Piégé. Je suis piégé. Comment faire autrement ? Je n’ai pas d’autres solutions. Obligé d’accepter la mission. Même si j’ai les boules. Impossible de cracher sur ce boulot. Un boulot inespéré à mon âge. J’ai commencé il y a une semaine. « Tu me vois faire ce truc là, moi ?Jamais de la vie ! ». Marcel, l’un des collègues avait gueulé auprès du boss. Nous étions quelques-uns sous les fenêtres du bureau. Personne ne parlait. Même ceux qui n’avaient pas d’état d’âme. « Tu prends la tournée ou tu prends la porte. ». On sentait qu’ils n’étaient pas loin d’en venir aux mains. Marcel avait fini par sortir de l’immeuble. Son visage était glacial. Il nous avait tous regardé dans les yeux. J’ai baissé la tête. « Mes amitiés à vos consciences, ex collègues et amis.». Il avait balancé les clefs du camion. Je l’avais suivi des yeux jusqu’à ce qu’il sorte du parking. Qu’est-ce que j’aurais aimé avoir son courage. Marcel, trois-quarts aile de l’équipe municipale, venait de nous donner une leçon de vie. Plaqué un CDI pour préserver son intégrité. Je me sentais honteux. Comme si leurs yeux me fixaient. « Tu vas quand même pas participer à une telle saloperie.». Pas la même honte que quand on est arrivés.
C’était un matin d’hiver. Nous avions débarqué en train. Une cinquantaine de personnes. Sur le quai de la gare, des flics nous attendaient. Quelques hommes en costard et des femmes. On avait fait longtemps la queue. Je me rappelle surtout que j’avais très envie de pisser. Puis ils nous ont demandés de monter dans des bus. Pas un bruit pendant la traversée de la ville. On regardait tous dehors. Sauf ceux serrés au milieu, jaloux des autres qui pouvaient voir. Moi, j’avais eu beaucoup de chance : assis au fond le nez collé à la vitre. Mes frères et mes parents étaient debout dans l’allée centrale. On se souriait de temps en temps. Un sourire souvent très rapide avant de reprendre le masque sombre, comme par superstition que toutes ses promesses ne s’effacent d’un seul. Sûrement trop jeune pour tout saisir, moi j’affichais ma joie sans aucune appréhension. «T’arrêtais pas de sourire et même de te marrer. Tu tenais plus en place.». C’est mon frère aîné qui me le raconta. Lui, déjà préado, vécu très différemment notre arrivée en ville. Tous satisfaits d’avoir quitté la guerre. Dormir sans le bruit des bombes Ne plus entendre des hurlements,croiser des regards de morts ou de blessés. Respirer. Retrouver une lumière dans nos yeux.
À quatre ans, je savais déjà traduire tous les regards. Lire les douleurs, même celles cachées derrière des sourires crispées ou une avalanche de mots cache silence. Je faisais des pitreries pour essayer de détendre l’atmosphère. Parfois un sourire, rarement un rire. « Quel clown ton fiston ! Lui finira sur une scène. ». Ma façon à moi de mettre un silencieux sur mes larmes. Sûr que c’est à ce moment que j’ai décidé d’être heureux, croquer chaque instant de mon existence. «Transmets ta beauté, par ta haine. On perd toujours à être pire que ses ennemis. Et haïr n' efface pas ses souffrances.» Mamie très croyante, m’agaçait avec sa joue tendue et ses bondieuseries. Mes parents, trop occupés à remplir la marmite; elle s’était occupée de moi. De très bons moments avec Mamie, sauf le catéchisme obligatoire le dimanche matin ; pendant que mes potes tapaient dans un ballon. Cette fervente chrétienne serait qualifiée aujourd'hui de Bisounours.
J’ai mis des années à comprendre que c’était elle qui avait raison. Grâce à Mamie que je n’ai pas sombré dans la haine revancharde. Je ne suis pas pour autant un saint. Propriétaire aussi d’un stock de saloperies. Mais je n’ai jamais reproduit ce que certains nous ont infligés, ni commis les exactions commises par notre camp. La monstruosité pousse dans tous les camps en tant de guerre. Chacun contre l’ennemi, de l’autre côté. Un ennemi de sa famille. Au fil du temps, aidé par la les livres de la Bibliothèque municipale, les conversations avec les anciens et les nouveaux, j’ai réussi à m’éloigner de tous ceux qui, même en temps de paix, ne vivent que contre les autres. Enfermés volontaires dans leur prison mobile. Leurs racines devenues comme des barreaux. Des tristus coincés du cul, les avait surnommés le fils du boulanger. Qu’est-ce que je me sui marré avec lui. Il est devenu pire que ses parents me servant toujours en dernier. Un tristus d’aujourd’hui. En tout cas, le jour de notre arrivée dans la ville, mes yeux brillaient. Un nouveau soleil à portée de mains.
Il s’éteignit très vite. « Retournez chez vous. On veut pas de gens qui puent. Tous de la graine de voleurs.». A peine arrivés, les conflits éclatèrent avec les habitants du quartier. Les gosses reproduisant entre eux les propos et gestes de leurs parents. De part et d’autre. Bagarres de rues et insultes émaillèrent notre quotidien. À tel point que nous commençâmes à vivre qu’entre nous, comme ceux qui ne voulaient pas de nous. Recréer une ville au cœur de la ville. Eux les méchants et nous les gentils? Pas aussi simple que ça. Bien sûr, que parmi nous, il y avait des fumiers. La même proportion de salauds que parmi les habitants de la ville. « J’ai volé mais pas violé. Je te le jure sur la tête de mes gosses.». C’était le mot qu’il avait laissé avant de se suicider. Mon père l’avait aidé à échapper au lynchage conjoint de notre groupe et de certains habitants. Il lui avait conseillé d’aller à la gendarmerie. L’homme avait fini par accepter. Mon père, s’étant proposé de l’accompagner, l’avait découvert pendu dans la cave où il se planquait. L’homme qui m’avait appris à jouer au foot. Là-bas, il était un joueur réputé, promis à une carrière nationale. Ici, relégué sur le terrain vague près de nos baraquements provisoires. Sur la touche de ses rêves.
