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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 14 février 2015

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                                                                                                            Paris, 23 décembre 1984

                 Rivée au mur de l’amphithéâtre, la pendule  marquait 11H55. Le cours s’achevait dans quelques minutes. Contrairement à son habitude, le professeur ne s’était pas interrompu au moindre bavardage. Imperméable au brouhaha. D'une voix sûre, il avait décliné sa conférence comme devant une assemblée invisible. 

         La sonnerie retentit. Surpris, il renoua sa cravate et épousseta la manche de sa veste. D’une phrase sèche, il autorisa les élèves à se lever puis se mit à griffonner une fiche  cartonnée tandis qu’enflait le bruit des pas et des chaises.

     Il n’entendit pas les toussotements gênés de l’étudiante debout devant sa chaire.

_ Monsieur le professeur, finit-elle par dire, j’aurais voulu savoir pour le rendez-vous.

        Elle dansait d'un pied sur l'autre. Tour à tour intimidée et attirée par cet  homme athlétique de 45 ans, cultivé et distillant un humour raffiné dès le  moindre mouvement de jupe. Et il avait un physique avantageux.  A maintes reprises, la théorie développée en cours magistral  se concrétisait par des  travaux pratiques  sous les draps d’une chambre d’hôtel. Il accumulait les conquêtes tel un coq lâché dans une basse-cour de jeunes filles de bonne famille. Ses échecs de père et époux  ne mirent pas un frein à son inlassable course. 

         Jusqu’à ce que tout s’arrête brutalement. 

_ Quel rendez-vous ?

_ Ben… Vous m’aviez dit, bredouilla-t-elle,  que nous pouvions peut-être nous voir aujourd’hui pour préparer l’exposé sur Faulkner.  Mais si  vous n’avez pas le temps…

          Il passa la main dans ses cheveux.

_ Je vous ai dit ça, moi ?

_ Oui.

     Il afficha un large sourire et la détailla des pieds à la tête. Puis se frappa le front.

_  Mais oui, c’est vrai, je m’en souviens. Je vous retrouve dans un quart d’heure au café en face.

        Après avoir jeté des documents dans son sac, il sortit en bousculant un étudiant. 

        Sans  répondre aux saluts de ses collègues, il prit son courrier dans le casier et quitta la pièce où débutait une polémique sur la guerre en Irak. Cette agitation du monde  ne l’intéressait plus du tout, happée par sa propre histoire. 

        Pressé, il dévala l’escalier en se disant que sa dernière aventure remontait à avant… 

        Brusquement, il s’arrêta au milieu du flux d’élèves se pressant vers  la sortie. Le corps très lourd. Les mains tremblantes, le ventre noué comme le soir où… Il avait beaucoup de mal à respirer. La sueur commença à tapisser son dos. Il expira plusieurs fois pour se calmer. En vain. Il remonta.

          Assis sur la cuvette, il renifla l’odeur du foulard à fleurs  et appuya sur la détente.

                                                                                                                         Bagneuil,  29 août 2015

      Vers deux heures du matin, une Clio blanche se gara tous phares éteints  dans une rue pavillonnaire de banlieue. Capuche rabattue sur la tête, Malika, Kevin et Momo en sortirent rapidement, ils jetèrent des coups d’œil à droite et à gauche.

            Une vingtaine d’années chacun, ils vivaient dans la même cité et se fréquentaient depuis l’école primaire. Excepté les séparations des  colonies de vacances, ils naviguaient ensemble chaque été dans le quartier. Parfois, ils jetaient l’ancre en centre-ville.

             Cheveux bruns coupés à ras, Malika, à peine 19 ans,  était la meneuse du groupe, respectée et crainte par les autres ‘’ lascars ‘’ qui connaissaient sa propension à faire le coup de boule. Des yeux bleus chargés de violence et de défiance. Elle ne quittait jamais son masque dur, surtout ne pas baisser la garde. Dès le départ de son père du domicile familial, Malika l’avait  remplacé. Chef de famille au pied levé,  elle veillait sur sa mère et ses quatre petits frères. Pour  camoufler ses virées nocturnes, elle racontait être serveuse à Paris.

