Vraiment n'importe quoi. Complètement puérile ce genre de pensée. Pour ne pas dire stupide. Cela dit, je suis prête à n'importe quoi pour ne plus me sentir transparente. Retrouver une vraie histoire. Etre utile au quotidien. Me lever chaque matin avec un but. J’ai l’impression d’être devenue une espèce de femme vitre dans les rues. Tous les regards traversant mon corps. Une moins que rien. J’aimerais…. Maman, c’est vert ! Je sursaute et passe la première.
Mon fils sort de la voiture devant l'entrée de son collège. Je l’embrasse. A ce soir, mon chéri. Deux ans que je mets le réveil plus tôt pour lui éviter de se lever à l’aube et prendre le ramassage scolaire. Une demi-heure grignotée sur mon sommeil et un détour sur la route du boulot. Pas la mer à boire. Il se retourne. Je secoue la main avec un large sourire. Se doute-t-il de quelque chose ? Je ne lui ai rien dit. A quoi bon. Autre chose à penser à 14 ans. Surtout à rêver.
Je démarre et me dirige vers le rond-point. Un jeune couple boit un café en terrasse ensoleillée. Tous deux très souriants. Je refais un tour de rond-point. Ils sont heureux. Si ce n'est qu'une apparence, ils savent parfaitement bien imiter le bonheur. Des acteurs payés par la ville pour nous inciter à les imiter ? Donner l'exemple comme écrivait le poète. Exhortation à cesser de broyer du noir comme moi, surtout sous un ciel si bleu. J'ai envie de tourner indéfiniment. Ne plus sortir du manège. Tendre la main pour essayer d’attraper des bribes de leur joie matinale. Un vol de bonheur à l’arraché.
Beaucoup de monde. Je fais plusieurs fois le tour du quartier pour me garer. Ma place de parking, quelques rues plus loin, restera libre toute la journée. Aucune envie qu’un voisin repère ma voiture. J'enfonce mon bonnet jusqu'aux oreilles et cache les mèches de cheveux encore visibles. Un vieil homme passe avec son chien. Je fais semblant de téléphoner. Il s’éloigne. J'ôte rapidement mes chaussures à talons puis enfile un pantalon et une veste de jogging sur ma robe. On dirait le bonhomme de la pub pour Michelin. Je chausse ma paire de tennis. Les lunettes noires achèvent de me rendre méconnaissable. Je me regarde dans le rétro. Vraiment très moche. Je sors de la voiture et marche à vive allure.
J’entre dans la cabine de l’ascenseur. La voisine, une nounou, arrive derrière moi avec sa double poussette. L'un des bébés, blondinet joufflu, me fixe de ces gros yeux encore ensommeillés. Presque un an que je rentre chez moi déguisée. Personne ne m’a jamais reconnue. Contrainte de rester muette pour ne pas être trahie par ma voix. Je tends le doigt vers le tableau d’affichage des étages. Au sixième, s’il vous plaît. Je sors au douzième. Un étage différent chaque jour. Je pousse la porte de l’escalier et monte jusqu’au dernier étage. Mon seul voisin, un commercial, n’est pas souvent là. Que des relations éphémères de voisinage. Étrangers de palier.
A peine arrivée, j’enlève mon déguisement d’épouvantail. Les épais rideaux plongent l’appartement dans la pénombre. Juste assez de lumière pour ne pas être obligé d’éclairer. Personne ne peut me voir des immeubles en face. Je marche pieds nus pour ne pas faire de bruit. Un fantôme dans mon propre appartement. Je m’installe dans la cuisine. Le thermos et ma tasse auréolée de rouge à lèvres sont restés sur la table. Encore laissé la moitié de son bol de céréales. Presque chaque matin, je le tanne pour qu'il déjeune plus copieusement. En vain. Je bois une gorgée de café et colle les écouteurs sur mes oreilles. Prendre des nouvelles du monde. Un monde qui m'a mis à la porte.
