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Chaque siècle est un corps. Le nôtre. Du premier souffle au dernier. Notre corps où que nous soyons sur la planète. Huit milliards d’humains habitant sous la même peau. Plus toutes les autres espèces. Un corps en ce moment tendu à l’extrême. Certes pas le premier siècle dans un tel état de tension. Le précédent l’était aussi. Comme les autres. Mais des siècles enterrés ; ils ne peuvent plus nuire à notre humanité. Contrairement au corps dans lequel nous habitons aujourd’hui. Vivant. Pour au moins encore soixante-quinze années. Seront-elles moins tendues que les vingt-cinq premières ? Une tension qui court sur toute la surface du globe.
Surtout sur les territoires aux chairs meurtries. Certaines le sont plus que d’autres. Et depuis parfois de longues années. Des populations ne vivant bien sûr pas dans le même corps que le mien. Et de nombreux autres comme moi, plus ou moins privilégiés d’habiter tel ou tel pays. Leur corps de siècle de ces chairs est fort différent. Il est comme une profonde nuit. Voire même un linceul. Avec de moins en moins de vie, de plus en plus de survie. Leur ciel est le même que le nôtre ; en apparence. Reviendra-t-elle ? L’une des questions que ces populations se posent en regardant le ciel. Reviendra-t-elle ? Leur aube n’est jamais une certitude. En suspens. Demain est une hypothèse.
Notre siècle n’est pas tout à fait le leur. Bien que nous partageons la même parcelle de temps. Sans aucun doute, ils préféreraient vivre dans le nôtre. Partager les privilèges d’une démocratie qui n’est pas à feu et à sang. Rêvant d’une existence sans crainte du lendemain, un rêve pour eux et leurs proches. Moins de baisers sur des fronts glacés, plus de lèvres posées sur des peaux aimées. Jaloux de nos histoires ? Rien de plus normal. A leur place, nous le serions aussi. Sur le tapis de la roulette mondiale, ils sont tombés sur les couleurs du pire. Même si, sur notre rive confortable, tout n’est pas que poésie et parfum de roses. Toutefois rien en comparaison de ces êtres confinés dans un chantier de mort permanent. Certains y sont nés. Sans avoir rien connu d’autres. Leur terre natale est une morgue à ciel ouvert. De génération en génération. Venir au monde sur une terre mortelle.
Comme tous les colonisés de la planète. Portant la plaie de leur terre perdue en bandoulière. Quels que soient leurs colonisateurs. Mais je parle de loin, très loin. D’une chair qui ne peut ressentir la douleur d’un colonisé. Ni l’humiliation vécue sous la peau. Même en étant gosse de colonisés. Personne n’est venu un jour me dire ta terre est la mienne, ton ciel est le mien, ton histoire sera racontée par mon histoire de vainqueur, etc. Jamais je ne me suis retrouvé dans cette situation. Ne connaissant la réalité qu’à travers des témoignages et des lectures. Ce qui n’empêche pas d’être empathique.
Avec tous les peuples qui ont souffert. Colonisés ou non. Que ce soit au siècle précédent ou avant. Notre folie humaine fait très peu de pauses. L’horreur se perfectionnant au rythme des évolutions techniques. Ne jamais oublier l’abominable du passé. Surtout en notre période où, ici ou là dans des trous de mémoire ; des bras se tendent, comme à l’époque des camps de la mort. Banaliser le nazisme et la Shoah, c’est nourrir à nouveau la bête immonde désormais numérisée. Une poignée de très puissants sont en train de l’engraisser. Notre folie humaine persiste. Avec d’autres visages et de nouvelles méthodes de propagande et massacre. Mais le but est le même : la destruction de telle ou telle population. Des guerres propres ?