Moins de coups de poing et que de mains tendues. Noircir le tableau peut-être une tentation pour se faire plaindre. Ni bourreau, ni éternelle victime. La majorité fut heureusement très accueillante. Même les plus démunis n’hésitaient pas à nous aider. « Pas en se tirant dans les pattes entres pauvres qu’on sera plus riches et heureux. Les riches sont très solidaires entre eux. Pourquoi on ferait pas comme eux? ». Le regard de cette femme ne me quittera pas. Elle et d’autres, dont un vendeur sur le marché, déposaient souvent des fruits et des légumes devant l’entrée du petit îlot où nous vivions. Parfois du lait et des tablettes de chocolat. Mon père, flanqué du muet, un géant qui ne parlait que par hochements de tête, se chargeait d’une distribution la plus équitable possible. Grâce à cette femme et d’autres habitants que nous avons réussi à devenir à notre tour des habitants. Et des citoyens de cette ville. Pas un hasard, qu’après des années passées à sillonner la planète, laisser des bribes de mon histoire dans plusieurs pays, je suis revenu dans cette ville. Heureux de me retrouver chez nous. Un retour par la case emploi. En quête d’un boulot, comme d’ailleurs mes parents à leur arrivée ici. Mais une situation incomparable à la leur et celle de leurs compagnons d’exils. Je ne suis pas dans la peau d’un réfugié, coincé entre ici et ailleurs. Et pour certains de nulle part à perpétuité.
A la mort de ma mère, mon frère et moi avons hérité de son petit appartement. Lui, détestant la ville et tout ce qui lui rappelé son enfance très pauvre, avait tiré un trait dessus. Effacé tout ce qui pouvait lui rappeler là-bas et notre installation familiale de fortune dans cette commune. Qu’a-t-il conservé de nos origines ? Peut-être les odeurs et les souvenirs «inexpulsables » de son corps. Il n’avait fait qu’un saut pour les enterrements des parents, avant de repartir dans sa ville du nord, rejoindre sa famille et ses nouvelles racines. « Garde l’apparte et tout ce qu’y a dedans. Moi, je ne veux rien. A part mon lance pierres.». Pourquoi lui en vouloir de sa fuite ? Même enfance, pas le même ressenti. Chacun se sauve comme il peut. Lui c’était en s’éloignant du chantier de notre arrivée. Contrairement à moi si heureux de revenir dans cette ville. Retrouver les vieux copains. Même si l’ambiance a beaucoup changé. Parois, j’ai le sentiment d’assister à certaine scènes de mes premières années. Chacun derrière un sac de sable pour défendre son territoire. Une guérilla au quotidien. Peut-être un optimisme béat, je suis persuadé que le vent tournera. La connerie n’est pas inépuisable.
Une main me secoue le bras. «Lucien, on est pas payé pour rien branler! ». Il sort de camion. Je prends mes outils de travail et le rejoint. « On dirait que t’as fait ça toute ta vie.». Ma dextérité avait impressionné le chef d’équipe. Il n’avait pas tort: un de mes jobs dans mon autre vie. Une formalité. Mais ce matin là, je me sens très maladroit. Mon collègue me dévisage, très étonné de ma lenteur d’exécution. Impossible de ne pas penser à mes parents, enterrés ensemble à quelques kms de leur -mon- T2. Ces silhouettes, dessinées de dos face à la cathédrale, m’ont replongé dans les premières heures de mon arrivée et fait remonter le courant de mon histoire. Défila toute notre histoire de rapatriés débarquant avec nos valises à Béziers. « Les couscous merguez huile d’olive.». Gosse, je détestais cette insulte. Comme si je sentais leurs crachats dans la très bonne semoule de Mamie. « Le couscous c’est un super étouffe crétins !». C’était la réplique de mon frangin qui ne cessait de se battre dans la rue. Sa souffrance plus forte que la mienne.
Quelle sale coup du destin de me retrouver à coller une affiche contre les migrants. En quelque sorte des rapatriés d’aujourd’hui. Eux aussi contraints de choisir entre le bateau ou le cercueil. Mais, même si nos conditions étaient très dures, nous avions au moins la certitude de pouvoir traverser la méditerranée. Pas entassés dans des cercueils flottants. «Magne-toi ! On va être en retard sur la tournée.». J’acquiesce et relève la vitre du panneau d’affichage municipal. Je croiserai sans doute des regards dans mon miroir. Les yeux d’une douleur qui ne perd pas la mémoire. Une mémoire qui sait ce que vivent ces migrants. Le même genre d’histoire que celle de notre maire, migrant d’une autre époque qui a échoué dans la boue et la haine. Ma mère avait voté pour lui. Je cale bien l’affiche et l’installe. La lecture du texte me donne tour à tour envie de gerber ou de chialer. Avec l’impression de charger une arme d’exclusion massive. Avec ou sans excuses valables, je suis complice de cette horreur urbaine. Une petite main de la haine.
Nous aussi, on arrivait…
NB) Une fiction inspirée de la campagne d’affichage d’un maire à la mémoire courte. Un migrant d’une autre époque.