            Sa mère était rassurée que sa fille travaille. Pas comme les autres gosses qui vivaient aux crochets de leurs parents. Jamais cette femme, extraite de son village pour être mariée à un inconnu, abrutie par les calmants, scotchée devant la télé, n’aurait pu imaginer la provenance de l’argent alimentant la famille. Ou préférait-elle occulter ?

_  Matez la maison la-bas, murmura Momo, c’est celle du docteur Masson.  Y doit y avoir de la caillasse. On se fait celle-là avant !

        Malika le fusilla du regard.

_ C'est le toubib de ma daronne. Jamais de la vie on touchera à cette baraque !

          Ils  longèrent  une villa. Son mur, très long, était  entièrement taggué. Ils tournèrent dans un passage donnant sur l’arrière de la maison. Un grillage rouillé et troué en de nombreux endroits courait sur une vingtaine de mètres. 

         Malika s’agenouilla et se faufila la première. Elle s'arrêta, resta un moment immobile à écouter, puis leur fit signe de la rejoindre. Ils se retrouvèrent dans un jardin envahi par les mauvaises herbes et jonchés de détritus. Les poiriers et pommiers ne devaient plus donner de fruits depuis longtemps. Un vélo de femme et une mobylette rouillaient dans un garage sans porte. Sous une bâche, se dessinaient les contours d’un voiture.

             Plongée dans la pénombre, la  bâtisse de trois étages était tapissée d’une vigne vierge. Tous vermoulus, les volets ponctués d’écailles de peinture étaient fermés. Rehaussée d’une maigre glycine, la véranda aux vitres sales ressemblait à un aquarium géant dont l’eau n’avait pas été changée depuis des années.

_ Putain ! Ca sent bon  ici ! 

_ T’es un naze, se fâcha  Kevin, on est pas là pour sentir les fleurs de c’te vieux connard.

_ Je fais ce qu’j’veux de mes narines !

_ Arrêtez de vous prendre la tête les mecs.

    Précédés de Malika, ils empruntèrent une allée de gravier menant à un escalier. Lentement, ils grimpèrent les marches. Momo alluma sa lampe torche et  la dirigea vers le sol. Elle tourna  la poignée de la porte de la véranda qui s’ouvrit. Elle échangea un regard complice avec Kevin qui leva le pouce. 

_ Merde ! Penchez-vous,  grommela Momo on peut vous voir de la rue. 

_ Tu crois que tu vas y arriver Momo ?  

_ Pas de blême  Malika, fanfaronna-t-il. Y a pas une serrure qui la ferme avec moi.

_ Et si y a un gueulard.

_ Arrête ta parano Kevin.

     A genoux, Momo enfouit une tige métallique dans la serrure et commença à l’agiter.

Kévin dansait d’un pied sur l’autre en répétant :

_ Speede!

   Momo claqua des doigts.

_ Bingo ! 

    Kevin récupéra les sacs de sport jetés par-dessus le mur un jour auparavant.

_ C’est sse-cla, siffla-t-il en baladant sa lampe torche, mais qu’est-ce que ça pue.

_ On y va  les mecs !

               A quelques kms de là, Jean-Karim, assis derrière son volant, se  frotta les joues comme pour gommer la couche sombre. Il détestait être mal rasé. Il bâilla. Ses yeux  rougis par la fatigue fixaient une porte. Il était assis depuis minuit vingt deux   dans sa voiture : une BM aimantant des  ados en scooter. Au même âge,  il cabotait lui aussi de rue en rue sur une Gitane testi,  Flandria ou une Chaudron. Il enclencha l’allume-cigare. Malgré les fenêtres ouvertes, l’ odeur de tabac persistait dans l’habitacle. 

