Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1817 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 septembre 2017

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Fantômes de l'exil

Plus que Mémé et moi encore en vie. Les derniers de la famille. C'est une femme de 84 ans. Je la pousse dans une brouette. Déjà trois jours que nous marchons. Je suis épuisé. Les mains couvertes de cloques. Mais je dois tenir jusqu'à la frontière du Bangladesh. Et tout faire pour la traverser.

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Génocide du peuple Rohingya en Birmanie ( 2017 ) Rohingya Refugees © Fantasia Day


          Plus que Mémé et moi encore en vie. C'est une femme de 84 ans. Je la pousse dans une brouette. Déjà trois jours que nous marchons. Je suis épuisé. Les mains couvertes de cloques. Mais je dois tenir jusqu'à la frontière. Et tout faire pour la traverser. Ceux qui resteront dans le pays sont condamnés à mort. Ils ne veulent plus un seul membre vivant de notre communauté rohingya sur le territoire de la Birmanie. Mes parents ne voulaient pas y croire. Si longtemps qu'ils étaient de ce pays et de cette ville. Ma mère est institutrice dans pas loin de notre quartier. «Partir. Pour aller où? Restons et attendons que ça passe. Tous les bouddhistes ne sont pas des bêtes sauvages. Faut pas tous les mettre dans le même sac de haine. Ils sauront faire le ménage chez eux. La folie des hommes finit toujours par retomber. Notre pays en a vu d'autres. ». Papa ne s'était pas rendu compte. Ou il refusait de voir la vérité en face. Nos ancêtres installés en Birmanie depuis avant 1823, nous avions la nationalité birmane. Pas comme la majorité de notre communauté. Mais la nationalité nous a pas pas protégés: des cibles comme tous les autres. À la sortie du lycée,  un militaire m'avait dit «Bouddha ou la mort» en passant son pouce sur son cou. Plus que du gibier à abattre.

      Le jour où c'est arrivé, j'étais dehors avec Mémé. C'est ma grand-mère paternelle. Elle voulait aller à la pêche. Une lubie depuis des années. Paraît qu'elle pêchait quand elle était gosse. Papa a toujours eu peur de la laisser seule au bord de la rivière. Chacun de ses quatre petits-enfants l'accompagnait à tour de rôle. Une corvée pour moi qui détestais la pêche. Elle pouvait rester des heures à regarder son bouchon, sans un geste ni un mot. Mémé a perdu un peu la boule. Le calendrier dans sa tête s'est mélangé. Ce jour là, c'était moi qui était de garde. Rentrés trop tard à mon goût mais tous les deux restés vivants. Les derniers de la famille.

        L'horreur à notre retour. De nombreux cadavres jonchaient les rues. Plein d'impacts de balles sur les murs. Les bruits que j'avais entendu de la rivière ne m'avaient pas trop inquiété. Ça arrivait fréquemment. On s'y était habitué. Notre quartier moins touché que les autres. Mémé marchait le plus vite possible. Elle était essoufflée. J'avais peur qu'elle s'effondre sur le trottoir. Pas un bruit dans les rues. «J'en peux plus mon petit-fils... Je t'attends là. Cours voir ! Vite! Je prie Dieu pour qu'ils soient sains et saufs. ». Elle s'était assise sur une marche d'escalier. J'avais couru comme un fou. Tous étaient allongés dans le jardin. Ils avaient même tué le chat. J'étais revenu aussitôt retrouver Mémé. Elle avait compris avant que j'ouvre la bouche. Incapable de lui expliquer tellement j'étais en larmes. Elle s'était relevée lentement. « Je veux aller voir leurs visages.». Elle avait prononcé cette phrase sur un ton très froid, sans un tremblement dans la voix, ni la moindre larme. Moi ça arrêtait pas de couler. Une vraie cascade devant les yeux. J'avais une boule au ventre. Elle m'avait caressé les cheveux. Un geste très rare chez Mémé, avare de mots et de tendresse. « Sois fort. On y va maintenant.». Je lui avais pris le bras. Qui soutenait l'autre?

