« (...) Oui, la jeunesse était la fatalité. Elle détruisait les vieux sans être consciente que, par la même occasion, elle se détruisait elle-même. Elle élargissait ses propres artères et broyait ses jointures, avant d’être à son tour détruite par la jeunesse. Car la jeunesse est toujours jeune. Seul l’âge vieillit. » Un Steak, de Jack London
Fragiles et sûrs d’eux. Le couple derrière moi débute son histoire en duo. Quel âge peuvent-ils avoir ? Quinze ou seize ans. Pas plus. Une fille et un garçon. Ils sont montés main dans la main dans le TER. Leur façon de marcher, leurs gestes, leurs regards, tout en eux dénotait d’un chantier en construction. Leurs corps comme outil principal. Avec cette fragilité des débuts mêlée à l’assurance de tout amour naissant persuadé d’être immortel. L’horizon dans une main, le doute dans l’autre. Je les écoute parler. Apprendre à se connaître. Chaque mot comme un éclairage de plus sur l’autre. Des silences où les corps prennent la parole. Rien de nouveau dans une histoire d’amour dans ses premiers pas. Plus difficile de s’aimer aujourd’hui ?
Les hommes ne sont plus des hommes. Et les femmes ne sont plus des femmes. La réflexion d’un élève de collège lors d’une rencontre scolaire. Puis il s’est mis à parler du travail. Expliquant que les hommes ne travaillaient plus dans des travaux durs. Je lui ai demandé de préciser. Il a fini par dire que maintenant, il y avait des faux métiers. Lesquels ? Il a haussé les épaules avec un air résigné et inquiet. Des faux métiers comme les youtubeurs et influenceurs. Visiblement, l’élève ne les portait pas dans son cœur. Et, à mon grand étonnement, il ne les voyait pas comme des modèles de réussite et épanouissement. Moi, si je trouve ça bien ; tu vas partout dans le monde et tu as jamais de problème d’argent. C’est pas un métier. Si. Non. Son propos a ricoché. Un échange ponctué de petits rires. Et de quelques corps ne pouvant tenir en place ni brider leur langue. Boules d'énergie parfois mêlées de colère. Des gosses comme tous ceux du pays. Avec plus de poids sur leurs épaules que des collégiens d'autres quartiers. Guère un scoop de répéter qu'ils ne sont pas logés à la même enseigne républicaine. Des corps refusant l’écrasement programmé ?
C’est après, dans la rue, que j’ai compris ce que l’élève me disait. En me rappelant son regard un peu paumé lors de son intervention. Jusqu’à finir par baisser les yeux. Sa réflexion était plus profonde que j’avais cru. Pourquoi n’en ai-je pas perçu la profondeur ? Parce qu’elle était exprimée par un gosse à l’avenir bradé de droite à gauche ? Même braderie pour ses parents et grands-parents confinés dans des promesses tenues le temps d’un micro et une pognée de main. Ce gosse, comme la majorité des élèves de son collège, des quartiers populaires, sont des bouffeurs de Touche pas à mon poste. Une émission qui me sert souvent d’outil pédagogique pour animer tel ou tel atelier d’écriture dans des zones sensibles. Pourquoi ne pas me servir de France Inter, France Culture, ou Arte ? J’aimerais bien, mais leurs ondes ne semblent pas réussir à franchir l’enceinte de certains quartiers et collèges. Même payés, pas les mêmes réseaux ? Même si je n’apprécie guère le genre d’émissions que les élèves regardent, elles me permettent d’établir un dialogue autour de leur fenêtre sur le monde. Et entre autres, d’évoquer leurs interrogations. Dont une revenant de plus en plus souvent dans leur bouche. Beaucoup de questions autour du corps.