Plus d’une année que j’ai perdu mon boulot. Trois cents licenciés dans la même charrette. Notre société de mécanique industrielle de précision, rachetée par un fond de pension, a commencé aussitôt par dégraisser. Plan social comme ils disent. On appelle ça un mauvais plan grommelle souvent l’une de mes collègues. Je travaillais comme assistante comptable depuis 17 ans. Très étrange moment quand j’ai dû rédiger ma dernière fiche de paye. Le cancer, même si c’est pire que d’être chômeuse, est visible à un moment donné. Incontournable. Comme quand vous êtes à huit mois de grossesse. Qui cédera sa place assise à une femme licenciée ?
Je sais, je sais… Je m'étale sans pudeur. En plus stupide de raconter une histoire que vous connaissez déjà. Sans doute même vécue en ce moment par l'un de vos proches ou vous-même. Rien de nouveau, ni de croustillant. Pas buzzable. Des millions d'individus aplatis comme moi sur la même photocopieuse. Une histoire banale. Sauf quand elle t’arrive. Plus l’histoire des autres à la télé.
Pourquoi n’en avoir parlé à personne ? Par honte ? Non. Je ne me sens pas du tout honteuse. Plutôt même en colère, révoltée, envie de tout casser. Surtout que, travaillant au sein de la compta de la boîte, je connaissais parfaitement bien les comptes - au beau fixe - de l’entreprise et les salaires de tout le personnel, du bas jusqu’en haut de l'échelle. Toujours une petite pointe d’énervement au moment de rajouter des 0 sur les feuilles de salaires des hauts-dirigeants. Les augmentations fleurissent mieux sur les cimes. Trop tard pour épiloguer. Revenons à mon licenciement gardé secret.
J’ai préféré le cacher à mon fils. La vérité est toujours bonne à dire. Rien de pire que la lâcheté dans sa vie ! Une formule que j'ai souvent assénée en famille ou à des copains ? Sentencieuse mais sincère au moment de la prononcer. J’ai toujours plus ou moins réussi à tenir ma ligne de conduite. Jusqu’à mon licenciement. Ma première réaction a été de me battre et de vouloir rejoindre un syndicat. Prête à en découdre. Le soir même, je voulais annoncer la mauvaise nouvelle en premier à mon fils. Aucune envie qu'il le découvre par un courrier ou au travers d'une conversation. Impossible de lui dire. Muette face à lui dans notre cuisine. Evidemment tous les prétextes sont venus à mon aide. Déjà perturbé par le divorce, un père très absent et fuyant, je n’avais surtout pas l’intention de charger encore plus sa barque. Fallait le préserver. Pour que ça ne lui revienne pas aux oreilles, j’ai décidé de n'en parler à personne. Et de lui faire croire que je travaillais. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.
J’écarte le rideau. Des pères et des mères de familles dans le square au milieu de la résidence. Mon fils y a fait ses premiers pas. Que de bons moments tous les trois. Avant qu'il ne nous plaque. Sans vouloir revoir son fils ni verser de pension alimentaire. Heureusement que certains voisins et voisines m’ont beaucoup aidée. Surtout pour récupérer le gamin le soir à l'école. J’ai l’impression que ce n’est plus du tout pareil aujourd’hui. Moins de solidarité entre les gens. Chacun pour soi, penser à rester à flots sans se soucier des autres se noyant. Des relations beaucoup moins sympas qu’avant. Pourquoi penser ça ? Peut-être que cette super ambiance que j'ai vécue existe encore et que je ne la vois pas. Mon esprit pris ailleurs. Trop recroquevillée sur ma douleur.