      Nous avions remonté la rue centrale. Une maison était en flammes. «Ils reviennent ! Aucune voiture ne peut sortir de la ville. Suivez-nous à pied. On part vers la forêt. Le seul endroit par lequel on peut fuir la ville. ». C'était un homme traînant un sac. Sa femme, quelques mètres devant lui, poussait une poussette avec leur dernier enfant. J'avais regardé Mémé pour savoir ce qu'elle en pensait. « Je veux d'abord les voir.». Nous étions allés jusqu'à la maison. Elle était resté immobile à les regarder. Moi j'arrivais pas à poser mes yeux sur eux. Puis elle s'était penchée et avait passé sa main sur chaque visage avant de dire: faut partir d'ici. Comment faire? Mémé marchait à peine. « Tu es d'accord pour que...». Elle avait haussé les épaules. « Oui.». Je l'avais installée dans la brouette. « Un jour, mon petit-fils, je te jure qu'on reviendra dans notre pays. Chez nous, c'est chez nous ici. Et il faudra tuer tous ceux qui ont commis ces horreurs. Oublie jamais ce que tes yeux ont vu et ce que ton cœur a ressenti aujourd'hui. Garde-le bien imprimé dans ta mémoire et sous ta poitrine. Il faudra un jour leur faire payer le prix fort. Leur sang devra aussi couler. Beaucoup plus que le nôtre. ». Elle avait fermé ses poings. Je l'avais poussée en direction de la forêt. Nous étions nombreux à fuir. Je reconnaissais ses têtes. Mais personne ne se parlait d'un groupe à l'autre. Chacun avec sa famille ou ses autres proches. Tous les mêmes yeux inquiets et méfiants. Très vite, j'étais sorti des chemins au milieu des arbres pour trouver des routes en goudron. Plus dangereux mais moins compliqué pour pousser une brouette avec quelqu'un assis dessus. Même si Mémé n'a plus que la peau sur les os. Un sac de nerfs chargé de vengeance.

       Mémé a parfois les yeux dans le vague. Comme absente. Elle, si peu loquace, ne cesse de parler. Un vrai moulin à paroles. Soit elle parle, soit elle dort recroquevillée . Comme un bébé au visage fripée par le temps et les travaux des champs. Parfois, elle tend la main sur le côté. Je m'arrête et l'aide à sortir. Puis je m'éloigne de quelques pas et me retourne. Elle s'accroupit. J'attends qu'elle m'appelle pour la réinstaller et repartir. Des heures sur la route. La nuit tombée, nous dormons dans les sous-bois. Chacun enroulé dans une couverture. Elle dort très bien. Pas comme moi, inquiet par tous les bruits. Je suis obligé de la secouer pour la réveiller chaque matin. En temps normal, nous ne serions pas passés inaperçus. Les passants auraient trouvé notre duo drôle ou pathétique. Inhabituel. Mais plus rien de normal autour de nous. Que des êtres déboussolés fuyant la mort. Chacun cherchant à sauver sa peau et celle de ses proches. Tous éparpillés sur les routes. Des miettes d'exil sur le tapis de l'Histoire. Un tapis rouge sang.

      Tu vois mon petit-fils, j'ai mis le temps mais je viens de comprendre quelque chose. Depuis que je suis toute petite, on me dit que c'est Dieu qui a tout fait. Des étoiles dans le ciel au souffle sous ma poitrine. Je l'ai toujours cru. Et je le crois encore. Alors c'est lui aussi qui a créé nos bourreaux et les a armés. Lui qui a tué mon fils, la chair de ma chair. Et massacré tout le reste de notre famille. Plus tous les voisins. Et je te parle pas de tous ceux que je connais pas. Tous les gens qui ont été tués, torturés, depuis la nuit des temps devant ses yeux qui voient tout. Nos bourreaux sont donc aussi ses créatures. Pourquoi les a-t-il créés alors qu'il est soi-disant qu'un Dieu d'amour? Pourquoi il réagit pas puisqu'il voit tout ce qui se passe sur terre ?Fini pour moi toutes ces conneries. Si Dieu existe, j'ai plus confiance en lui. Il m'a plus que déçue. Trahie. Si je le croise, il va m'entendre. Plus croire en lui? J'aimerais bien mais je peux pas. C'est plus fort que moi. Comme une deuxième peau. Toi, t'es encore jeune, c'est plus facile de plus croire en Dieu. Pas après toute une vie avec lui dans sa tête. Trop tard pour effacer des années de croyance. Qu'est-ce que j'aimerais avoir ton âge pour effacer tout ce qu'on m' a mis dans mon petit crâne. Mettre que ce que je veux dedans. Choisir le contenu de ma tête. Y inviter Dieu que si je veux. Et surtout vivre sans avoir peur de tout. De Dieu et de ceux qui ont les mots et savent. Toujours à baisser la tête devant tout le monde. Pas une femme, un paillasson depuis que je peux me servir de mes mains. Tu peux pas comprendre ça, toi. C'était y a si longtemps. Si je devais recommencer à zéro, je serai... Commente te dire? Être d'abord moi.

