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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 11 mai 2015

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Une doyenne peut en gâcher une autre

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il faut rire de tout. C’est extrêmement important. C’est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans.

Pierre Desproges

        Un nouveau attendait au comptoir d’accueil. Curieuse comme une pie, je m'approchai avec ma chaise roulante.  L'homme, très  élégant, se tenait sur une canne en bois.  Son regard  était vide.  Monsieur Jean-Daniel Simon, vous pouvez me suivre.  J’eus un choc quand l’infirmière prononça son nom.  Incroyable !  Impossible que ce soit lui. Sûrement un homonyme. Pas le seul Simon de France.

Dans la maison de retraite où je vivais depuis si longtemps, j’étais  un peu la mascotte. Je m'appelle Jacqueline Lesueur. Mais tout le monde me surnommait  "Jackie  la coquette."  J'étais la plus appréciée des autres pensionnaires et de toute l’équipe soignante. Tous très indulgents avec mes petites entorses au règlement intérieur ; même quand des compagnons venaient parfois réchauffer ma vieille carcasse. Pas d'âge pour se faire du bien. Ils étaient encore plus sympa avec moi depuis que j’étais devenu la doyenne des français. Plus que neuf jours  avant que la télé et le président de la République vienne fêter mon anniversaire. Hâte d’y être. Je ne pensais plus qu’à ce jour. J'étais excitée comme une puce.

Une puce de 116 ans.

 Depuis l’annonce que j’étais la doyenne du pays, les jalousies avait commencé à surgir. Ca se voyait dans certains regards et attitudes ayant changé d’un seul coup. Surtout de la part de Rosie du bâtiment d’à côté.  Une vraie chieuse que personne n’aimait. Elle avait quatre ans  de moins que moi.  Nous étions  les plus âgées  de l’établissement.. Elle s’était  mise dans la tête que c’était elle qui devait être sacrée doyenne. Mais, ailleurs, dans le pays, il y a des plus âgées qu’elle pouvant prétendre à ce statut. Elle ne voulait pas en démordre. C’est un peu ta dauphine comme chez les miss France, se marrait l’un de mes fils. Pas drôle du tout. Moi, je me serai bien passée de sa présence. Elle m’en voulait à mort. Sûre qu’elle espérait que je claque pour pouvoir me remplacer. Etre sous les feux de la rampe. Complètement barge. Capable de tout pour prendre ma place. Une vraie teigne.

 A partir de ce moment là, j’ai commencé à  vraiment me méfier d’elle. Déjà que je l’aimais pas du tout avant. Fallait la voire faire la gueule quand elle n’avait pas la fève à la galette des rois. Elle aurait volontiers arraché les yeux de la reine du jour. Pour être franche,  j’ai toujours préféré les hommes. Je ne sais pas pourquoi mais  le courant avait toujours eu  du mal à passer avec les femmes. Préférant être avec des hommes.

J’en étais où déjà… Ah Josie.  Sa haine a explosé depuis qu’elle a vu ma photo sur le journal de la région. De rage, elle  avait même déchiré le journal. Une vraie méchante.  Et moins décatie que moi. Moi, j’avais toute ma tête mais mon corps n’était plus là. Sans aide et ce fauteuil électrique, je ne pouvais rien faire toute seule. Complètement dépendante. A la merci de n’importe qui.

Me pousser dans les escaliers ? Débrancher mon respirateur artificiel quand je dors ? Empoisonner mon repas. Je la savais capable de tout pour être à ma place. Sa famille autant butée qu’elle s’était mise aussi à rêver de cette gloire nationale, prête à grappiller une place sur la photo ou devant la caméra, sans oublier un peu de fric. Elle les avait bien embobinés. Je me tenais sur mes gardes.

 Ce nouveau pensionnaire m’intriguait. En plus, il avait comme on dit de beaux restes. Je demandai l’âge du monsieur et où il était né à l’hôtesse d’accueil.  Sa réponse me coupa le souffle. C’était bien lui. Je l'avais connu gosse. J’avais habité deux numéros plus loin, avant de…. Sa famille et la mienne se détestaient.  Surtout ma mère et la sienne toujours prêtes à se crêper le chignon. Des histoires qui remontaient à tellement longtemps. Un Alzheimer très prononcé. Il ne se souvient même pas de son nom.  Cette information me rassura. Je n’avais vraiment aucune envie de me replonger dans ce passé. D’autres choses à penser. A mon âge, on sait bien que seul le présent compte. Ce que tu n’as pas fait dans la minute est raté.

