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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 13 septembre 2015

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Fier de notre drapeau !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ma mémoire me quitte, l’odeur reste. Je la sens encore, comme au premier jour. Pourtant c’était il y a plus de soixante dix ans. La boue, la pisse, la merde, la gerbe, n’étaient rien en comparaison de l’odeur de décomposition des cadavres. Elle me rappelait celle des carcasses d’animaux dans la forêt ou les champs, autour de mon village. Mon père, avec qui j'allais souvent à la pêche et à la chasse, se moquait de moi quand je dégueulais en sentant l'odeur des carcasses croisées sur notre chemin. Au début, je n'ai pas cessé de vomir dans les tranchées. Puis, mon ventre a fini par s'habituer à cette puanteur. Mon esprit aussi. L'odeur de pourriture humaine devenue banale.

Impossible d'oublier non plus ce silence si pesant; le temps suspendu entre deux orages métalliques. Aujourd’hui encore, certains silences me font aussitôt lever la tête et fouiller fébrilement le ciel. Comme si la pluie de ferraille pouvait s’abattre à nouveau sur moi. Entré dans une tranchée à 16 ans, je n'en ressortirai jamais. Mes oreilles et mes narines m’y replongent sans cesse. Pas un jour sans y repenser. Tiré  en arrière par la laisse du passé.

Au début, tout allait bien. On nous disait que ça ne durerait pas très longtemps. Même ma mère, morte d’inquiétude, semblait rassurée par les explications des gradés. Avec d’autres jeunes de mon âge, on peut en effet affirmer que nous y sommes allés avec la fleur au fusil. Tous ne partaient pas le même enthousiasme béat.  Bardés d’assurance, nous toisions ceux qui ne voulaient pas y aller, les considérants comme des trouillards. De quoi avaient-ils peur ? Quitter la famille et le travail aux champs rythmant leur quotidien. Mon assurance n'était qu'une façade. Au fond, j’étais bouffé d’appréhension, mais la curiosité l’emportait sur tout le reste. Ce départ  tombait à pic. Enfin quitter ma vallée, changer d’horizon. Un gosse de 16 ans prêt à bouffer le monde. Et revenir en conquérant.

Très vite, ces soi-disant lâches ont eu raison ; leur trouille légitimée par les faits. C’est eux qui avaient raison. Contrairement à nous, portés par une espèce de fièvre juvénile, ils avaient anticipé la boucherie humaine. Prévu ces années où nous ne serions plus que des fantômes coupés de leur histoire. Le crépitement des obus comme seule musique. Plus du tout des hommes. Juste deux trous dans des masques de boue. Lumière éteinte dans le regard.

Nous étions tous confinés dans le même cercueil à ciel ouvert. Chacun plongé dans ses pensées, tentant de se raccrocher à des moments lointains ou plus récents, joyeux ou pas,  peu importait, juste pour se dire que nous avions été des individus ; avant de devenir des rats avec des baïonnettes crevant la chair d’autres rats. Croire en une part d’humanité laissé derrière nous. Souvent, je me repassais le film de mon existence, sous mon crâne. Revenaient en boucle les images d’une famille classique de paysans, rythmée par les saisons, le lever et le coucher du soleil, et surtout par le calendrier de la terre que je labourais avec mon père. Cette terre, qui me nourrissait ailleurs, me tuait ici. Pourquoi avoir tant voulu quitter mon village ? A plusieurs reprises, les larmes se mêlèrent à la boue sur mon visage. Pas le seul homme à chialer. En général, les gars ne se lâchaient que la nuit. Des larmes sans visage.

Fidélité au drapeau. Ils nous répétaient ça à longueur de journée. J’étais comme un grand enfant face à des adultes. Je croyais à tout ce qu’il me disait. Et ce drapeau était devenu la chose la plus importante pour moi. Quasiment une obsession. Pour les autres, c’était pareil. On pouvait se moquer de tout, sauf du drapeau français. Notre drapeau à tous. Puis, au fil du temps, nous n'y pensâmes plus avec autant de conviction et ferveur : trop occupés à tuer sans se faire tuer. La survie était notre pain quotidien. Mais ce drapeau continua de flotter dans ma tête comme un objet qu’on doit se transmettre de génération en génération.  Un devoir important. Moi aussi, je le transmettrai à mes enfants. C’était le lien avec ma nouvelle famille. Fier de notre drapeau ! Un lien indestructible. 