Des gosses ni aveugles ni cons. Ils voient bien que le corps des femmes et des hommes changent. Avec la problématique du genre - pas le terme qu’ils emploient, ni l’expression woke - qui vient bouleverser ce siècle guère plus âgé qu’eux. Comment s’aperçoivent-ils de ce changement ? Dans la rue. Surtout hors de leurs quartiers, en centre-ville, ou dans les transports en commun. Dans des lieux plus passant que leur territoire et où les regards de proximité ne sont pas des sortes de miradors où un œil proche les observe et peut les juger. Un garçon ? Non. Une fille ? Les deux ? Ils jettent des regards en coin sur des êtres, jeunes ou plus vieux, qui ne leur ressemblent pas, ni à leurs parents. Les regardant comme s’ils débarquaient d’une autre planète. L’autre lieu où les ados se trouvent confrontés à ce changement des corps est la télé. Notamment leur émission de prédilection. Les animateurs, les animatrices, les artistes, sont comme des « corps-témoin ». Certains représentants parfois jusqu’à la caricature les nouveaux individus sortant du schéma Papa Maman. Ces gosses, loin des paillettes de la société du spectacle, ne sont pas dupes. Leur siècle est celui du changement des corps.
Ce collégien et d’autres le savent. Autant que les intellectuels œuvrant sur le sujet. L’« homme et la femme d’avant » ne seront plus la boussole du monde. Des bouleversements s’opèrent sous nos yeux. N’en déplaise à celles et ceux, dont je fais partie ; nous sentons avec plus ou moins d’appréhension, petite ou grande ouverture au changement, totale fermeture, que le nouveau monde s’installe peu à peu, il ébranle notre vieux monde. En cours de balayage. Aujourd’hui n’est déjà plus comme hier. Et demain sera sûrement inédit. Une brusque accélération des us et coutumes en quelques années. Avec panique à bord de la tour de contrôle des vieux dominants (anciens et jeunes aux visages très divers ). Ce n’est pas la première fois que le vieux monde est annoncé agonisant et bientôt à terre. Les vieux animaux ont des ressources cachées. Toujours se méfier des bêtes blessées… Surtout quand elles ont eu le pouvoir depuis des millénaires. le vieux monde capable de renaître avec de nouveaux masques ?
En tout cas, les regards de ces jeunes, nos yeux aux uns, aux unes et aux autres, voient bien la transformation des corps dans l’espace public. C’est flagrant au quotidien. Les mots, sur les lèvres ou l’écran, se transforment aussi. Un grand bouleversement en cours ? Sans le moindre doute. Avec peut-être, en réaction, une régression par trouille de l’inconnu. Certains, sans doute les mâles les plus apeurés, vont essayer de ralentir le mouvement. Par l’intimidation, la violence, un appel aux valeurs traditionnel et à un ordre nouveau -toujours ancien. Un baroud d’honneur. Le passé usé n’a plus aucun avenir.
De plus en plus, certains et certaines pensent et proclament haut et fort que la lutte des classes est morte. Enterrée dans « le carré de l’idéal perdu ». Par quoi la lutte des classes aurait-elle été remplacée ? Les mêmes la considérant comme morte évoquent la lutte des corps. Je dois avouer avoir du mal à comprendre. Même si les corps, la gestuelle, et d’autres manières d’être, sont en train de se modifier. C’est indéniable. Avec cette transformation, vont s’opérer d’autres changements, certains invisibles à l’œil nu ; ils vont influer sur nos quotidiens. Cette lutte des corps, mise en avant, dans un cercle extrêmement réduit, s’organise-t-elle aussi contre le pouvoir sous toutes ses formes ? Inscrite dans un combat plus large : un monde meilleur pour tout le monde ? Se contente-t-elle du déboulonnage patriarcal ? Un intérêt justifié pour ce combat en cours. Ne pas oublier que le plus vieux damné de la terre est une damnée – spoliée de sa liberté et maltraitée depuis plus que longtemps. Important de tenir compte de ce qu'elle nous dit de sa souffrance. Et être aux côtés des damnées de la terre. Toutefois, important de rappeler qu'il a des progrès. Certes encore trop lent. Et encore du pain sur la planche de l'égalité. Toutefois indéniable que le statut de la femme, comme du « métèque », a beaucoup évolué positivement ; surtout en haut du panier ? Pour autant, est-ce que toutes les autres formes de dominations seront elles aussi déboulonnées ?