      Une larme roule le long de sa joue et se dilue dans le labyrinthe de rides. Sa tristesse est moins forte que la colère dans ses yeux. Elle a les mâchoires serrées, son regard noir braqué vers le ciel. Dieu passera un mauvais quart d'heure s'il la croise. Elle pose ses yeux sur moi. Je détourne le regard et fixe la route. Une route ponctuée de dizaines de silhouettes accrochées à des sacs. Toutes avec la même démarche. Chaque dos me semble comme l'écran d'une solitude fuyante. Un écran avec le même genre d'images que celles que je trimballe en moi. Le même film d'horreur pour des milliers de gens. Parfois, j'ai l'impression de rêver. Que le cauchemar va s'arrêter. Que Maman, Papa, mes frères et sœurs, tous vont tous se lever dans le jardin. Même le chat. Et que Mémé et moi on les retrouvera en rentrant de la pêche. Une impression que ne dure jamais longtemps. Tous ces gens, fuyant eux-aussi, sont en chair et en os. La trouille au ventre et un avenir inconnu. Ils avancent vers la même destination que Mémé et, croulant sous les sacs. Toute une vie empaquetée à la va vite. Quittant une douleur mortelle pour en trouver une autre qui les sauvera. La mort ou l'exil? Pas d'autre choix pour rester vivant. Opter pour la douleur sans fin.

      Tu dois croire que je suis folle. Mais, au fond, pas plus que cette saloperie d'humanité. Regarde à quoi on en est réduits. Pire que des animaux qui fuient pendant un orage ou une tempête. Jamais même les animaux ont inventé un telle horreur. Regarde... on est plus des humains. Imagine qu'on nous voit d'hélicoptère ou d'avion. On est que des tas de chiffons bouffés par la trouille qui avancent les uns derrière les autres. Des moutons fuyant l’abattoir. Avant, on était pas grand chose. Juste des gens modestes. Pauvres mais avec un toit sur la tête et de quoi manger sans mendier. Là, on a plus rien. On est plus rien du tout. Je préfère être morte que ça. Arrête-toi ! Je veux descendre ! Tu m'entends?

     Elle me prend le bras. Je m'arrête sur le bas côte de la route, à l'abri des regards, et l'aide à sortir de la brouette. Elle ne bouge pas. « Tu vas me laisser là et tu vas continuer.». Elle se laisse glisser le long d'un arbre pour s’asseoir. Je me penche et lui tend la main. Elle la repousse.«Je t'ai dit de me laisser là! Je suis trop vieille. Tu as plus de chance de t'en sortir tout seul. En plus, on a quasiment plus rien à manger et à boire. Garde le reste du riz pour continuer. Juste une chose mon petit- fils...». Elle semble chercher ses mots. « Tu dois... Je sais que... J'ai tort de t'avoir dit ça mais.... Ne porte pas leur haine dans ton sang. Pas pire poison que la haine en héritage. En plus le sang versé n'a jamais fait ressusciter qui que ce soit. Nous méritons mieux que de devenir comme eux. Oublie pas mais reste un humain. Deviens jamais une bête assoiffée de sang comme ces... Fais de belles choses en notre nom. Je te fais confiance pour nous honorer partout où tu seras. Si je les tenais ces fils de..., je les... Bon, j'ai assez parlé pour aujourd'hui. File maintenant. Ils peuvent arriver d'un moment à l'autre.». Elle ramasse un caillou et le caresse en lui parlant. Sa voix a changé, ses gestes aussi. Redevenue la petite fille assise au bord de l'eau.