Je ne savais pas encore, que plus tard dans mon esprit, le drapeau si adoré se transformerait en un vulgaire bout de chiffon peint pour délimiter l’emplacement de nos cimetières. Rien d'autre. Nos ennemis, en face de nous, chérissaient aussi le leur qui flottait. Chaque camp voyait les couleurs du camp adverse. Portés par le vent, les odeurs de leurs cadavres et des nôtres se mêlaient. Un drapeau de chairs en décomposition. Notre humanité en berne.

Mon attachement au drapeau commença à s'émousser précisément une nuit de novembre. Après des heures et des heures de combats incessants. Jamais vécu une telle pluie d’obus. Finalement, nous avions réussi à repousser l’offensive ennemie. Le gradé avait ordonné un déplacement sur l’autre partie de la tranchée. J’obéis et suivis les autres dans le noir complet. Soudain, les obus ont repris leur pilonnage. Trop dangereux pour avancer. Je me recroquevillai et me plaquai contre la paroi dégoulinante d’humidité. Le reste de ma compagnie se trouvait de l’autre côté à quelques mètres, provisoirement à l’abri. Et moi coincé à devoir attendre la fin du déluge de métal sur nos têtes. A quand la prochaine éclaircie ?

A un moment, j'ai senti une présence. Une tête  juste au-dessus de moi, puis un corps se penchant à moitié. Par réflexe, je lui enfonçai plusieurs fois la lame de ma baïonnette dans le ventre. Il gueula  une fois et resta en équilibre au-dessus de mon poste. Pas le premier homme que je tuais depuis le début. Mais le premier à être aussi près de moi, nos souffles comme mêlés dans l'obscurité. Il avait une haleine très forte, chargée d’alcool et de tabac. Entre deux sifflements d’obus, je l’entendais parler. Une voix très basse, à peine audible. Je ne comprenais pas ce qu’il disait mais les mêmes mots revenaient, comme dans une prière. Ses intestins avaient expulsé son dernier repas.

Sa main oscillait lentement de gauche à droite. Les doigts écartés, la  paume ouverte vers le ciel. Elle tremblait. Je l’ai serrée. Ses doigts se sont accrochés aux miens. Combien de temps sommes-nous restés ainsi ? Je suis incapable de le dire. En tout cas jusqu’à ce qu’il se taise. Puis je ne sentis plus son souffle. Je décrochai lentement sa main. Elle balança un instant avant de se figer. Je n’arrivais pas à la quitter des yeux. Puis, après plusieurs minutes sans tirs,  je m’éloignai  en rampant. Jamais je n’en ai parlé, avant que mon fils aîné parte à l’armée. Unique fois où il vit son père chialer comme une madeleine. Une poignée de mains dérisoire sous la pluie de fer.

Deux mois plus tard, je basculais dans la nuit. Définitivement. Pas celle habituelle et permanente où nous pataugions. Une nuit implosant sous ma peau. Les éclats de l’obus me projetèrent en arrière.  Plongé dans le coma.  Pour me réveiller plus tard avec d’autres hommes dans un dortoir aménagé dans une vieille grange. Une infirmière se pencha sur moi. Combien de temps sans croiser le regard d’une femme ? Je grimaçai. Ses yeux se détachèrent des miens tandis qu’elle m’enfonçait une piqure dans les veines. J’avais lu dans son regard le dégoût que j’inspirai. Elle avait du mal à cacher son effroi à la vue de mon visage, ce qu’il en restait. Cette jeune fille fut le premier miroir de ma gueule cassée. Transformé en monstre à dix huit ans. Environ le même âge que cette fille.