Comme entre autres l’écrasement social. C’est quoi ? Un sujet de moins en moins traité par la presse. Pourquoi ? Pas très buzzique ? Plus raccord avec les nouvelles problématiques sociales ? Font chier les pauvres à toujours se plaindre ; il y a toujours pire que sa misère. Parler de moins en moins de cette domination sociale n'empêche pas qu'elle continue de se perpétuer. Même s'il fait très peu la une des journaux aimantés par d'autres sujets. Ici et là quelques malins, identitaires ou obsédés de Dieu, s’intéressent de près au sujet ; Ils n’ont plus qu’à se pencher sur la misère pour se servir et engranger. Pendant ce temps, nous élevons le débat, de plus en plus haut, de plus en plus loin que le bas de la société qui n’est pas glamour et déconstruite. Le changement des corps, aura-t-il un effet bénéfique sur tout le corps social ? Des questions qu’on peut se poser en période de grande mutation. Pour ma part, je n'ai pas de réponses. Encore à tâtonner pour tenter de comprendre le changement en cours qui me dépasse souvent. Mais être dépassé n'empêche pas d’avancer à son rythme. Un pied dans le vieux monde. Et l’autre dans le vide.
Revenons à notre histoire débutante. Durera-t-elle ? Que deviendront-ils ? Sera-t-elle une des femmes tuées tous les deux jours ? N’espérons pas. Rappeler aussi à des esprits binaires et bas de la conviction que tous les mâles ne sont pas des tueurs. Un couple heureux avec ou sans gosses ? L’un et l’autre optant ( pas le bon terme?) pour l’homosexualité ? L’une et l’autre bissexuel ? Futur trouple ou quatuouple ? Deviendront-ils polyamoureux ? Ces interrogations sont sans doute une partie du nouveau chantier d’aimer. Avec un champ des possible beaucoup plus large que les précédentes générations ; même celle de la libération sexuelle qui a eu de bons effets, et d’autres dévastateurs sur les jeunes corps de filles et garçons dominés par « jouir sans entraves » et ma bite d'abord. Un très grand choix offert au couple en « début d’eux » assis derrière moi. Espionné par les grandes oreilles d'un ancien très indiscret. Leur histoire à l'entame plus compliquée que pour les ex-jeunes du vieux monde ?
Ces deux corps, au printemps de leur histoire, feront comme toutes les autres générations avant eux : gâcher du plâtre pour tenter de se construire. Aimer, s’aimer, a toujours été un labyrinthe. Avec de la boue et de la beauté. Le chantier d’aimer n’est pas tapissé que de roses. Certains se perdent dans le labyrinthe. D’autres s’y ennuient. Il y a ceux qui n’y rentreront pas. Et les plus curieux trouvant toujours un nouvel horizon à explorer dans le labyrinthe. Chaque chemin différent. En espérant juste que les nouvelles générations éviteront le plus possible la boue. Affaire à suivre ? Non. Une affaire qui les regarde.
Je me lève. Bouches soudées, les deux ados sont concentrés. Leur langues se chevauchent à l’heure des retours de bureau. Imperméables au reste du monde. Se foutant d’ailleurs qu’il soit vieux et en cours de déboulonnage. Quelques regards et soupirs agacés autour d’eux. La majorité est plongée dans des écrans. Quelques voyageurs et voyageuses ne peuvent réprimer un sourire en coin. Une septuagénaire les regarde fixement. Se rappelle-t-elle sa première fois ? Une bouche vient encore se poser sur la sienne ? Une femme désormais sans baiser sur les lèvres ? Rêve-t-elle de lèvres collées aux siennes ? Je n’aurais pas la réponse. Mais en la regardant, je me fais une réflexion. Bien grand mot pour ouvrir une porte ouverte. Laquelle ?
La porte sur le chantier d’aimer. Même en notre époque de haine et autres tensions, il n’a pas disparu. Présent partout sur la planète. Parfois caché sur certains territoires ou aimer, s’aimer, est un combat contre l’obscurité. Avec ses alliés : les ombres sur deux pattes qui veulent tuer le plaisir et réduire les corps à reproduire et obéir à l’ordre établi. Les têtes et les regards se baissent. Mais pas le reste. Le verbe aimer rime avec résister. Ne pas laisser l'obscurité s'installer sous sa peau. Amant et amante comme résistance. Quels que soient les lieux, les conditions, il y aura toujours un corps libre. Prêt à s'aimer et aimer. Un corps se rapprochant d’un ou plusieurs autres. Pour un chantier d’aimer.
Des corps passagers.