         Trente années sans remettre les pieds dans sa ville natale. Trois décennies passées à voyager, abandonner les rêves fous d’un jeune homme prêt à refaire le monde mais qui n’oubliait jamais de  s’en mettre plein les poches. L’estomac passe avant le nombril !  jetait-il aux camarades libertaires agacés de ses infidélités à la cause.  Attirées par sa belle gueule de  petit dur, les révolutionnaires en herbe l’emmenaient chez elle ; après quelques verres et frottements de corps, il repartait toujours avec des objets de valeur sous son blouson.Sur la fiche en fin de cinquième -sa dernière classe-, il avait écrit dans la case désir d’orientation: voler de mes propres mains. Il avait quitté le quartier à temps, pas comme d’autres encore derrière les barreaux  ou criblés de balles sur un trottoir. Et ceux qui s'étaient enfermés peu à peu dans leur nuit. S'il était resté, sans doute aurait-il basculé.

          Fuir pour semer les fantômes.

         Serveur, il passa rapidement maître d’hôtel avant de devenir propriétaire de deux brasseries à la mode sur la côte basque. Une très belle réussite sociale. Pourtant il se retrouvait à cinquante quatre ans comme coupé en deux. La moitié de son être interrogeait l’autre avec mépris : Où sont tes rêves pauvre mec ?  

         Elle était revenue le hanter. 

        Il ne pouvait plus s’endormir sans voir son visage  maigre encadré d’une cascade rousse. Jamais elle n’avait quitté sa mémoire. De temps à autre,  elle faisait une fugace apparition,  sans toutefois vraiment le déstabiliser. Mais depuis environ une année, son image revenait de plus en plus le titiller.

       Le culpabiliser.

       Cette fille lui avait tendu la main une fois. Sans son aide, il ne serait pas assis à convoquer tranquillement le passé… Comme tant de quinquagénaires en rupture de présent.

        Qu’est-ce que tu es venu foutre ici ! s’énerva-t-il en donnant un coup de poing contre son volant. Tu perds vraiment la boule à réveiller des trucs si loin. 

          Il tourna la clef de contact, prêt à quitter définitivement cette ville.

          La ville d’un autre.

             Le seul miroir sincère  est la cuvette des chiottes. Même s’il se croit supérieur à toutes les espèces sur ce vaste monde, l’homme  ne peut pas prétendre à autre chose. Une merde sur deux pattes que la chasse d’eau du temps aspirera à jamais. Après trente ans de haine contre ce putain de genre humain, je sais de quoi je parle. Je ne survis que par lâcheté, peur de me…

        Excepté d’être né sur la même planète, je n’ai plus rien à voir avec eux. Je ne les supporte plus. TOUS. A commencer par ces sales gosses qui salissent mon mur de leurs saloperies de mots bourrés en plus  de fautes d’orthographe, le bruit de leurs scooters pétaradant  toute la nuit, et leurs rires gras et  stupides de viandes suant la connerie des télés. Ils ont brûlés un scooter dans la cour derrièrer le Carrefour Market. Des semaines que le cadavre de métal est là. La mairie ne ne fait rien. Incapables ceux-là aussi ! Fonctionnaires qui pensent qu'à leurs vacances.

       Ceux que je hais par-dessus tout ce sont ces jeunes des cités ! Collés  les uns aux autres, ils paradent dans les rues avec leurs chiens qui leur ressemblent.  Ils se prennent pour des révoltés alors qu’ils ne sont que les adorateurs du dieu Nike, B.M et Lacoste… Tout juste bon à obéir aux grandes oreilles qui poussent comme des champignons sur les façades de leurs immeubles. Si ça ne tenait qu’à moi : au lance-flammes. Tout purifier. Un coup de vent suffirait à disperser des tonnes de poussière de bêtise. S’il n’y avait que ces jeunes cons, mais il y a aussi  mes voisins qui se garent devant mon mur. Pourquoi ? Juste pour m’emmerder et montrer leur belle voiture. En plus, ils laissent traîner leurs papiers gras sur notre trottoir ! Ils peuvent me traiter de vieil alcoolo aigri…. Je le suis effectivement mais, tu vois, je préfère être un vieil alcoolo aigri qu’un mouton de panurge mené par le bout du nez  par le moindre publicitaire ou animateur de télévision ou de radio. De toute façon, je n’ai pas à me justifier devant eux. Pfff… Tous  sont équipés  de supers  téléphones portables, d’ordinateurs  ultra perfectionnés  mais ils sont incapables de jeter un papier dans une poubelle.

