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Billet de blog 12 novembre 2024

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Bleu bonheur

Bleu bonheur. C’était la couleur de son regard. Jamais le moindre nuage entre les paupières. Une femme d’une cinquantaine d’années blonde aux cheveux courts. Elle ne sortait jamais sans son sourire. Le pire de la réalité ne semblait pouvoir la polluer. Une femme très joyeuse. Et détruite à l'intérieur.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Olivier Debré

            Bleu bonheur. C’était la couleur de son regard. Jamais le moindre nuage entre les paupières. Une femme d’une cinquantaine d’années blonde aux cheveux courts. Petite et musclée. Une boule d’énergie. Elle ne sortait jamais sans son sourire. Ni la peinture rouge vif sur ses lèvres. Elle était vêtue avec goût et des couleurs joyeuses. Même si ses vêtements avaient sans doute été portés par d’autres. Une petite fille refusait de quitter son visage. Bleu bonheur ne ratait jamais une occasion de rire et de faire la fête. Pas la dernière à boire un verre de rouge et danser dans les fêtes du quartier. Elle marchait toujours très vite. Seul moment où l'on pouvait sentir une tension dans son corps. Comme si elle voulait semer le temps. Ou des fantômes trop collants

        Nous parlions souvent. Elle avait un accent sud américain. Nous vivions dans la même rue. Notre quartier était une sorte de petit village au bord du périphérique. Avant l’arrivée des promoteurs avide de mètres carrés de bureau. J’aimais la croiser. L’un et l’autre grignotions sur notre agenda. A son contact, ses mots ; on avait l’impression que tout était possible. Même l’inatteignable paraissait à portée de mains. Une femme qui donnait l’envie de ne pas baisser les bras.  Elle était toujours optimiste. Le pire de la réalité ne semblait pouvoir la polluer. Une femme très joyeuse.

          Pourtant, une vie détruite. Une destruction dont jamais je n’aurais pu me douter. Difficile à imaginer à la regarder et l’écoute. Tellement énergique et joyeuse. Distribuant des bonnes ondes sur son passage. Incroyable d’apprendre tout ce qu’elle avait enduré et traversé. Ce n’est pas elle qui m’avait raconté sa terrible histoire. Mais une voisine à qui elle s’était confié. Sans doute l’une des rares oreilles à connaître sa trajectoire dans le détails. L’horreur.

          Double peine. Cognée par son mari. Et traquée par le régime du pays où elle vivait. Avec des réactions différentes à l’un et aux autres. Soumise à l’intérieur, résistante à l’extérieur. C’était une opposante politique au régime. Toujours à tracter, manifester, et assister à des réunions pour la plupart clandestines. Dehors, elle n’avait peur de rien. Pourtant ses actions et propos pouvaient lui valoir des années de prison. Voire un enlèvement au coin d’une rue et ne plus jamais réapparaître. Malgré le danger, elle ne voulait pas courber l’échine et se taire. Déterminée à aller jusqu’au bout du combat contre le pouvoir en place. Dès qu’elle franchissait le seuil de sa maison, d’un seul coup une autre femme. Muette et tête baissée.

         Pourquoi une grande force à l’extérieur et résignation sous son toit ? Sans doute à cause de leurs deux enfants en bas âge. Elle ne voulait pas les laisser entre ses pattes. Même si jamais il ne levait la main sur eux. Toute sa violence contre sa compagne. Jaloux entre autres de son courage. Il pensait la même chose qu’elle mais n’aurait jamais bravé les autorités. Lâche à l’extérieur, dominant à l’intérieur. Fuir avec les fruits de sa chair ? Elle y avait songé. Où aller ? Ses parents ou des amis ? Son compagnon l'aurait retrouvée. Et plus du tout de revenus depuis qu’elle avait été vidée de son boulot de comptable. Pour une faute professionnelle inventée de toute pièce. Contrainte de rester avec un homme qu’elle haïssait. Avant de l’avoir aimé et admiré. Il lui avait beaucoup appris. Un militant politique qui avait tourné sa veste. Acceptant un bon poste en échange de son ralliement. Pour finir noyé dans l’alcool. Et sa frustration qu’il lui faisait payer.

