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« On ne lave pas du sang avec du sang mais avec de l'eau. »
William Shakespeare
« Quelle différence y a-t-il entre l'amour et la mort?
Une voyelle enlevée au premier vocable, une consonne ajoutée au second.
J'ai perdu à jamais ma plus belle voyelle.
J'ai reçu en échange la cruelle consonne.»
Le livre de l'absent , de Edmond Jabès
C’est le bon mot. Si vous voulez. Non, le bon mot, c’est celui-ci. Si vous voulez. Leurs voix se mêlent, s’emmêlent, jusqu’à un brouhaha où les deux mots ne sont ni bons ni mauvais : confus. Pour ne pas dire indécent. L’un ou l’autre ; rien ne changera aux vies perdues. Nul mot ne peut nommer l’innommable, ou à peine l'effleurer. Toutes les phrases écrites ou dites ne pourront refaire le chemin en marche arrière, pour prévenir de l’imminence d’un danger ou l’anticiper ; danse dans ta chambre en attendant de meilleurs jours pour une « rave partie de la paix », fais tes valises et fuis ton immeuble qui va exploser demain en direct sur des écrans. Le présent ne peut influer sur l’aiguillage du passé ; juste le constater la mort dans l’âme de l’instant sidéré. C’est notre mot le meilleur. Non, le nôtre. Le brouhaha continue son travail de : je pense mieux que toi et tu vas la fermer. Pathétique désir du je à tout prix. Qui veut mon mot ? C'est le meilleur sur le marché. Inutile de rentrer dans ce jeu. Certaines voix de cette « langue noyeuse de pensée » sont sincères. Mais nombre d’entre elles ne sont là qu’en quête d’éclairage éphémère et de pouvoir. Grimper sur l’échelle de l’ego. Vous me voyez ? Non. Je vais monter un peu plus haut. C’est mieux ici pour la visibilité ? Pour le selfie, après l’émission. Une échelle posée sur des cadavres.
Que faire pour ne pas participer à ce jeu plus qu’indécent ? Comment ne pas apporter sa part de brume dans la confusion ambiante. Se taire sur ce sujet. Je ne vois pas d’autres solutions pour ne pas alimenter la machine de la pensée binaire ? Pourtant, à chaque horreur de notre espèce, je ne cesse de dire qu’il faut dire, répéter, encore répéter, chercher des mots plus forts pour le dire. Même si, avec le recul, ils s'avèrent maladroits, usés jusqu'au sens à force d’être répétés. Avec chaque fois l’impression de pisser dans un violon aux cordes ne vibrant que pour les inhumations ou accompagner en musique le voyage de cendres. Malgré ce constat, j’insiste. Pris aussi dans les mailles de la toile à parole vaine et inaudible dans le concert des grandes gueules qui ont réponse à tout avec que quelques raccourcis ? Sans doute pas imperméable au us et coutumes de notre époque. À quoi bon encore et encore vouloir nommer la défaite de l’humanité ? En plus pas la première, ni la dernière.
Chaque défaite rajoute une couche de désespoir et de méfiance - légitime- vis-à-vis de notre espèce. Suffit de se pencher s’ouvrir un livre d’histoire ou son écran pour avoir les preuves de notre capacité à détruire. Le Google Maps de la haine a balisé la planète entière. Nul endroit n’y échappe. Certes telle ou telle contrée plus habitée que d’autres par les massacres, les bombardements, la dictature, la sécheresse, la faim, la soif, etc. Des populations avec comme décor, des ruines, la désolation, la mort renouvelée de l'espoir; le papier de plusieurs générations. Dans ces lieux où le poids d’une vie ne pèse que son instant, toujours en suspens, jamais sûr en se réveillant d’atteindre la rive de la soirée ; des régions du monde où même les peaux, la mémoire, le ventre porteur de monde, sont imprégnés du pire. Avec une interrogation récurrente. Toujours la même après le passage du pire. À quand son retour ?
Tout ça a déjà été dit. Redit. Par toute sorte d’individus, des personnalités publiques ou non. Le Covid, les horreurs ici ou là, la coupe du Monde de Rugby, le réchauffement climatique, et d’autres sujets, génère beaucoup de salive ou de la sueur de doigts sur clavier. Je suis, donc je commente. Des mots bien dit, mal dit, bien écrit, mal écrit, sincères, avec calcul, etc. Inutile donc de rajouter sa goutte de néant dans le violon qui déborde. Sur ce sujet, j’en ai déjà trop dit. Comme d’autres qui feraient mieux de faire prendre des vacances à leur parole permanente. Mais chaque voix libre de se taire, parler, se répéter. Pour ma part, j’ai posté plusieurs billets sur ce blog, avant de les supprimer. Nul intérêt si ce n'est d'afficher une présence sur la toile; en être aussi, comme un ado voulant à tout prix être vu et entendu dans une cour de collège. Des textes qui rejoindront tous les autres dans le même fichier. Lequel ? Le fichier nommé « Écart ».
