Concours général : « Une aristocratie qui ne se transmet que par le sang des livres, se prouve par un effort de six heures et qui ne donne droit à rien. Une preuve de valeur, et voilà tout. ». Maurice Druon
14 juillet, station Mairie de Montreuil
Personne n'est au courant. Dans quelques heures, tout le monde le saura. En parler à mes parents ? Sûre et certaine qu'ils auraient angoissé. Surtout ma mère flippant pour un rien. Bouffées de trouille que ça fasse des vagues. Jamais faire un bruit, ni dire un mot de trop. Rien ne doit dépasser. Nos darons sont des esclaves parfaits. Toujours à se la fermer devant n'importe quel cravaté possédant l'assurance de ceux qui savent. Plutôt crever que de finir comme eux deux! Mon frangin n'a jamais supporté leur soumission. Il a claqué la porte depuis quatre ans. Sans donner aucune nouvelle. Très brillant mais trop lucide. Une lucidité à fleur de peau. Pas doué pour les concessions. Il était incapable de tenir sa colère en laisse. Lâche un peu ton portable. Écoute plutôt la voix de cet auteur . Il m'avait collé «Martin Eden» entre les mains. Mon premier grand choc littéraire. Enfin des mots sur ce je ressentais. Grâce au frangin et à Jack London que je suis invitée aujourd'hui. Leurs ombres sur le carton d'invitation de l’Élysée.
Je suis arrivée première au concours général de dissertation philosophique. La meilleure place nationale. C'est mon prof de philo qui avait insisté pour que je m'y présente. Mon seul objectif était le bac que j'ai eu, avec mention très bien. « Inès, tu es complètement folle ! Une invitation comme ça ne se refuse pas. Tu imagines : honorée dans le grand amphi de la Sorbonne, en présence de la ministre de l’Éducation nationale. ». J'ai pris une de ces engueulades de mon prof de philo. A l'heure de la réception, je bossais au Quick. Pas la ministre qui va me payer mes vacances. Ni mes parents ne partant jamais. Ils préfèrent économiser pour pouvoir un jour louer un appartement plus grand. Partir d'ici. Déménager dans un autre HLM. Plus près du centre-ville.
Une hôtesse en uniforme me guida dans le long couloir de la mairie. « En plus d'être une brillante lycéenne, c'est une belle jeune fille. Ce qui ne gâche absolument rien. ». La voix d'un homme à travers la porte entrouverte. L'hôtesse cogna timidement. « Entrez ! Je vous en prie. ». Un homme et une femme avec le maire. Il m’accueillit chaleureusement et me les présenta. Très vite, j'ai compris qu'ils étaient envoyés directement par l’Élysée. « Votre dissertation est remarquable. Monsieur le président, en personne, l'a beaucoup appréciée. Il tient à ce que vous veniez en lire des extraits le jour de la Garden-party du 14 juillet. Vous êtes un exemple de réussite de la France des quartiers. Notre france multiculturelle. C'est formidable ! Un grand bravo ! ». Il dégoulinait de compliments. Visible que ce type se foutait de ce qu'il disait. Une scène pathétique. « Si j'avais été grosse ou voilée, vous m'auriez aussi invitée à parler au micro de l’Élysée ?». Tous les trois affichèrent le même sourire crispé. Ils échangeaient des regards gênés.Sans un mot.
La femme brisa la silence. Elle rajouta une pelletée de superlatifs. Jouant à la copine complice. Plus futée que son collègue. Le maire prit le relais. Puis je m 'étais retrouvée avec une invitation et leurs cartes de visite. « Appelez-nous chère Inès pour que nous organisions votre venue à cet événement. Bien sûr, tout sera pris en charge par nos services. Nous revenons vers vous très vite.». La maire me fixait en souriant. « C'est un grand jour pour vous et votre famille. Votre travail récompensé.». J'ai soupiré et posé l'invite sur le bureau. « Désolé mais ce n'est pas possible pour moi. Je suis de fermeture. Dimanche, c'est mon seul jour de congé. Faut que je dorme un peu. ». Le maire me jeta un regard stupéfait. Après un silence, il me prit le bras et commença à argumenter. Une sacrée tchatche le maire. Aparrement heureux et fier qu'une gosse de sa ville soit reçue au Concours général. Je ressortis avec l'invite dans ma poche.