Quelle robe mettre pour la cérémonie ?

     Jean-Daniel était assis sur un fauteuil, les yeux posés sur la fenêtre de sa chambre.  Immobile tel un mannequin de cire en robe de chambre. Parfois, un tremblement parcourait ses lèvres. Depuis combien d’heure son regard était perdu dans le parc ? Il n’aurait  pas pu le dire. Ni d’ailleurs donner son âge et le reste de sa propre histoire. Absent depuis plus d’une quarantaine d’années.

La maladie avait entremêlé l’enfance, ses années au Canada, son retour en France, ses deux mariages, et toutes les autres parties de son existence. Toute sa vie d’homme étalée sur la table tel un  paquet de cartes mélangées. Il piochait et jouait sans volonté de gagner, ni peur de perdre. Détaché. Sa mémoire était soumise au hasard des caprices d'une espèce de machine à démonter le temps. Plus du tout maître de son jeu.

Etranger dans son miroir.

Un matin alors qu’il avait dix sept ans, la milice ayant déjà raflé ses parents juifs, le croisa dans l’escalier. L’un des miliciens lui demanda l’étage de la famille Simon. Sans hésiter, il répondit au troisième étage. Le milicien le remercia d’un hochement de tête. Les bruits de bottes secouèrent l’escalier. Le jeune homme sortit de son immeuble comme si de rien n’était. Sur le trottoir, il aperçut plusieurs véhicules bâchés Dans l’un d’entre eux, sa sœur était assise. Leurs regards se croisèrent. Il baissa la tête et s’éloigna à pas lents. Dernière fois qu’ils se voyaient. Seul rescapé de sa famille.

 Passé clandestinement en Espagne, il réussit à monter dans un bateau en partance pour l’Argentine. Un couple de français et leurs deux enfants, exilés eux-aussi, le prirent sous leur aile. Leur troisième fils. Et le plus brillant. Très vite, il décrocha un diplôme de chimiste et fut embauché dans une grande compagnie pétrolière. En quelques années, il accéda à un très haut poste. Il se maria, eut deux enfants, et vécut parmi les notables d’un quartier huppé de Buenos Aires.  Jusqu’à une subite dépression qui l’ébranla. Son couple implosa. Il tenta de se suicider. La vie à Buenos Aires lui pesait. Son patron accepta de l’envoyer à Paris dans l’une des filiales du groupe.

En France, il se remaria et eut deux autres enfants. Sa maladie débuta peu avant son cinquantième anniversaire. Evoluant très rapidement, elle le contraignit  à cesser toute activité professionnelle. Confiné à domicile dans un grand appartement avec une femme de dix huit ans de moins que lui. Malgré  les effets dévastateurs d’Alzheimer, elle vivait encore avec lui. Pas dans la même chambre.

 Lors de sa énième «fugue », il distribua de l’argent liquide dans la rue  à des SDF et accosta des femmes dans la rue en leur demandant s’il pouvait dormir dans leur lit. Sans papiers sur lui, incapable de donner son nom aux flics qui finirent par l’embarquer.  Fort heureusement, il  avait la carte de visite du restaurant en face de chez lui.  Cette fois, sa femme et ses enfants décidèrent de l’envoyer en  maison de retraite. Pas une fois, il s’indigna ou ne se révolta contre cette décision. Un vieillard très conciliant. Sauf quand, à la faveur d’une porte ouverte, il s’éloignait du domicile conjugal.

Malgré le désordre sous son crâne, il savait donner le change. Capable de tous les gestes pratiques du quotidien. Un vieil homme distingué et persuasif. Plusieurs clients de restaurants ont du être surpris de leur addition réglée par un inconnu qui leur trouvait une «bonne gueule ». Sa femme planquait sa carte bleue. Il retirait de l’argent à la banque. Tout partait en don sur la voie publique.

Prévenue, l’équipe soignante savait qu’il fallait le tenir  l’œil.   Pas leur seul Alzheimer.  Avant d’atteindre le portail, il y avait un grand nombre de porte à franchir. Et le gardien, assis en permanence dans sa loge, veillait au grain. Sans oublier le système de télésurveillance. Fini pour lui les fugues en ville.

En soupirant, il se leva et gagna le bureau dans un coin de la pièce. Avec des gestes très lents, il s’installa sur la chaise.  Il resta une longue minute immobile. Un rire étrange le secoua un très long moment. Son visage sombre, un masque jamais retiré depuis sa dépression en Argentine, s’était éclairci. Il esquissa un sourire.

