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Billet de blog 13 février 2016

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La gosse «Rue de Paris»

La solitude mord aussi parfois. Une morsure de l’intérieur. Elle vient de planter ses crocs en moi. Le coup de fil m’a laissé sans voix. Jamais je ne me serai attendu à ça.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   La solitude mord aussi parfois. Une morsure de l’intérieur. Elle vient de planter ses crocs en moi. Le coup de fil m’a laissé sans voix. Jamais je ne me serai attendu à ça. Même si je savais que des changements s’opéraient au sein du groupe. Une multinationale spécialisée dans le numérique et la communication dont je dirigeais la filiale française. Notre président, venu spécialement du siège à Vancouver, avait été très clair là-dessus. Les cartes allaient être redistribuées au sein de la direction européenne. Des changements de postes à la clef. Mais, pas un seul instant, je n’aurais pensé être évincée des instances dirigeantes. Sans aucun poste me correspondant à me proposer. Mise sur la touche, après cinq ans aux commandes. Ecartée du jeu.

Paris sous un ciel bleu lumineux. Déjà plusieurs minutes que je suis immobile devant la fenêtre de mon bureau. Bientôt cette vue sera pour quelqu’un d’autre. Sa fierté et son bonheur sûrement proche de ce que j’ai ressenti au moment de prendre mes fonctions. Je connais la personne qui me remplacera. C’est le directeur de la communication financière de la filiale espagnole. Nous avons eu souvent l’occasion de nous rencontrer, dans des colloques et des cocktails. Une formation identique, rompus aux mêmes techniques de management. Un clone des grandes écoles. Une mécanique de guerre comme moi.

Tous deux pas arrivés par hasard dans ce bureau. Des guerriers policés. Notre existence rythmée par deux mots: objectifs et résultats. Le principe de réalité comme boussole. Combien de dégâts visibles et invisibles sur notre passage ? Sans le moindre état d’âme, encore moins de culpabilité. La compassion et l’empathie sont des freins pour grimper dans les plus hautes sphères. A moins d’être capables de les planquer sous son mouchoir; ça me semble en fait impossible. La femme ou l’homme dans nos locaux, ou l’anonyme travaillant à distance pour nous, est une ressource humaine. Exploitable comme les ressources de la terre et de la mer.Rentable ou pas? Combien rapporte cette ressource à l’entreprise ? Et, par ricochets, à ma carrière.

Ce matin, je me sens vide. Perdue comme à une très lointaine époque. Sensation que le travail acharné, la revanche sociale, avait fini par recouvrir d’une chape très solide. Deux mondes en moi. L’un sous les lumières, une totale maîtrise de soi, des autres et de mon environnement. Une gagnante-gagnante. Expression souvent employée. Ridicule. Peut-on être gagnante-perdante?

Des éléments de langage pour enfumer les interlocuteurs. Avoir réponse à tout, surtout noyer habilement la question. Une spécialiste de l’enfumage. Désormais le brouillard est sous ma peau, le cœur et le cerveau complètement embrumés. Pas de mots techniques, de logiciels, pour me venir en aide. La chape, fissurée, laisse filtrer le monde souterrain d’où je viens. Ma nuit, colmatée à grands renforts de diplômes et de diplomatie pour parvenir à mes fins, remonte sur le devant de la scène. Je replonge au milieu de fantômes. Comment les vaincre ? Toutes les techniques, apprises dans les grandes écoles, soudain inutiles. Et inefficaces face au je.

       Maman m’a dit de pas bouger. Elle m’a mis une couverture. Papa est parti hier. C’est lui qu’elle est allée chercher. J’aime pas cette cave. Pas beaucoup mieux où on était avant mais là-bas je pouvais voir la rue par les trous dans le mur. « Tu veux qu’on se retrouve dehors ou quoi!». Papa voulait pas que je regarde. Son visage avait toute la colère qu’il pouvait pas dire avec ses mots. Fallait pas faire de bruit. Papa a toujours beaucoup gueulé mais y m’a jamais frappé. Ni Maman. Première fois que j’ai vu Papa avoir peur.