Une secretaire du protocole de l'Elysée m'avait téléphone. Une voix super dynamique. Ele n'avait pas compris mon refus de la bagnole avec chauffeur. Difficile d'expliquer que je voulais pas que mes parents le sachent. D'autant plus qu'ils étaient aussi invités. « Je ne serai pas chez moi. Je prendrai un taxi.». Quelle conne ! Si j'avais accepté, je ne serai pas dans le métro, une putain de boule au ventre. Les yeux au bord des larmes. À deux doigts de chialer devant des inconnus. Arrête ton cinoche Inès, me balanceraient Vanessa et Samia.On se connaît depuis la maternelle. Pour elles, je suis un peu comme d'une autre planète. L'intello du quartier. « Inès, tu te prends la tête pour rien. T'as trop de choses sous ton crâne. Passe le C Cleaner dans ton disque dur.»Parfois elles sont troublées par ce que je raconte, notamment sur la philo et la politique. Mais on s'entend très bien. Pas une seule fois, je ne me suis sentie supérieure à elles. Ni elles inférieures à moi. Ce sont mes meilleurs copines.
Quand même pas la mer à boire de dire quelques mots à un micro. En plus écrits. Malvenue de ma part de me plaindre. Les SDF de l'autre côté de la vitre, dormant sur le quai, aimeraient bien être à ma place ce dimanche matin. Pareil pour la plupart des gens dans cette rame de métro. Sortir de l'obscurité un instant, profiter des petits fours de la République. Je ne vais pas me la jouer capricieuse. Genre je vaux mieux que tout ça. Mettre mon orgueil dans ma poche. À vrai dire, mon ventre est au bord de l'implosion. Je suis morte de trouille. L'oral c'est mon point faible. Je préfère de loin l'écrit. Personne pour voir si tu te tiens mal ou si tes fringues viennent de Carrefour. Les mots sur une feuille peuvent camoufler tes origines. Être jugée uniquement sur ton savoir et ta réflexion. Je déteste m'exprimer devant des gens, me retrouver au centre des regards. « Que toi qui entends ta voix trembler à l'intérieur. Tu es vraiment super à l'aise en prise de parole publique.». Une prof qui me rassurait quand j'avais l'impression d'avoir complètement foiré un exposé. C'est vrai que mes oraux du bac ont tous été réussis.
Pourquoi alors cette tension ?
Station Nation, correspondance ligne 1
Merde! J'ai oublié mon carnet. Il me sert à noter toutes les idées qui me viennent chaque jour. Tout et n'importe quoi. J'use mes carnets plus vite que mes semelles. Pourquoi ce besoin de noter ? Comme si j'étais addicte. Seuls les vainqueurs ont une mémoire. Notre histoire à nous, en bas, est juste bonne de temps en temps pour le JT, quand crame une bagnole. Ils nous font dire ce qu'ils veulent. Notre quotidien vécu par nous, écrit par eux. Quand le frangin me disait ça, je croyais qu'il exagérait.Trop aveuglé par sa rage. Au fil de mes lectures, j'ai constaté qu'il n'avait pas entièrement tort. L'histoire avec un grand H est la propriété de ceux qui ont les codes d'entrée du monde. Depuis que j'ai reçu cette invite, je n'arrête pas de penser au frangin. Où est-il? Qu'est-ce qu'il fait? A-t-il soigné ses nerfs? Il me manque. Qui se souviendra de lui ? De nous tous ?La mémoire des sans dents et costard de luxe.
Faut absolument mettre des mots sur l'histoire de notre famille, de notre quartier. L'écrire avec nos yeux, pas avec le regard de ceux, cyniques ou hypocrites, paternalistes où juste là pour toucher les dividendes, qui parlent toujours en notre nom. Avec leurs mots.De temps en temps, il nous propose de prendre la parole. Une parole reprise dès qu'elle ne va pas dans leur sens. Bref, des manipulateurs de gauche et de droite. Là, j'ai une putain d'envie d'écrire ce que je ressens. Ça bouillonne à l'intérieur. Même pas un bout de papier dans mon sac. Si. J'ai le mail imprimé du rendez-vous, et les feuilles avec les extraits stabilotés de ce que je dois lire. Ça va remplacer mon carnet. En attendant de tout recopier à mon retour chez moi. Écrire au verso. Je pose les feuilles sur mon sac. Faut que ça sorte.