Que les guerriers et guerrières en studio de télé ou radio pour pouvoir l’affirmer. Pas un seul conflit armé sans la négation de l’humanité de l’autre. Même quand il s’agit de bonnes causes et de résistance à l’oppression. Le sang versé sur les théâtres des opérations n’est pas du « jus de fiction ». Certains pensent qu’il n’y a pas d’autres solutions que la guerre contre le qualifié ici et là de « nouvel Hitler ». Peut-être ont-ils raison de vouloir déboulonner ce dictateur. Tandis que d’autres ont une préférence pour chercher le plus longtemps possible la paix (comme pour l’invasion l’Irak). Je dois avouer ne plus rien comprendre. Mais pas que sur ce sujet. Nous traversons des temps tellement confus où la bonne cause d’hier peut devenir la pire. Chaque groupe ou famille de pensée cherchant à tirer l’épingle de la confusion contemporaine. Va comprendre, Charles… Quel merdier sur nos écrans et sous nos crânes. Qui aura raison sur le conflit en cours sur les terres d’Europe ? Affaire urgente à suivre…
Autre pays, même genre d’écrasement. Quelques fois avec des bombes « made in démocratie » comme au Yémen. Certes des conflits se situant très loin de nos frontières. Néanmoins pas une raison pour oublier toutes ces populations (pas que l’ Ukraine sous les bombes) qui continuent de souffrir sous notre ciel contemporain. Avec leur lot de morts et des blessés au quotidien, plus les maladies, la faim, etc. Un abominable qui dure parfois depuis des années, sans aucune proposition d’aide militaire et financière pour se défendre ou se reconstruire. Autant que possible, ne pas mettre toute notre compassion et force médiatique dans le même sac européen. Essayer d’en garder aussi pour d’autres plaies du monde. N’importe quelle population en souffrance, c’est l’humanité entière qui est blessée. Conservons une empathie multiprise. Et sans frontières.
Une colonisation est restée fort longtemps sous silence. Pourtant la plus ancienne de notre espèce. Sans doute une colonisation depuis la nuit des premières dominations. Des êtres avec une souffrance que je ne peux non plus ressentir de l’intérieur. Juste une possible empathie avec le premier colonisé de notre espèce. Déjà une erreur dans la terminologie. En réalité, c’est la première colonisée. Le corps de la femme est la plus ancienne colonie du monde. Certes pas un scoop. Une réalité incontournable. À moins d’un déni par entre autres la peur du changement en cours. Un progrès indéniable pour plusieurs milliards de femmes. Notamment en termes de justice et réparations. Mais aussi un progrès pour l’autre moitié de l’humanité que sont les hommes. Enfin l’égalité pour huit milliards de passagers et passagères de la planète. Pour la fin d’une forme d’apartheid entre hommes et femmes. Toute notre espèce sera gagnante.
Quelles que soient les luttes, essayer d’éviter d’amalgamer. Ce qui n’empêche pas d’être combatif et de vouloir faire gagner sa cause. Sans pour autant céder aux pressions de notre ère d’étiquetage et course à être juge ou procureur de l’autre. Les combats légitimes sont souvent plombés par l’exiguïté mentale de certains et certaines de leurs porte-drapeaux. Occultant par exemple le fait que tous les descendants de colonisateurs ne sont pas d’affreux racistes, et pire encore. La majorité des blancs (la plupart dominés et ne roulant pas sur l’or) ne sont pas responsables d’un système ayant servi une poignée de puissants. Tous les Français et les Françaises qualifiées de souche n’ont pas du sang d’Algérien et d’autres colonisés sur leurs mains. Pareil pour l’autre combat de décolonisation en cours. Celui de la lutte des femmes. Tous les hommes ne sont pas des violeurs et des féminicideurs. Ne pas confondre combattre à juste titre un système et faire du délit de faciès. Nul n’est à l’abri de ce genre de dérive. Balayons devant nos certitudes d’être du seul bon côté et détenir la vérité sans appel. À force de chercher un adversaire imaginaire, on finit par le créer. Et négliger les vraies urgences. Rechargeons souvent notre machine à doute.
Malgré les œillères de certains et certaines, on peut être quand même optimiste. La pensée raccourcie perdra face à la pensée complexe. L’intelligence naturelle n’a pas dit encore son dernier mot. Faisons-nous confiance. Notre espèce n’est pas que barbare et basse du front. Elle a créé de belles choses. Un optimisme malgré aussi la réaction actuelle des dinosaures du vieux monde ? Oui. Même en sachant qu’ils ne vont pas lâcher l’affaire aussi facilement. Leurs intérêts en jeu sont énormes. Logique que le vieux monde se débatte pour tenter de conserver ses prérogatives. Mais quoi qu’ils pensent et fassent, le changement est en cours. Irréductible. Avec différents progrès en chantier. Dont décoloniser huit milliards de corps passagers.
Optimisme naïf ? Sans doute. Mais naïveté et optimisme ne rajoutent pas de boue et de sang. Certes, ils n’empêchent pas notre connerie humaine. Néanmoins, les deux ensemble peuvent agir sur nos nerfs. Ne serait-ce que nous exfiltrer un instant de la nervosité du siècle. Un interlude sur la boule de nerfs en orbite. Toujours ça de pris que cette petite parenthèse. Même si bien sûr, elle ne changera pas la face du monde. Mais le reflet dans son miroir. Un sourire optimiste et naïf pour effacer un instant les traces du temps. Et suspendre la nervosité de l’époque.
Sur le visage de notre siècle.