 Un cahier était ouvert devant lui. La page couverte d’une écriture illisible. Des années qu’il alignait des phrases incompréhensibles, impossible à déchiffrer.  Des longues heures à écrire, la tête penchée sur un fouillis de lettres. Son exercice quotidien.

 Il décapuchonna un stylo.

      Trois jours avant la cérémonie, l’un des fils de Rosine vint  me voir dans ma chambre. Très gentil avec moi, il voulut même que je prenne une photo avec lui. Un selfie comme on dit  de nos jours. Au début, j’ai hésite puis j’ai fini par accepter. Avec les hommes, j’ai  toujours craqué. Sans doute trop collante d’ailleurs  car, d’après ce que j’avais fini par comprendre, la direction n’affectait plus que des infirmières pour s’occuper de moi. C’est vrai que je les collais les infirmiers. Surtout  le grand baraqué qui venait le matin. Celui-là, dès que je pouvais le toucher, je ne me gênais pas. Quel plaisir pour mes doigts. Ca me faisait comme des petites décharges de bonheur. Je rigolais comme une gosse. Souriant, il retirait doucement ma main et continuait les soins. Les soignants des maisons de retraite savent bien que le naufrage de la vieillesse n’empêche pas de penser au cul. Au contraire, certains vieux lâchent la bride aux fantasmes si longtemps tenus en laisse. Moi, je ne me gênais pas. Et je n’étais pas la pire obsédée de l’établissement. Pas à mon âge que j’allais  faire  des chichis. Croyant pas en Dieu, je savais que le couvercle du cercueil  annonçait la fin du voyage. Rien de l’autre côté. Autant profiter de mes derniers instants. La peau des hommes était mon paradis à moi.

En tout cas, le fiston de l’autre était un bel hypocrite.  Il m’avait raconté que mère était très contente pour moi, mais que c’était une ronchonne.  Qu’est-ce qu’il voulait ? Que je me rabiboche avec elle ? Je ne disais rien. Vieille mais pas conne quand même. J’en profitais pour passais ma main sur son bras. Je souriais en imaginant la gueule de Josie me voyant caresser son fils. Elle aurait eu une crise cardiaque. Ca m’aurait fait ni chaud ni froid de la voir crever devant moi. J’en rêvais de sa mort.

  Quand il sortit, je vidai la bouteille d’eau sur le sol et jetai les biscuits de ma table de nuit dans la poubelle. L’autre saloperie était capable de m’envoyer son fils pour m’empoisonner. J’avais su, par un des hommes qui est dans son bâtiment, qu’elle s’était juré  de me tuer. Faut voir les regards qu’elle me jetait au réfectoire.  Elle voulait ma peau. J’en étais sûre. Fallait vraiment que je fasse gaffe à ne jamais me retrouver de dos à elle.  Tellement jalouse et méchante, elle était prête à tout. Même à payer quelqu’un pour me tuer. Persuadé qu’en me tuant, elle serait la doyenne des françaises.  Cette femme et sa famille me foutaient la trouille.

 Mes enfants, quand je leur confiais mes inquiétudes,  me disaient que je me faisais des idées. Ils ont toujours été naïfs. Nés avec la cuiller dans la bouche. Pas comme moi qui avait du marner comme une folle pour avoir pas grand-chose.  Mais tout ce que j’ai, je le dois à mon travail. A rien d’autre. Eux qui avaient tout eu à la naissance ne pouvaient pas se rendre compte  que les hommes sont des chiens entre eux. Prêts à s’entredéchirer pour une place plus haute dans la société, être au centre, gagner plus d’argent. Ecraser le voisin pour avoir plus que lui. Les plus intelligents se font passer pour des altruistes. Ils font croire qu’ils sont là pour faire le bien et deviennent donc incritiquables. Comment attaquer quelqu’un qui tend la main aux autres. Moi, je ne me fais plus avoir par les sourires et les discours des gentils qui veulent le bien de l’humanité. Juste des pourris mieux maquillés que les autres. L’homme est mauvais : point final. Rien à faire. Les femmes peut-être plus  encore que les hommes mais beaucoup moins bruyantes. Plus rusées. Qu’est-ce que j’aurais aimé naître dans la peau d’un homme. Mon existence  aurait été différente.

D’abord, je  n’aurais pas écouté ma mère et épousé un comptable minable sans aucune ambition. Toute sa vie, il avait pris le même bus pour aller dans une boîte où il était rentré à 17 ans pour en sortir retraité.  Et moi coincée à la maison avec mes trois gosses. Petit soldat, j’accomplissais mon devoir de mère et d’épouse parfaite. Alors que je ne rêvais que de voyages à l’étranger, vivre des choses nouvelles. Pour passer presque 60 ans à côté d’un corps qui me dégoûtait. A peine dans son cercueil, des  cornes lui ont poussé sur le crâne. Envie de rattraper tout le temps perdu, surtout au lit. Toutes ces caresses et jouissances à côté desquelles j’étais passée. Mes gosses faisaient la gueule. Tant pis. Pas eux qui avaient perdu leur vie entière avec un con. Et un très mauvais amant. Si j’avais été un homme…

Quoi que si j’avais été un homme, j’aurais eu moins de chance d’obtenir le titre de doyenne des françaises.  Il y a une justice. Nous, les femmes, vivons plus longtemps. Plus qu’être un homme, j’aurais préféré avoir 30 ans aujourd’hui. Ma médecin, les infirmières, mes petites-filles, les autres jeunes femmes de l’établissement ou d’ailleurs, ne sont pas soumises comme nous l’étions. Pas comme nous à attendre  1965 pour pouvoir signer un chèque.  De nos jours, les femmes conduisent, même des motos, font les études qu’elles veulent, se tatouent ce qu’elles ont envie sur la peau, changent d’hommes comme de chemise, vont où elles veulent…  Souvent , j’ai envie qu’un coup de baguette magique me transforme en gamine de trente ans. Ne serait-ce qu’un jour. Jouir de ma vie de femme. Sortir de ce corps boulet.

Arrête de t’égarer et mélanger le temps dans ta tête. Fallait appeler le coiffeur.  J’en connaissais un bien qui me faisait exactement ce que je voulais. Jamais confié mes cheveux à n’importe qui. La coiffure c’est sacrée. Toujours su exactement quelle coupe je voulais. Et lui est vraiment impeccable. Un beau gosse mais qui préfère les hommes. Un type très drôle. Chaque fois qu’il venait, on se marrait comme des tordus. J’appelais le salon. Sa patronne m’expliqua qu’il ne pouvait pas cette semaine. J’avais insisté. Elle n’en démordait pas. Quand je lui ai dit pourquoi j’avais besoin d’une coupe urgente, que le président de la République et plein d’autres huiles seraient présentes, elle me demanda de patienter.  Comme par miracle, une place s’était libérée.  Elle était devenue d’un seul coup très gentille avec moi. Qu’est-ce que je vous avais dit ? Tous prêts à s’écraser pour un peu de lumière.

 Que foutait Rosie dans mon couloir ?

       Appuyé sur sa canne, Jean-Daniel remonta l’allée principale du parc. D’autres pensionnaires, la plupart en fauteuil roulant, profitaient de la journée très ensoleillée.  Il s’installa sur un banc.  Puis, après s’être légèrement étiré pour calmer les tensions permanentes au dos, il enfonça les écouteurs de son I-pod dans les oreilles. Et il ferma les yeux.

Du matin au soir, il écoutait de la musique classique, surtout les suites pour violoncelles de Bach ou les variations Goldberg. Sa tête oscillant en rythme. Les seuls instants où disparaissait le voile devant ses yeux délavés par la vieillesse. Ramassé sur la musique, il était comme absent au monde ; débarrassé de toutes les douleurs qui, même s’il ne se souvenait plus du tout de leurs origines, continuaient de l’habiter. Le hanter. Il avait pratiqué le violon jusqu’à deux auparavant ; ses doigts trop tordus et douloureux pour pincer les cordes. La mort dans l’âme, il avait rangé son instrument dans son étui. Une deuxième mort après celle de sa mémoire.

 En début d’après-midi, son épouse était venue le voir. Comme toujours, il l’avait confondu avec une autre femme. Reprenant avec elle une conversation entamée soixante dix ans plus tôt. Habituée, elle l’écoutait et répondait en fonction de ce qu’il lui disait. Combien de fois avait-elle dû improviser le rôle d’un fantôme surgi du passé de son époux. Ses enfants se mettaient dans la peau des hommes à qui il s’adressait. A part les trois « absents », plus deux ou trois autres de sa  période argentine, souvent évoqués par lui avant de sombrer complètement, la mère et les fils ne savaient pas qui avait été celle ou celui dont ils incarnaient la présence éphémère. Se contentant de lui donner la réplique.

 Malgré l’interdiction formelle de son médecin, il avait toujours un paquet de petits cigares dans la poche de sa veste. Fumant en cachette comme un gosse. Pour camoufler l’odeur de tabac, il suçait des bonbons à la menthe.  Personne n’était dupe.

 Cigare à a la bouche, il sortit son  cahier d’une petite sacoche en bandoulière. Front plissé, il le feuilleta lentement jusqu’à la dernière page griffonnée. Contrairement aux précédentes, l’écriture en était beaucoup moins chaotique. Plus un amas de mots sans ponctuation.

      Lisible.

         J’avais raison d’être méfiante. Josie et deux hommes, sans doute de sa famille, apparurent  au bout du couloir. Ils avaient dû l’aider à venir jusqu’à mon bâtiment. Ils s’arrêtèrent et se mirent à parler. Je tendis l’oreille mais ils étaient trop loin pour que je comprenne. Ses accompagnateurs firent demi-tour.

Pourquoi ne pas avoir attendu à l’intérieur ? Impatiente, je n’arrivais pas à rester dans ma chambre. Pressée que mon coiffeur arrive.  Folle de joie de passer à la télé. Première fois de ma vie. Mais, en même temps, j’avais peur d’avoir la tête rabougrie des centenaires et des doyennes que j’avais vues déjà dans les journaux et aux actualités. Ma fille aînée m’avait affirmée que j’aurais le droit à une maquilleuse. Et si elle ne venait pas s’occuper de moi. Fallait que je sois la plus belle des doyennes.

 Son déambulateur cognait contre le sol. Très peu d’écart d’âge mais, contrairement à moi, elle n’était pas aussi grabataire.  J’en étais jalouse de sa santé à cette vieille folle. Une vraie illustration pour le proverbe : la haine conserve.  Je baissai la tête et fis semblant de somnoler. Peur de la regarder dans les yeux.

 Elle s’arrêta devant moi.  Je sentis son regard posé sur moi. Elle soupira et me lança une méchanceté dont elle avait le secret. Puis une autre plus ordurière. Rarement entendu une personne avec autant d’insultes à son vocabulaire. Je n’ouvris pas les yeux. Elle me secoua. Surtout ne pas la regarder. En général, elle m’insultait pendant quelques minutes et repartait. Juste attendre la fin de l’orage d’injures.

  Soudain, je sentis sa main sur ma joue. Ses ongles labouraient mes joues. Je hurlai. Elle se laissa  tomber sur moi. Ses doigts arrachaient mes cheveux par grappe. Elle me mordit le cou.

    Le fauteuil se renversa.

        Sa lecture terminée, le fils aîné de Jean-Daniel n’en revenait pas. Son père l’avait appelé pour lui demander de venir d’urgence. Le coup de fil l’avait surpris.  Boris, faut que je te vois. C’est urgent ! Il eut un le ventre noué. Presque envie de chialer. Si longtemps qu’il n’avait pas dit Boris ? Des années qu’il l’appelait  par les prénoms de disparus.  Il lâcha son boulot et s’empressa de venir.

A son arrivée, il lui avait tendu le cahier et demandé de lire les  feuilles, à partir du sachet de sucre en guise de marque-page. Depuis son entrée à la maison de retraite, il n’avait cessé d’écrire, jour et nuit. Tout ça pour ça, soupira son fils. Se souvenir de son prénom n’avait été qu’une petite lueur dans la nuit de son père. Sa déception planquée derrière un sourire, il avait parcouru rapidement les feuilles, pour lui faire plaisir. Son père s’était mis en colère et avait menacé de se foutre en l’air s’il ne les lisait pas sérieusement. Jamais son fils ne l’avait vu dans un tel état de colère.  Il s’installa sur le siège de la chambre et lut attentivement. Estomaqué par ce qu’il découvrit.

  Les deux hommes échangèrent un long regard, sans un mot. Une partie de la mémoire de Jean-Daniel semblait s’être reconstituée. Avec des dates et des faits précis. Il avait même indiqué le classeur, parmi tous les cartons bourrés de paperasserie, où étaient les preuves écrites et officielles de ce qu’il avançait.

  Boris, promets-moi de faire ce que je vais te demander. Quand il lui expliqua, Boris secoua la tête. Pas du tout d’accord. Son père insista. Que faire ? Si tu ne le fais pas, c’est la dernière fois que tu me vois.  Il se sentait piégé.  Incroyable situation. Il finit par accepter.

   Jean-Daniel pleura de joie.

       La maquilleuse de la télé avait fait ce qu’elle pouvait pour camoufler les traces.  La folle m’avait griffé jusqu’au sang et massacré les cheveux.  Sans l’arrivée des infirmiers, elle m’aurait tuée.  Ils ont été obligés de la ceinturer pour l’emmener. C’est moi la vraie doyenne ! Elle hurlait. Des cris qui m’avaient glacé de peur. Bon, faut plus y penser. C’est mon jour à moi. La vieille folle ne me le pourrira pas.

 Superbe décoration. Le réfectoire très bien décoré pour la cérémonie.  J’étais assise sur mon fauteuil, seule face aux autres pensionnaires attablés à une dizaine de mètres. Le gâteau posé sur une table devant moi.  Au sol, des marques pour indiquer la place de chacun. Deux caméramans sur le côté et un devant moi.  Plus trois photographes.  Nous attendions les officiels.

Une heure avant, des journalistes de la radio et la télé m’avaient posé des questions. Je ne pensais qu’aux traces sur mon visage. Toute la France les verrait. Quelle honte pour moi. La femme médecin qui s’occupait de moi veilla à ce que les interviews ne soient pas trop longues et fatigantes. Au milieu de cette marée d’inconnus, elle était comme une bouée pour moi. Sans cette femme, je me serai effondrée en larmes. A bout de nerfs.

A l’heure précise, les officiels  arrivèrent. Une femme leur indiqua à chacun sa place. Le président de la République, entouré de femmes et d’homme, s’approcha de moi. Il me serra la main et se pencha pour me souhaiter un bon anniversaire. Mon cœur se noua. J’avais envie de chialer comme une gamine.  Il eut du mal à décrocher ma main tremblante.

    Bonne mère, grand-mère, et arrière grand-mère, une pensionnaire parfaite…  Que d’éloges. Je savais déjà que j’étais apprécie de ma famille et mes collègues de travail mais ça fait toujours chaud au cœur de l’entendre. Surtout de mon arrière-petite fille de 8 ans qui me chanta une chanson que j’avais apprise à sa propre grand-mère. Quelle émotion. Mon fils le plus jeune prit la parole en dernier.  A un moment, il laissa passer un silence et évoqua  la libération de ma ville natale. En plus d’être une bonne mère, maman a œuvré pour notre pays. Il brandit  la photo où j’apparaissais avec un brassard SFIO sur le perron de la mairie.

 Après un long applaudissement, la directrice de l’établissement me demanda de souffler les trois bougies. Le premier 1 s’éteignit rapidement, pas le se second. Ni le 6. Je croyais que je n’arriverai jamais à les souffler. Pas sûre mais je crois que la médecin m’a aidé un peu. Tout le monde applaudit à nouveau. Puis, rapidement, les officiels quittèrent la salle. Ne restaient plus que les pensionnaires qui s’approchèrent pour me féliciter. La tension retomba. J’étais comme une reine. Quel prince charmant choisir ?

    Je m’assoupis très vite.

          «  Incroyables révélations  d’un vieil homme à notre journaliste.  En effet, les parents et la sœur de cet homme auraient été dénoncés à la Gestapo  en 1941 par une famille. Pas n’importe quelle famille. Celle de Jacqueline Lesueur devenue le mois dernier la doyenne des français. Sa famille aurait récupéré l’appartement des Simon avant de le vendre  dans les années 60 et quitter la ville. La désormais doyenne du pays aurait eu une participation active à cette dénonciation et spoliation.

   Jean-Daniel Simon,  aujourd’hui atteint de la maladie d’Alzheimer, avait à son retour d’Argentine effectué une enquête. Jamais il ne put récupérer le bien spolié de ses parents. Mais, recoupant les témoignages et des documents, il avait fini par savoir qui les avaient dénoncés avant d’occuper leur appartement.  Les instances judiciaires, considérant les preuves pas assez suffisantes, avait classé l’affaire. Il n’en démordit pas et accumula d’autres preuves.  Prêt à écrire un ouvrage sur l’histoire de sa famille. Avant de contracter la maladie d’Alzheimer

 La doyenne des française nie les faits. Elle est choquée et très scandalisée. Ses proches ont décide de porter plainte pour diffamation. L’affaire est entre les mains de la justice. »

       Jean-Daniel écrivait dans le  bureau de son appartement. Les fenêtres ouvertes. Parfois, il s’arrêtait, les yeux dans le vague. Absent. Puis il reprenait sa rédaction.

        Son écriture illisible.

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