     Je m'assois à côté d'elle. Inutile de lui parler dans ces moments là. Il faut attendre qu'elle remonte à la surface. « Mémé, si tu ne viens pas, je reste ici moi aussi.». Elle secoue plusieurs fois la tête. «À mon âge, je sers plus à rien du tout. Juste un poids pour les autres. File que je dis!». Je ne bouge pas. Elle me broie le bras pour me faire lever. « Je reste là, avec toi Mémé.». Elle pousse un soupir et plisse le front comme à chaque fois qu'elle est en colère. « Fais pas l'idiot. T'es plus un gosse. T'es en âge de comprendre qu'il y a des priorités. Toi avant moi qui suis... C'est bientôt fini pour moi. La route est trop longue pour une femme de mon âge. ». Je secoue la tête. Elle balance le caillou. «Pourquoi tu t'entêtes comme ça?! Ta vie est là, devant toi. Pas derrière, comme moi. En quelle langue je dois te le dire?Sois réaliste et abandonne moi. Je vais finir ici. En plus, il y a une rivière. Fermer les yeux au bord d'une rivière sera mon plus beau dernier cadeau. Laisse-moi seule. ». Je lève les yeux au ciel. Il m'entendra moi-aussi. Si je continue encore à croire en lui. Plus si sûr.

     Elle a raison. J'ai plus de chances de m'en sortir qu'avec elle. Mais impossible pour moi de l'abandonner. Je ne peux pas la laisser là et me sauver tout seul. Ils ont massacré mes parents, mes frères et mes sœurs. Plus rien qui me retient ici. Je ne leur laisserai pas mes seules racines encore vivantes. Mémé est mon seul lien avec mon histoire. Ils ne me la voleront pas elle aussi. Je traverserai la frontière avec elle. Demain ou après-demain. La terre; ils peuvent se la garder. J'en trouverai une autre, ailleurs. Un pays où tenter de vivre. Plutôt survivre. Changer de pays n'efface pas les fantômes. Je sais qu'ils seront toujours dans mes bagages. Des fantômes sans regard. D’où serai-je demain? De ce pays? Enfant d'un pays qui m'a vu naître et tué toute ma famille? J'étais un des rares de la classe à connaître l'hymne national par cœur. Papa nous l'avait tous appris à la maison. Il était si fier de notre drapeau national. Fallait pas plaisanter avec ça avec lui. Je l'aime moi aussi ce de pays... J'étais bien ici. Pourquoi? Pourquoi? Je les déteste. Qu'ils aillent tous crever en enfer! Plus rien à foutre de leur drapeau. Ils le payeront un jour ou l'autre. Tous ces crimes ne peuvent pas restés impunis. Je n'oublierai rien. La mémoire du monde doit garder une place pour eux. Oublier l'horreur c'est accepter de la recommencer. Je serai leur mémoire.

      Elle me demande d'un geste de partir. Je pose ma main sur son épaule. «Laisse-moi. Tire-toi, je t'en supplie mon petit-fils. Mes yeux en ont assez vu. Je vais les fermer. Plus me réveiller. Enfin. ». Je réponds une nouvelle fois non de la tête. Aucune terre, même la plus riche, ne pourra remplacer son regard. Je ne l'avais pas compris avant d'avoir vus leurs yeux éteints dans le jardin. Plus rien dedans.Impossible de les regarder. Trop dur ces yeux qui ne bougeaient plus. Je sais maintenant  que le regard d'un être aimé est irremplaçable. Même celui délavé d'une vieillarde qui perd souvent la tête. On ne sait même plus de quelle couleur sont ses yeux. Si usés par les années et en accéléré par le drame survenu à la fin de sa vie. Que me reste-il  de mon histoire? Plus qu'elle. « Papa est mort. Maman aussi. Et mes frères et sœurs. Je ne verrai plus leurs yeux. Plus jamais. Mémé, je suis seul et... Mes racines sont dans tes yeux. ». Elle pousse un soupir.. «C'est pas le moment de faire de jolies phrases. Les mots ça arrête pas les balles ni la haine. Assez perdu de temps. Embrasse-moi et va-t'en.». Je la dévisage. Elle a du mal à respirer. « Hors de question de te laisser là Mémé. Toute seule au bord de la route, dans cette forêt. Tu sais que... Tu es tout ce qui me reste.». Elle tend une main tremblante. «Relève-moi.». Elle bâille et se frotte les yeux. « Qu'est-ce que t'attends pour avancer? Que ces ordures viennent finir le reste de la famille?». Je l'aide à s'asseoir dans la brouette. Elle râle et ferme les paupières. « Roule !». Je reprends la route.

      Mémé s’endort très vite.

NB) Une fiction inspirée de cet article sur le massacre des Rohingya birmans. Un nettoyage ethnique en cours. La fiction est très loin de la réalité de l'horreur vécue par cette population.  L'Histoire ressort ses «pires plats» en ce début de siècle. Loin d'être spirituel comme certains le prédisaient. Plutôt un siècle entamé sous le règne de la barbarie mondialisée.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.