avait raison de croire en moi. Et aussi pour tous mes autres supers profs; grâce à eux que je suis arrivée jusqu'au bac. Mais en réalité c’est surtout pour moi que je veux l’avoir. Me prouver que je suis capable. Gagner contre le « C’est pas pour nous» de Maman.». Même si je sais qu’elle a pas tout à fait entièrement tort quand elle dit ça. L’école de la République, égalité des chances pour tous … Pas si vrai que ça. Les chances sont pas les mêmes pour tout le monde à l'école. Les lycéens des banlieues ghetto ont que les miettes laissées par ceux des beaux quartiers. Et encore, il faut faire la manche pour qu'ils nous laisse quelques places. On part pas tous de la même ligne de départ. C’est du pipeau que leur égalité. Et je suis très bien placée pour le savoir. Pourquoi je pense à ces trucs ce soir? Surtout éviter ce genre de pensée négatives si je veux aller jusqu’au bac et l’avoir. Première bachelière de la famille.

C’est la fin des cours. Les élèves, à part les internes, sortent du lycée. Certains grimpent dans les bus garés sur le parking. D’autres montent dans des bagnoles de la famille ou de copains. J’allume ma clope et je traverse le boulevard. Qu’est-ce que je ferai après le bac? Coiffeuse ça me branche plus trop. Je sais pas trop vers quoi m’orienter. Si, j’ai un rêve, mais je crois que…«Encor eu de la fièvre, ma chéri. Je vai mal…». Au moins mon salaud de père fait pas autant de fautes d’orthographe; les trois fois où il m’a écrit. Je réponds à Maman de prendre ses cachets pour se calmer. Pas un jour sans qu’elle m’envoie ce genre de SMS. Elle m’en veut de ma décision. Rester avec elle et mes frangins dans notre putain de squat ou passer le bac? Fallait que je choisisse. Impossible d’étudier dans un tel bordel. En plus avec Maman toujours sur le dos. Je me sentais pas capable de me plonger dans mes cours. Fallait que je me tire. Même dans de mauvaises conditions. Besoin d’être seule pour me coltiner à ce bac. Je sais bien que pour Maman que je suis une traître. Que je me la pète. Tant pis. Pas l’autre gros con de prof, ni la culpabilisation de Maman qui m’empêcheront d’aller jusqu’au bout. Je suis butée. En attendant, faut que j’appelle. En espérant que ce soit bon pour cette nuit. Vachement dur de trouver des places en ce moment.

Pas la seule à composer le 115.

NB) Une fiction inspirée de cet article et d'autres sur les lycéens SDF. Dormant dans des hôtels et des centres d'ébergement. Parfois dans la rue. Chaque matin et soir, ils passent sous la devise «  Liberté Egalité Fraternité » pour aller étudier. Des élèves de l'école républicaine.

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