A mon retour au village, un autre regard de femme. Celui de ma mère qui m’inspecta. Est-ce vraiment mon fils ? Elle secouait la tête comme si elle ne me reconnaissait pas. Ne voulant pas accepter que cet homme défiguré puisse être le fruit de ses entrailles. Nous évitions de croiser nos regards. Plus son enfant, juste un numéro de matricule.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Surtout que tout s’embrouille dans mon crâne. C’est mon petit-fils qui m’a tanné pour que je le fasse. Il m’a dit que vous étiez journalistes et que mon témoignage était important. Pourquoi remuer tout ça ? Même si je dois avouer, qu’à la naissance de mon premier gosse, j’ai voulu écrire tout ça pour que mes enfants, petits-enfants et tous les affluents de mon sang, les autres aussi pas de notre famille, sache ce que nous avons vécu. Enduré. L’instituteur de notre village, très proche de moi, avait aussi insisté pour que je témoigne. Je t’ai appris à écrireQu’au moins ça serve à quelque chose de vraiment concret. Malgré ses sollicitations, j’ai toujours refusé de reparler des tranchées.

Pourquoi ? Peut-être par pudeur ou honte ? Après tout, j’avais réussi à survivre à l’enfer, pas comme tant d’autres hommes. Pourquoi ressasser ? Ca ne changerait rien. Mon silence est peut-être le seul écho digne à  leurs voix éteintes. Rien ne pourra les ressusciter. J'ai préféré oublier. En vain. Les  tranchées sont inscrites dans mon corps jusqu’à mon dernier souffle. A quoi bon mettre des mots sur ma nuit  à perpétuité ? Et celle de la folie humaine.

Bon, je suis fatigué maintenant. Vous pouvez me laisser dormir. Une dernière question, juste pour… Non, c’est non ! Je vous ai déjà donné assez du peu de temps qui me reste en stock. Dis leur le fils que je peux encore me mettre très en colère. D’ailleurs ; plus que la colère qui me tient encore debout. Pas la colère contre ceux qui nous envoyés dans cette boucherie. Celle là va de soi. Non, je suis en colère contre moi et tous ceux qui ont accepté d’y aller. Des moutons fiers d’un drapeau. Même si je respecte la mémoire des morts, de tous les morts, je suis persuadé que, sans notre obéissance bornée, tout ce massacre ne se serait pas produit. Voilà pourquoi la mémoire est essentielle. Sans mémoire, la même histoire se répétera indéfiniment. Des guerres avec de nouvelles armes.

L’horreur sait s’adapter; elle se sert parfaitement bien d’une caméra et d’un micro, comme vous messieurs venus m’interroger. Aujourd’hui, vos tranchées sont invisibles. Elles sont creusées sur toute la planète. L’ennemi  toujours de l’autre côté. Pas le même Dieu, ni les mêmes plats à table. Mais la religion la plus forte reste le fric. Les idées et Dieu ne font pas le poids contre les multinationales.  Si nous… Bon, j'arrête de radoter mes trucs de vieux fou utopique.Tirez-vous ! Plus rien à dire, ni entendre. Juste me nourrir de silence. Et crever. Finir leur boulot commencé dans la tranchée.

Attendez !  Avant de partir, je vais vous donner quelque chose. Fils, tu peux ouvrir le tiroir du bureau. Oui, prends-le. Voilà. C’est pour vous : cadeau. Ne fais pas la gueule, fils : le cadeau que je préfère te laisser est au-dessus de ta tête, sous ta poitrine, et dans ton regard. Cette planète est le seul… Bon, vous pouvez emporter  ce document et en faire ce que vous voulez. Mon identité : un mort depuis 72 ans. Fils, n’oublie pas de fermer la porte derrière toi.

J’ai si soif de sommeil.

             CARTE DU COMBATTANT

  N° : 420362

Nom : Traoré

         Prénom : Mamadou

                                                  Né : vers 1898, à  Koussanar   Dept : Sénégal

PS) Une fiction inspirée de ce documentaire très  intéressant et émouvant.

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