Par peur, j’ai fait comme de nombreux parents; mon fils n’est pas allé au collège de secteur. Que des cailleras et du racket ! Un niveau trop bas. Les rumeurs m'ont fait contourner cet établissement, à deux rues d’ici. Pourtant je ne cesse de vanter l’école laïque et républicaine. Fille et petite fille d’enseignants, hors de question que mon fils aille étudier dans le privé. Jamais de le la vie. Il est dans un établissement catho depuis la sixième. Rien de pire que la lâcheté ? Ma formule que je continue d'asséner n’est plus qu’une enveloppe vide. Juste des mots pour ne pas tout perdre.
Des bruits de pas sur le palier. Sans doute le voisin. Je m'approche sans bruit de la porte et regarde à travers l’œilleton. Incroyable ! Mon fils et sa p’tite copine s’embrassent contre le mur. Coincée. Je suis coincée. Impossible cette fois de ne pas lui avouer la vérité. Inventer un nouveau mensonge ? Simuler une gastro ou un autre problème ? Sûre qu'il va sentir quelque chose. Autant tout balancer. Comment lui annoncer la nouvelle ? En plus devant sa première amoureuse. Ma gorge se noue. Une putain d’envie de chialer.
La clef tourne dans la serrure.
Je me glisse sous le lit de ma chambre. Un tissu entoure l’armature en bois du sommier sous lequel se trouvent des cartons de vieilles revues. Où est mon déguisement? Je l'ai laissé dans la salle de bains. Rien à craindre. Jamais il ne remarque le moindre changement de vêtement sur moi. Contrairement à son père très attentif à ce que je portais. Exceptée la tasse de café pleine dans la cuisine, aucune trace visible de mon retour à l’appartement. Bien fait pour une fois de ne pas vider son bol de céréales. J’entends leur pas et des bribes de conversation. Ils ont mis de la musique. Combien de temps vont-ils rester ?
Jamais je n’aurais pu penser qu’il séchait des cours. Il va m’entendre ce soir. Comment l’engueuler alors que moi je lui cache la vérité ? Mon fils sèche et moi je fais semblant d’aller bosser. Quelle conne je fais. Pathétique de me retrouver planquée sous mon lit comme une gamine. Tout ça parce que je n’ose pas lui dire dans les yeux que j'ai été licenciée. Pas mort d’homme quand même. Il traversera pire dans sa vie. Le surprotéger autant est très mauvais pour son avenir. Aller le voir et lui balancer la vérité ? Ce qu’il y a de mieux à faire. Percer l’abcès. Je sors de sous mon lit.
Sa copine se marre. Elle lui dit quelque chose que je ne comprends pas. Ils se mettent à courir à travers l’appartement. Ils font un boucan monstre. Pour une fois que sa mère ne le rappelle pas à l’ordre à cause des voisins chieurs du dessous. Leurs rires de joie résonnent. Je me replonge sous le lit et me mets à sangloter. Des larmes de joies de l’entendre rire ou de tristesse ? Je ne sais pas. Je ne sais plus rien. Si fatiguée.
La porte s’ouvre. Je retiens mon souffle. Super la chambre de ta mère ! Les lattes du sommier grincent. Vachement bien ce lit ! Super cool ! Le monde vient de s’écrouler sur moi. Rarement sentie aussi mal. Viens, on sera bien là. Je croise les doigts. Non, pas dans ma chambre. Refuse mon fils. Dans ta chambre ou sur le canapé. Même dans la cuisine ou mon bureau si tu en as envie. N’importe où mais pas sur mon lit. Faut lui dire à ta copine que ce n'est pas possible. Vous ne pouvez pas faire ça dans la chambre de ta mère. Pourquoi tu te tais ? Faut absolument que vous sortiez tous les deux de ma chambre. Tu viens sur le lit avec moi ? Je voudrais disparaître d’un seul coup. Plus rien voir, plus rien entendre. Quitter mon corps de femme transparente. Devenir invisible.
Pourquoi tu te tais ?
NB: Une fiction inspirée de l'affaire de la chemise déchirée du DRH de Air France.