« La seule certitude que j'ai, c'est d'être dans le doute. »
Pierre Desproges
La plus grande manifestation populaire dans Paris depuis sa libération en 1944. Foule impressionnante. Environ 1,5 million de personnes collées-serrées sous le ciel de Paname. Très belle liesse de 1998. Tout le pays avait été repeint aux couleurs Black Blanc Beur. Rarement vu autant de fraternité et joie dans les rues de France. C’est donc possible écrit en lettres invisibles dans l’air et les regards. La division n’était pas inéluctable. Au contraire. Vivre ensemble était possible. Sans toutefois obligation de s’aimer. Ni non plus de se haïr. Juste partager en bonne intelligence de voisinage la même parcelle de ciel. Une belle page s’ouvrait. 17 années plus tard, une autre grande manifestation populaire de la même ampleur dans la capitale. Plus toutes les autres partout en France. C’était pour Charlie et l’Hyper Casher. L'ouverture d'une grande plaie nationale. L'étoile avait soudain fané sur le ciel bleu d'un maillot vainqueur. Plus que des nuages sombre au-dessus du pays. Le début de la fin de France Black Blanc Beur ?
De la célébration d’un ballon rond au deuil national généré par des balles d’armes automatiques. Tout venait de basculer. Jamais plus rien ne serait comme auparavant. Très vite, on a senti une forme d’irréparable. Avec de belles images du passé s'éloignant des rues de France tristes et en colère. Fini le « Zidane Président ! » gravé en lumières joyeuses sur l’Arc de Triomphe. La première étoile sur le maillot bleu effacé. Plus de joie collective aux couleurs mêlées. Ni le rêve bleu étoilé de la France sans murs - apparents d’un juillet 1998. Plus qu’une grande fissure. Depuis, elle n’a cessé de s’agrandir. Une fissure du pays alimentée par le Bataclan, Samuel Paty, Dominique Bernard, le 7 octobre en Israël, Gaza… La liste n’est pas exhaustive. Avec ici et là les habituels souffleurs sur braises. Les charognards ne vivant que sur de vraies blessures des autres. Faisant leur fiel sur des souffrances légitimes.
Ne soyons pas non plus naïfs. Les fous de Dieu et autres intégristes décérébrés sont tapis dans l’obscurité. Toujours prêts à éteindre les lumières. En quelque sorte des fascistes de Dieu. Rien à envier à leurs clones nationalistes et adeptes d’un sang pur de souche. Les uns et les autres aussi dangereux. Deux masques mortuaires de l'obscurantisme. Pour paraphraser le grand Jean-Patrick Manchette : les deux mâchoires du même piège à cons. Celui qui a divisé cette douce France chantée par tant de générations. Moins douce pour certains ? C'est sûr. Les écrasés de toutes les couleurs peuvent en témoigner. Néanmoins plus doux de survivre ici que dans d'autres territoires du monde. Revenons au piège toujours actif. Se méfier de ses deux mâchoires. Et faire en sorte de ne pas se laisser piéger. Plus facile à dire qu’à faire. Mais pas d’autres solutions. Pour extraire ce pays du piège en cours. Libérer notre inconscient collectif. De tous ses ennemis. Les visibles et invisibles. Beaucoup de pain sur la planche France. Dans quel but ? Pour continuer de faire ensemble du très bon pain.
Pas facile du tout. Surtout qu'après les assassins, nous avons assisté à une arrivée d'opportunistes. Mais pas des verseurs de sang. Ne tuant et blessant personne. Mais tout de même plus ou moins dangereux. Quel est leur mode opératoire ? Rajouter de la confusion. Dans quel but ? Pour pouvoir tirer la couverture ensanglantée à eux. Et nourrir leur boutique à cliver. Qui sont ils et elles ? Des manipulateurs et manipulatrices. Un schéma classique après une immense émotion. Des manipulateurs et manipulatrices de tout bord. Une poignée qui va ramasser la mise et gagner des pouces levés et followers. Avec vente de livres, de films, ronds de serviette en télé et radio, signature dans tel ou tel hebdo ancien ou né après le drame national, etc. Un grand classique. Avec en plus le retour de : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Encore une couche de confusion sur la fracture. Avec une sauce division. Et ça continue de nos jours. Une confusion ne servant à terme que le pire. Qui ? Tous les ennemis de la démocratie.