Que reste-t-il sans les mots pour tenter d’éclairer et de ne pas sombrer dans la confusion, la sienne et celle du monde ? Comment ne pas céder aux sirènes du bien ou mal, point barre ? Quel outil pour rester à l’écart sans quitter le navire en perdition ? L’écoute. Sur le côté, les oreilles grandes ouvertes. Écouter les sons de son époque. Les plus faciles à entendre est celui du boucan du « moi je dis tout haut ce que tout le monde pense tout bas » ou « moi, je parle de la vraie vie. ». Mais en tendant l’oreille, on perçoit d’autres sons : une pensée complexe saupoudrée de doute. Large choix pour alimenter son écoute. Mais pas uniquement avec les oreilles.
Les yeux ont une grande importance. Notamment pour traduire les regards défilant sur nos écrans : tous, d’un bord l’autre, parlent la même langue. Laquelle ? La langue de l’effarement. Blessés à jamais. L’horreur, l’innommable gravé sur une rétine, ne s’efface jamais. Inscrit dans le regard. Même si des sourires peuvent germer entre les paupières. Parfois, des rires traversent le corps. Des répits plus ou moins loin. Mais il est toujours là. Mutique. Il veille jour et nuit au cœur de sa chair. L’innommable habite dans l’ombre de la mémoire. Là où la raison ne loge pas. L’innommable filtrant chaque regard. Le monde, l'autre, jamais plus revu comme avant le drame.
Se taire sans faire taire l’empathie. Pas n’importe laquelle. Celle qui se décline avec un S. La première lettre de Souffrance, Sang, Solidarité, Solitude, Sens, Survie, etc. À chaque internaute de rajouter son S à empathie. Certes, elle ne ressuscitera pas les morts, ne fera pas non plus repousser les membres amputés, ni n’empêchera le désir de vengeance- réflexe naturel quand une main vous a spolié de ce qui vous est le plus cher. L’empathie : presque aussi inutile que les mots. Néanmoins, elle peut être un pont. À défaut une passerelle branlante entre des souffrances de chaque rive. Le partage du même désir de vengeance et du vide à perpétuité entre ses bras. Des grenades humaines dégoupillées qui, malgré les frontières et différences, se ressemblent au plus profond de leur être dévasté. Inconsolable. Avec une colère, irriguée par le sang versé. Impossible à étancher. Elle coulera jusqu’au dernier souffle. Une colère apaisée ou non.
Malgré l'irréparable, des hommes, des femmes, des enfants, feront un pas en avant, en arrière, en avant… Hués par les leurs, et les habitants de l’autre côté. Chaque souffrance doit rester chez elle, ne pas la partager hors du domicile. Encore moins avec des ennemis. Quelques-uns transgresseront. Encore un pas vers, un pas retour… De renoncement en désir de comprendre, pourquoi ? Pourquoi ? Leurs pas les entraînent jusqu’au centre de la passerelle. Mal à l’aise. Pris dans une mâchoire rappelant l’horreur commis par les ennemis et sa trahison à vouloir traverser la frontière pour tenter de trouver des réponses. Tous et toutes dansant d’un pied sur l’autre. Entre fragilité et inquiétude de l'inconnu. La souffrance de l'autre.
Sur une passerelle fragile transformée en une barque fragile. Qu’est-ce que je fous là ? Cet homme, cette femme, ce gosse ; ils sont mes ennemis. Peut-être que la main d’un d’entre eux a tué ma fille, mon fils, mon compagnon, ma compagne, mon mari, mon épouse, ma mère, mon mère, mes emmerdeurs de voisins… Le silence finira par poser la main sur chaque épaule. Pour détourner le regard. Vers le bas. Le regard posé sur le même fleuve de sang. Et de gâchis humain. Puis tous retourneront sur leur rive des premiers pas. Avec la colère chevillée au cœur. Mais débarrassé en partie de la haine. Quel sera le gain. Au moins de rester digne devant son miroir. Et essayer de ne pas léguer une plaie ouverte aux générations futures. Juste laisser des traces d’une souffrance. Sans en obturer l’horizon.
Fichier Écart et Empathie(s) sur mon bureau. C’est ma seule solution pour ne pas embouteiller la douleur du monde de mots inutiles, mal dits, mal compris, bien dits et interprétés... Je me répète encore. Prêchi-prêcha, etc.L’absence de mes mots sur ce sujet, comme leur présence, ne changera rien à la « folie anthropophage » de l’espèce humaine. Mais ne pas les dire, ni les écrire, laissera peut-être place à quelques silences peut-être plus utiles. Se taire aussi pour ne pas non plus participer au jeu d’ego et positionnement de ses pions sur l’échiquier du cynisme et de l’indécence. Sortir du « game morbide » pour détourner une expression de jeunes. Sans pour autant ne pas voir, ne pas penser, ne pas s'égarer, ne pas jouir, ne pas se foutre en colère, ne pas espérer, ne pas se contredire, ne pas rêver… Le même, à l’écart.
Et avec le S d’empathie.
NB : A propos d'écart, une invitation à vous plonger dans un texte du Petit Écart. Petite maison d'édition par la taille mais grande par la qualité de l'objet-livre et de son contenu. Plumes et goudron, de Jean Rouaud. Un texte qui plonge dans notre époque entre autres de pouce levés et baissés. Des mots utiles pour éviter de se paumer dans nos raccourcis contemporains.