          Des années à vivre entre les coups de son mari et ceux de la police. À maintes reprises, elle avait été embarquée et interrogée. Chaque fois molestée et humiliée. Sans jamais craquer. Au contraire. Elle regardait droit dans les yeux les mains qui la giflaient. Sans un mot. Retenant ses larmes pour les vider d’un seul coup dans la solitude. Puis ils finissaient par la relâcher en pleine nuit ou à l’aube. Qu’est-ce que tu es allée foutre encore dans leur putain de réunion ! Pour à nouveau une séance de tabassage et d’humiliation. Avec parfois une bite flasque s’agitant en vain contre son corps. Les yeux sur le plafond, les larmes coulaient dans l’obscurité. Mais toujours debout pour le petit-déjeuner des enfants. Les emmenant à l’école. Parfois elle portait des lunettes noires. Même sans soleil.

        Douze ans de prison. La peine qui allait s’abattre sur elle. Son avocat l’avait prévenu. Que faire ? Elle ne s’était pas rendue au tribunal. Son sac bouclé et planqué dans le local à poubelle de l’immeuble. Comme toutes les nuits, il ronflait. Sac d’alcool et de frustration. Elle avait gagné la chambre des enfants. Assise sur une chaise face à leurs lits superposés. Les yeux fermés. Immobile. Plus que leurs souffles mêlés dans le silence. Un baiser à chacun aux premières lueurs du jour. Avant de sortir de l’appartement. Direction la gare centrale. Sans destination précise. Un ailleurs au visage inconnu.

           Lui en parler ? Je ne l’ai jamais fait. Inutile de remuer un passé et des fantômes qu’elle avait fui. Regrettant même d’avoir interrogé la voisine à qui elle s’était confiée. Quelle connerie d’avoir insisté - sans doute lourdement - pour en savoir plus sur cette femme. Pourquoi ne pas m’être contenté de ce qu’elle me donnait. Ses mots résolument optimistes et son sourire. Même si tout ça n'était qu'un cache-misère. Elle avait tout à fait le droit de ne pas porter son malheur en bandoulière. Ne voulant pas s’étaler. C'était son choix. La grande élégance d’une femme détruite.

         Qu’est-elle devenue ? Je ne sais pas. N’apprenant son départ que quelques semaines après son déménagement. Des nouvelles transmises par la gardienne de la cité. Avait-elle trouvé un appartement plus grand ? Retournée dans son pays pour retrouver ses enfants ? Parti plus loin pour tenter de semer les fantômes ? Des questions qui resteront sans réponse. Même l’oreille à qui elle avait confié son histoire n’a jamais su qu’elle était sa destination. Partie en emmenant son regard bleu optimiste. Elle restera une belle énigme. Une étoile filante de passage dans le ciel du quartier.

         Peut-être que du bidon. C’est la réaction d’un copain quand je lui ai raconté cette rencontre. Une femme s’inventant une histoire pour ne pas être qu’une banale femme de ménage vivant dans un studio pourri. Manipulant la voisine et moi par ricochet ? C’est possible. Mais, au fond, peu importe. Ça prouve que c’était une bonne conteuse. Comme d’autres sur papier et image. Dans tous les cas, je ne saurais pas le fin mot de l’histoire. Et je m’en fous. Pas un flic ou un juge pour fouiller son histoire. Simplement conserver en mémoire ses bonnes ondes. Le reste appartient à elle.

          Qu’est-ce qui m’a fait repenser à Bleu bonheur  ? La relecture de «Il faudrait essayer d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple.». Cette phrase de Jacques Prévert m’a rappelé cette passagère du quartier. Rares et essentiels ce genre d’êtres. Capables de ne pas tout céder à la souffrance et à la connerie humaine. La dignité des gens meurtris refusant de transmettre des nuages sombres. Préférant cultiver du ciel bleu dans leurs yeux. Que leur dire ?

         Grand merci.

        NB : Réalité ou fiction ? Les deux. Bleu bonheur est un mélange de femmes et d’hommes. Elles et ils avaient fui le Chili après le coup d’État du 11 septembre 1973. Ado, j’ai beaucoup croisés d’exilés chiliens dans ma ville de Montreuil( 93). La plupart très pudiques.Parlant très peu notamment des tortures subies dans les geôles de Pinochet. J’ai appris leurs souffrances à travers des articles et des livres.

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