Les autres sont arrivés. « Vous dégagez de là !»Ils nous ont laissés prendre nos affaires et on est partis. Pour venir ici. Là, on peut gueuler sans que personne entende. Mais c’est tout noir. J’entends plein de bruits autour de moi. Des vrais et des faux fabriqués par ma tête. Maman m’a dit de surveiller nos deux sacs. On a tout dedans. Trop lourd pour que je les porte. C’est Papa qui les prend. Quand il est trop fatigué, Maman veut l’aider mais lui veut pas. Moi, je marche toujours entre eux deux. Ma main dans celle de Maman. Protégée.

Maman veut pas que je pleure. Elle dit que ça sert à rien. C’est vrai que je les ai jamais vus pleurer. Gueuler mais pas pleurer. Pourtant on voit dans leurs yeux que c’est tout humide. Mais ils résistent. Moi, je fais comme eux. Mais, comme Maman est pas là, je pleure. Les larmes c’est comme des mots qui sortent des yeux.

Où sont Maman et Papa ?

 Le visage d’un homme remonte à la surface. Nous occupions le même bureau depuis trois ans.. Plus que des collègues. Nous nous fréquentions en dehors de nos activités professionnelles. De vrais amis. C’est ce que je croyais. Jusqu’au jour ou notre directeur prit sa retraite. La guerre commença. Une guerre que j’ai gagnée. Ma première grande victoire. Pourtant, tout était joué d’avance. Fils de famille, lui avait tous les atouts en mains. Son père, ambassadeur à la retraite, était même intervenu auprès du grand patron du groupe. Le pot de terre contre le pot de fer.

Sauf que, contrairement à mon concurrent qui se reposait sur ses lauriers, je n’ai pas désarmé. En quelques semaines, j’ai détruit son travail et valorisé le mien. Les chiffres parlaient pour moi. Tout en apportant des preuves de mes meilleures capacités à diriger, j’intriguais auprès des instances dirigeantes. Me faire des relations était comme une seconde nature en moi. En plus d’être brillante et efficace, j’ai su intriguer. Sans oublier de consolider ce réseau au fil du temps. «Elle a dû coucher pour en arriver là.». La rumeur courait dans les couloirs du groupe et parmi les journalistes. Femme et pauvre est une double peine dans le milieu des affaires. Bien sûr, certains pensaient aussi que les manageuses, issues d’un milieu privilégié, avaient écarté les cuisses pour obtenir des postes importants. Pas uniquement mon cas.

Mais, avec les mêmes diplômes et à compétences égales, la femme, d’origine modeste, est plus facilement soupçonnée de «promotion canapé». L’image de la secrétaire sous le bureau de son patron perdure. Sexisme et mépris de classe au menu. Sans oublier aussi le regard condescendant de cerrtains qui m'a toujours agacé. Comme si mon ascension n'était pas le fruit d'un labeur, juste une aumone républicaine. Un fils ou une fille de est brillant. Issu(e) d'un milieu modeste, ton succès n'est dû qu'à la bienveillance sociale. Pas d'assujetissement plus efficace que la condescendance. Mais c’est vrai que j’ai couché avec un ponte de l’industrie automobile. Mon mari mort deux ans après la naissance de notre fils. Il avait un petit garage à Vitry, dans le 94. Il me manque souvent. Encore plus depuis ce putain de coup de fil.

Contrairement à moi, mon concurrent de l’époque n’avait pas besoin de ce créer un réseau. Il était né avec un carnet d’adresses. Sûr de prendre la place du directeur. Je me souviendrai toujours de son regard dans la salle au moment de mon discours de prise de direction. Le visage blême, abattu d’avoir été délesté de son héritage légitime. Aujourd’hui, je dois avoir sans doute le même visage. Un autre va prendre ma place. Mon discours de passation de pouvoir sera bientôt prêt. L’équipe de mon successeur doit plancher aussi sur le sien. L’un comme l’autre avec nos éléments de langage. L’émotion, la vraie; elle restera confinée sous la chape.

Pas de mots sur mes joues.

 Y sont pas revenus. Qu’est-ce que je fais? Maman m’a dit de les attendre. Faut que je garde les sacs. Mais j’ai faim. Plus faim que peur. J’ai une planche pour me protéger des rats. Je dis ça mais j’en ai pas vus. Peut-être que des rats de ma tête. Je vais aller voir dehors et je vais revenir.