A un moment, je relève la tête. Plus du tout les mêmes têtes que celles de la « Mairie de Montreuil ». Des tronches de bourges comme on dit à la cité. Avec l'arrivée des bobos, on voit des têtes un peu comme ça dans le quartier. Même métro, pas le même pays. Je me remets à griffonner fébrilement. Cette invitation me fait remonter plein de choses. Fais gaffe à eux, la frangine. Ils t'invitent juste pour que tu leur serves de faire-valoir. La fille d'une bretonne caissière et d'un maçon kabyle et , première au concours général de philo, c'est tout bon pour eux. Ils vont vanter les valeurs de la République, l'intégration et tout le tralala… La verroterie républicaine à distribuer aux gogos comme nos darons et… Moi aussi, j'y ai cru…Beaucoup. Ma désillusion sans aucun proportionnelle à ma croyance en leur bagout. 40 ans qu'ils nous ressortent la même soupe. Équipe de gauche contre celle de droite sur le terrain. Qui gagnent? Toujours Dassault, Bouygues ou d'autres. Si tu es sage, il te donneront quelques miettes. Et continueront d'entuber la majorité. Ne crois pas aux contes de fée des journaux, la frangine. Le petit Poucet, dans la réalité, se fait toujours mettre profond. Pareil pour Cendrilon. Méfie-toi des dealers de faux avenir. Ils... Je... A quoi bon radoter les mêmes trucs. Les humiliés restent inconsolables. J'ai impression d'entendre la voix du frangin. Il me refile des conseils et ses coups de gueule. Avec ses mots crus qui faisaient si peur aux parents. Je lui en veux énormément. Un salaud qui m'a laissé tomber. Un lâche ayant fui, loin de ce qu'il n'a pas réussi à transformer. Juste capable de gueuler dans le vide. Parti noyer son impuissance ailleurs, à l'abri des regards de son enfance. Par trouille d'être jugé par ceux qui croyaient en lui. Fuir pour perdre plus loin.Son absence rajoute du poids à ma solitude. Surtout aujourd'hui où je me sens paumée. Seule contre tous.
Je sors du métro. Plein de gens partout dans les rues.Les terrasses sont bourrées à craquer. Personne adossé aux murs. Jamais vu autant de flics au mètre carré. La sensation d'arriver à l'étranger. Mon invitation comme unique passeport. Juste un visa touriste. La frangine, faut pas que tu m'écoutes. Je suis un loser doublé en plus d'un rabat-joie. Heureusement que ma colère est toujours plus forte que mon amertume. Combien de temps encore ? Prends tout ce qu'ils te donnent. Tu le mérites. Tout ce que tu as, c'est grâce à ton traval. Sans aucun passe-droit. Pas parce que tu es une fille de…. Une « sans-dents » à la Garden. Fais pas... comme moi. On ne change pas le monde en se planquant. Ni en ressassant devant son miroir. Les désabusés ne mènent nulle part. Ils... Ne sois pas trop lucide. Ça empêche de rêver et d'avancer. Fonce, la frangine ! Le monde c'est toi. Je relis l'adresse. L'entrée se trouve sur l'autre trottoir. Le flic regarde l'invitation. Sa collègue me fouille. Un autre me demande ma pièce d'identité. Il me dévisage et donne un coup de fil. Mes yeux se posent sur la cour, celle qu'on voit à la télé. La cour des grands.
À mon tour de parler. Entourée du président et de la ministre de l’Éducation nationale. Plein de caméras en face de moi. Je prends une grande respiration, comme à la piscine. Les feuilles tremblent un peu dans ma main. Je tousse plusieurs fois. Super morte de trouille. Tout le pays me regarde. La gueule de mes parents quand ils vont me voir. Pareil pour mon frangin s'il est encore vivant. Quoi qu'il n'est pas du genre à posséder une télé, ni à regarder la Garden-party du 14 juillet. Je pose les feuilles sur le pupitre. L'une d'elles est à l'envers. Avec mes petites réflexions du jour.
Lire côté recto ou verso ?
NB) Une fiction inspirée de la vie de citoyens normaux. Sans comptes au Panama, de lingots d'or en Suisse, de coiffeur à 8000 euros par mois, 40 000 euros de frais de taxi, de maquilleuse à 6000 euros mensuel...