Revenons au manipulés. Nul n’est à l’abri de se faire avoir par de bons bonimenteurs et bonnes bonimenteuses. Je me fais parfois manipuler. Surtout quand l’émotion est plus forte que la raison. Avec le désir d’abonder d’emblée dans le sens de ses médias préférés. Revenir à ce que dit et pense sa famille. S’accrocher à la bouée qu’on connaît, par trouille de se noyer. Chaque fois, je secoue mes neurones pour me sortir de la sidération. Et prendre de la distance sur l’événement. Reprendre une tournée d’esprit critique. La majorité face à l’abominable et les horreurs est sincère. Souvent KO. Donc vulnérable. Une majorité prête à suivre le dernier ou la dernière qui a parlé. Mais toutes et tous normalement équipés d’un cerveau. À nous de refuser de marcher au « pas de l’émotion ». Réfléchir plus loin que notre saine colère. À chaque être d’ouvrir son chantier de réflexion. Et de commencer à bosser sur son libre-arbitre.
Même si ça ne changera peut-être pas grand-chose à la fracture. Et à la tristesse de voir un beau pays aussi divisé. Avec en plus beaucoup de représentants (fort heureusement pas tous pourris) politiques souvent pathétiques. Comme nombre de soi-disant journaliste (métier essentiel et qui ne s’improvise pas), de penseurs ayant cessé de penser pour compter leurs pouces bleus, et toute cette intelligentsia - certains artistes compris - plus préoccupée par le buzz que d’offrir des outils de compréhension du monde qui tourne mal. Ne leur jetons pas toutes nos pierres. Gardons-en pour soi. Que faisons-nous pour tenter de ralentir l’élargissement de cette fracture ? Une belle gageure individuelle et collective. Avec petites et grandes mains.
Que rajouter ? Tout a été dit et redit. Avec plus de profondeur qu’un billet d’humeur. Merci d’ailleurs à tous ces penseurs - pas les autoproclamés techniciens de l’info pérorant sur les plateaux pour rajouter de la confusion et de la division - qui nous aident à essayer d’y voir plus clair. Nous obligeant à gamberger plus loin que notre émotion. Ne pas nous laisser aller aux raccourcis faciles vendus à tous les coins de studio de télé et de radio. Sans ces penseurs et penseuses, je dois avouer que j’y comprendrais encore moins. Merci aussi à tous les inconnus - sans visibilité médiatique - qui offrent aussi des éclairages intéressants. Comme certains proches ou rencontres ici ou là. Tous les êtres nous permettant de continuer de douter. Et refuser de penser en meute. Ne pas suivre le premier index tendu. Faire fonctionner notre intelligence naturelle.
Ce billet est écrit surtout sous la dictée d’une forme de tristesse. Quelle perte de temps pour tout le pays. Avec une plaie encore béante. Se refermera-t-elle un jour ? Une affliction face à tout ce gâchis humain. Imputable en premier lieu aux assassins-fanatiques qui ont versé du sang à Paris et ailleurs. Ce sont les ennemis de la démocratie, du rêve, du rire. Les premiers à être combattus. Sans mettre tous les musulmans dans le sac d’intégristes. Ancien athégriste revendiqué, j’avais tendance à amalgamer religion et intégrisme. J’ai évolué. Désormais athée sans haine contre les religions- tant qu’elle reste dans leur entre soi. Combattre partout les fanatiques. Et aussi dans les têtes et les cœurs. Notamment au fond des chairs les plus jeunes. Un combat à mener avec toutes sortes d’armes. Dont l’éducation et la culture. Avec entre autres les guerriers du quotidien ; tels les profs de français et d’histoire. Les éclaireurs de jeunes crânes. Pour aider à défracturer l’avenir d’un pays qui en vaut le coup. France perfectible. Et vivante. Comment retrouver Douce France ?
En réparant nos imaginaires communs.
NB : D'une chanson l'autre: