"Seuls les gens qui échappent au fer à repasser de leur milieu m'intéressent. Les sans plis sont très ennuyants."
B Mitchell
Mon métier est la beauté du monde. Une trentaine d'années que je photographie les plus beaux sites de la planète. Appareils en bandoulière, CB sans limites dans la poche, je travaille le plus souvent pour de grands magazines internationaux. Parfois avec des assistants. Mais le plus souvent seule. J’aime beaucoup cette solitude face à la beauté naturelle. Propriétaire privilégiée de l'éphémère. Chaque fois, je retrouve mon luxe préféré : le silence. Une espionne fondue dans le décor.Mes photos se négocient à un prix d’or. Je suis une femme comblée. Une vie choisie. Pourtant c'était mal parti.
Aujourd’hui, je suis là sans appareil photo. Ni mandaté par un quelconque magazine. Je suis garée près de l’entrée de la ferme où j'ai vécu jusqu'à la naissance de mon fils. De l’autre côté du champ, il y a quelqu’un pas revu depuis presque 35 ans. Son nom est sur le bottin. Mais je n’ai pas réussi à lui parler, juste écouter « Qui est à l’appareil ? » avant de raccrocher. Sa voix a changé. Son visage a-t-il changé comme le mien ?
C’est mon fils. A la mort de mes parents, il a repris la ferme. Une immense exploitation céréalière, avec de nombreux ouvriers et du matériel ultramoderne. Mon père et ma mère, exploitants agricoles très aisés, étaient des notables. Une famille de grenouille de bénitier depuis des générations. Pas un dimanche sans aller en famille à l’église. Ecole catholique, scout d’Europe et toute la panoplie. Ma mère s’occupait de plusieurs associations religieuses. Et mon père, maire du village, a été longtemps vice président du Conseil général. Un nom connu dans la région.
Ce nom que j’avais trainé dans la boue en offrant ma virginité à un inconnu. Encore heureux que ce soit un français. L’homme, rencontré dans le square, en face du lycée catho le plus huppé de la ville, était commercial en papiers peints. De lui, je ne garde que le souvenir d’une chambre d’hôtel au bord de la nationale. Et d’une très forte odeur de cigarettes. La virginité passait encore. Pas ma décision d’avorter.
Mes parents étaient totalement contre. Branle de bas de combat à la maison avec débarquement du curé dans notre salon familial. Ma fille chérie, Dieu a crée la vie pour la vie pour tous. Je l'avais fixé droit dans les yeux et répliqué: Pourquoi Dieu a-t-il alors aussi créé l'avortement ? Surprise, elle bredouilla une phrase incompréhensible. Le curé repris les rênes de la conversation. Des heures de discussion jusqu’à ce que je finisse par me ranger à leurs arguments. Ce bébé allait naître. Et j'avais 16 ans.
Une semaine après, l’une de mes enseignantes, pourtant elle aussi catho, me conseilla d’en discuter hors du cercle familial. Je pris rendez-vous avec le planning familial. Ma mère, que je croyais sortie, entendit mon coup de fil. Jamais je ne les avais vus autant en colère. Ma mère, si douce et pacifique, leva même la main sur moi. Une vraie furie récitant des passages de la bible. Mon père l’empêcha de me gifler. Jamais nous n’accepterons que notre nom soit associé à ce crime ! Une vraie femme n'avorte pas ! Avec la complicité du curé de la paroisse, ils me séquestrèrent. Je fus enfermé dans un petit couvent isolé dans la forêt. Bien traitée mais avec interdiction formel de sortir. Le gardien-jardinier, un ancien légionnaire, veillait au grain. L'accouchement se ferait à l'abri des regards indiscrets. Ma haine de la religion naquit avant mon fils.
Ma grossesse très compliquée, je ne pouvais accoucher derrière les murs du couvent. Ils avaient choisi un établissement privé tenu par des amis à eux. Aussi catho qu’eux. Mais, la mort dans l’âme, ils furent obligés de me conduire dans un hôpital public, beaucoup mieux équipé. Une infirmière ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant ma mère dégainer sans cesse la bible dans ma chambre. Le curé, du haut de sa science infuse, donnait des conseils aux soignants. Je viens pas vous donner des conseils sur votre lieu de travail. Veuillez attendre dans le couloir s’il vous plaît. Je remerciais intérieurement cette infirmière qui lui avait fait fermer le clapet. Dès qu’il la voyait, il baissait la tête. Ne levant les yeux que pour mater ses jolies formes. On aurait dit un ado avec la langue pendante. Les seuls moments d’humanité de ce sale type.Ce fut un accouchement tragi-comique dont le personnel a dû se souvenir. Sans parler du choix du prénom. Le choix se porta sur « Pierre ». J’aurais préféré autre chose. Fatiguée, j’acceptais tout ce qu’il me proposait. En quelques mois, je me sentis complètement usée. Plus aucun goût de vivre. Juste envie de devenir invisible.
A la naissance de mon fils, je plongeais dans une profonde dépression. Incapable de m’en occuper. Et même haineuse envers ce bout de chair que je n’avais pas voulu. Tu n’as pas de cœur. Aucune fibre maternelle. Qu’avons-nous fait au seigneur pour avoir eu un enfant comme toi. Ma mère s’arrachait les cheveux. Je ne sortais quasiment jamais de ma chambre. Pour tuer le temps, je feuilletais des magazines de photos consacrés à la faune et flore du monde entier. Mes parents, leurs temps bouffé par l’exploitation et leurs autres activités, ne pouvant s’en occuper, payèrent une jeune fille pour me remplacer. Jusqu’au jour où je décidais de partir. Pour ne jamais revenir.
Mes parents, butés, ne cherchèrent pas à avoir de mes nouvelles. Ma mère a sans doute mis des cierges et invoqué un quelconque Saint pour me ramener dans le droit chemin. Je pense que tous deux m’aimaient. Mais leur soumission à l’église était plus importante que le reste. Des intégristes bien de chez nous. Très nocifs et polluants pour le cerveau, notamment des jeunes. Rien à envier à leurs collègues d’une autre religion officiant dans les banlieues. Certes moins efficaces mais aussi dangereux. Soutane, djellaba, kippa, ont un point commun : coloniser d’abord le corps de la femme. En commençant par l’intérieur de sa tête. Ado, je n’avais le droit de lire que les livres choisis par mes parents et le curé. Copine avec la fille du boucher, j’allais en cachette à la bibliothèque municipale. Quel plaisir de pouvoir découvrir cet univers complètement interdit chez moi. Elle me prenait des livres sur sa carte. Lire sans me faire prendre était devenu comme un jeu. Un jeu dangereux car ça me mettait dans une situation mentale très difficile. Le cul entre deux cultures. Récitant le bénédicité avant de manger et plongé dans Henry Miller ou Zola peu après dans mon lit. S’étaient-ils rendus compte de mon sacrilège ? Je ne crois pas. Incapable de penser que je ne suive pas leur voie. Sans doute que ces lectures ont contribué aussi à leur échapper. Fuir ce curé qui décidait de tout. Echapper à la prison invisible de la religion.
Malgré tout, je prenais parfois des nouvelles d’eux. A travers la presse. Je m’étais abonnée au journal local, avant de le lire en ligne. Comme ça que j’ai vu qu’ils s’occupaient activement la manif pour tous. Je tombais même sur une interview télévisé de mon père, filmé devant l’église de notre village. Ma mère légèrement en retrait derrière lui. Les voir me noua le cœur. Je me sentais coupable. Pas longtemps. En apercevant le curé, vieilli mais toujours ce regard hypocrite, je ne regrettais pas d’avoir fui ce monde étriqué. Sans horizon. Bien sûr, à travers mes voyages, j’ai rencontré des gens d’églises différents de lui. Des rabbins et des imams aussi très ouverts. Arrête de mettre tous les croyants dans le même panier de crades ! L'un de mes ex me secouait quand je devenais anti-religions primaire. Malgré mes efforts pour me raisonner, je me méfie des religions. Surtout après mon expérience.
A travers la presse que j’appris leur mort il y a déjà deux ans. Un accident de voiture sur la nationale. Grand papier et photo sur l’enterrement. Première fois que je revoyais mon fils. Impossible de mon tromper. Le portrait tout craché de mon père. Même regard sombre, aussi raide dans son costume. Visiblement, il lui avait transmis tout ce que j’avais voulu recevoir d’eux. Je m’imaginais ma vie si j’étais restée à la ferme. Sans doute marié, d’autres enfants, la reprise du flambeau familial… Et la même tête que ma mère. Une femme éteinte.
Mon fils avait-il tenté de me retrouver ? Qu’est-ce que mes parents-et le curé- lui avaient raconté ? A vrai dire, même s’ils avaient voulu me recontacter, ils n’auraient pas pu. J’avais opté pour un pseudo pour mon travail de photographe. Que quelques photos de moi sur le Net. Pour le reste, j’ai toujours été en liste rouge. Sans compter tous mes déménagements. Avec le recul, j’ai l’impression d’avoir été comme en cavale. Une cavale de luxe. Fuite illusoire car mon ennemi n’était pas derrière moi, à l’intérieur de mon être. Cette éducation incrustée sous la peau. Jamais je ne lui échapperai. Mais la beauté du monde l’a recouverte.
Que faire ? Sortir de la voiture, traverser la cour et aller sonner. C’est moi : ta mère. A quoi bon ? Je ne suis rien pour lui. Contrairement à mes parents. Et même le curé qui a dû sans doute mettre son nez dans son éducation. Même si je déteste ce qu’ils représentent, l’éducation qu’ils lui ont sans doute transmise, eux étaient présents. Chaque jour avec lui. Et moi, loin, très loin. A sillonner la planète. Capturer des images, le plus possible, les accumuler pour cacher mes premières visions du monde. M’inventer une nouvelle mémoire. Pendant ce temps là, un gosse avançait, sans mère, ni père. Pourquoi revenir ? A cause d’une subite montée de culpabilité ? La peur de vieillir avec ce fantôme sorti de mon ventre ?
Je vais lui foutre la paix. Il n’a pas besoin de moi. Comme on dit, on ne refait pas le match. De toute façon, c’était lui ou moi. A l’époque, mon choix « égoïste » n’était pas bien vu. Surtout dans mon environnement familial. Mais, même si 68 était passé par là, une femme ne voulant pas s’embarrasser d’un gosse était considérée comme une mère indigne. Une femme devait être d’abord une fille fidèle à ses parents, son époux, ses gosses… Tout ça accompli, elle pouvait s’occuper d’elle et de sa place dans la société. Les choses ont heureusement changé. Un grand merci à une bande de salopes !
Un jour, en passant à Gaillac, j’ai vu ce qu’on appelle un «tour d’abandon ». Un système pour que les nourrissons abandonnés à la naissance ne soient pas déposée comme un paquet de linge sale devant les hospices. Abandonné mais à l’abri. Je suis resté un long moment devant cette espèce de «dépose bébé ». Imaginant toutes ces femmes venues en cachette confier le fruit de leurs entrailles. Un geste pour faire basculer le bébé dans une autre vie. Puis elles s’éloignaient à pas rapide, le ventre vide et la tête chargée de doutes et interrogation. J’ai revu les visages de mes parents quand je leur ai dit que je voulais me faire avorter. Rien de pire pour eux. A part peut-être si je leur avais annoncé que j’étais lesbienne ou allait épouser un noir,un arabe, un juif, ou un communiste. Un couple issu du vieux monde. Ce vieux monde qui se réveille aujourd’hui, même dans de jeunes regards. Le réveil des impasses.
Au fond, je ne suis plus d'ici. Ni d'ailleurs. Mes racines se trouvent dans chaque regard croisé. Patrie éphémère dans les yeux d’inconnus, provisoire dans ceux de proches plus ou moins appréciés. Et éternelle dans le regard des êtres aimés. A moins d’être aveugle, chacun peut voyager dans cette patrie mobile. Sans bagages, ni passeport. Guère besoin non plus de s'encombrer d'un dieu ou d'un maître. Que faut-il pour se rendre sur ce territoire ? Se munir d'une bonne paire de racines voyageuses.
Hors de question de rester des heures devant la ferme comme une conne. Faut que je prenne une décision. Le voir ou repartir ? Que lui dire. Les mots, mêmes les plus sincères, n’effacent pas l’ardoise de l’absence. Nous sommes des étrangers à jamais. Je vais rebrousser chemin. Le laisser tranquille. Reprendre ma cavale sans fin. Courir après la beauté.
Merde ! Il vient de sortir de la maison . Je tourne la clef de contact. Qu’est-ce qui se passe ? Tire-toi d’ici ! Mes mains restent crispées au volant. Je suis incapable de faire le moindre geste.Tétanisée.
Il sourit et s’approche de la voiture.
« Vous cherchez quelqu’un, Madame ? »