Trop lourd les sacs. Je voulais les traîner dans l’autre petite cave à côté. Comment les cacher ? Je mets plein de planches dessus. Faut que je fasse attention parce qu’y a des trucs importants pour Maman. «On doit pas se charger !». Papa voulait pas qu’on emmène beaucoup de choses. Ils ont crié toute la nuit. Surtout Maman triste de quitter notre maison en laissant tout. «Fais un tri. On doit partir demain à l’aube. Je sais qu’ils veulent notre mort. Notre vie plus importante que nos babioles.». Papa avait changé de voix. On est partis avec encore un peu de nuit dans le ciel.

La lumière me fait mal aux yeux. Personne dans la rue. Je me souviens qu’on est arrivés par là-bas. Où y sont ? Par où je vais aller ? Je vais retourner de là où on est venus. On entend pas un bruit. L’impression qu’y a juste le bruit de mes chaussures et de mon cœur qui bat très fort. J’ai très peur. Pas Maman et Papa qui marchent avec moi. Personne pour me protéger. Un bruit. Je m’arrête.

Un homme sort d’une maison. «Eh! ». Je me mets à courir. L’homme me court après. Je retourne vite dans la cave. Mon ventre et ma tête vont exploser. La porte grince. Quelqu’un est entré.

Je prends ma planche.

  Mon successeur a fini son discours. Comme tout le monde, j’applaudis. Nos deux laïus, celui du gagnant-gagnant et de la perdante-perdante, parfaitement mitonné. Deux grands professionnels, entourés d’une bonne équipe de communicants. Son staff au complet, prêt à reprendre les rênes. Parmi eux, sans doute son futur successeur. Un homme ou une femme comme nous. Cruauté récurrente au sein de l'élite. Et à tous les étages de la société.

Je reprends le micro. Qu’est-ce qui me prend? Pas du tout ce qui a été décidé dans le protocole. Mon successeur fronce les sourcils. Son équipe et la mienne destabilisées par mon initiative.

« Chers amis, juste une dernière chose avant de profiter du buffet dans les jardins. Ce matin, comme tous les matins, j’ai traversé en voiture la ville de banlieue ou je vis. En général, j’ai le nez dans ma tablette ou ne jette qu’un regard furtif derrière la vitre. Trop de boulot pour avoir le temps de rêvasser. Aujourd’hui, je suis restée le nez collé à la vitre. Sur la Rue de Paris, l’artère principale qui mène à la capitale, j’ai aperçu une rom de cinq ou six ans et sa mère fouiller dans une poubelle. Certes pas un scoop. Tout le monde connaît la misère envahissant de plus en plus nos rues. Mais cette fois, abattue sur mon siège à cause de mon éviction, j’ai vu une autre petite fille. Une réfugiée et orpheline que ce pays a accueillie. Et à qui il a donné toutes les clefs pour arriver jusqu'ici. Cette réfugiée c'était moi. Présente parmi vous grâce à l'école républicaine et laïque. Pourtant mal partie comme cette petite fille de la Rue de Paris. Une gosse qui… Je…».

Quelle conne de m’être lâchée. Pas digne d’une dirigeante. Sans famille c’est bon pour la littérature, pas pour le business. Stupide et contreproductif de tout mélanger. Une erreur dans mon parcours. Je repousse le micro et gagne le buffet.

La guerre continue.

NB) Une fiction inspirée du discours d'adieu de la ministre de la Culture évincée- avec une grande inélégance. Certes, contrairement aux «millions de remerciés » dégraissés par ses amis de la finance, elle n'aura pas Pôle emploi comme horizon. Mais sa tristesse n’en est pas pour autant moins sincère et émouvante. Son discours m'a touché; même si j'étais souvent en désaccord avec son travail. À sa décharge, elle opérait, comme Aurélie Fillippetti, dans un ministère fantôme. Rarement la Culture a été aussi maltraitée par un gouvernement. Quelle marge de manoeuvre pour la nouvelle ministre ?

   Pour tenter de comprendre une période de plus en plus cynique, peut-être lire ou relire ce texte très fort (notamment sur la notion de ressources humaines) de Marcel Cohen. Besoin de ce genre d'éclairage pour sortir quelque peu de la confusion. La nôtre et celle du monde. Tenter de voir un peu plus loin que le bout de son ego et de ses certitudes. Remettre du doute sur le métier...

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