        A quoi ça leur sert tous leurs gadgets s’ils restent cons ?

        Et tous les dimanches, le voisin d’en face qui met à fond sa radio de merde ou sa perceuse ;  avec sa musique inaudible, le résultat est le même! Je suis sûr qu’ils se sont tous ligués contre moi, contre nous. Les vrais sentiments et  la beauté leur font profondément peur à ces Homo Crétinus.

       Je les hais ! 

        Ils sont encore là et toi… toi, tu n’es plus là. Chaque jour, ton absence creuse encore plus le fossé avec le monde. Seuls l’alcool et Mozart  m’aident un peu à traverser cette  nuit où….

       Une nuit  de trente ans.

           Jean-Karim poussa la porte tambour du Parc. Les allées avaient été élargies. Il traversa la cuvette de pelouse et s’arrêta net : plus de Far-West! C’était le nom donné par tous les gosses au grand terrain vague truffé de carcasses de mobylettes, de voitures. Une aire de jeu à l’abri des regards.  Avec les autres jeunes, il y passa des heures à boire des bières, fumer les Gauloises piquées à son père…  Et sa première fois avec une fille.

        Le décor du Bar Tabac-Presse avait complètement changé. De nouveaux visages avaient fleuri sur  les affiches scotchées aux murs, plus jeunes et percés.  Ado, il  venait taquiner le baby au milieu des peintres, pour la plupart ritals et portugais, qui sirotaient leurs pastis et passaient leur temps à brailler, boire des tournées à rallonge, fumer, prendre la température du monde avec le Parisien et, au grincement du rideau de fer,  finir par rentrer chez eux en titubant. Il sepencha sur le baby : le goal décapité avait retrouvé une tête.

         Il s’assit.

_Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le barman visiblement dérangé dans sa partie de 4. 21. 

_  Un  demi.

      Une demi-douzaine de jeunes  prirent d’assaut le baby. 

_ C’est toi qui raques ! Tu me dois une partie.

_ Tu le répètes pas, murmura un grand boutonneux en posant ses mains sur les poignées.  Tu le jures ?

_ Sur ma daronne !

_ Tu sais que Malika et ses deux potes  se sont fait la baraque de Raymond Leroy.

_ C’est qui ce lascar ?

_ Un vieux barge.       

          Un jour, je vais finir par en tuer un ! Le premier qui s’approche encore une fois de mon mur ou salope notre  trottoir va y avoir droit. A mon âge, en prison ou ici c’est pareil. Je ne vais quand même pas laisser profaner notre mur et notre trottoir. Personne ne veut m’entendre mais un jour, il sera trop tard.  Hier, ils  m’ont encore sali le mur avec leurs cochonneries de tags. J’ai été obligé de passer toute l’après-midi à le nettoyer. J’en ai profité aussi pour balayer longuement le trottoir. 

      Les livres,  la musique classique et le bon vin sont les derniers remparts contre la barbarie qui, de jour en jour, envahit les  rues, les  esprits des gens. Au volant de leurs 4X4 garés sur notre trottoir  ou affalés devant leurs  écrans d’ordinateur à se croire les maîtres du temps et de la planète, ils croient  être modernes. Modernité ?  Merdonité plutôt comme disait Leiris. 

       Je sais ma chérie, je me répète de carnet en carnet : toujours les mêmes griefs, les mêmes problèmes.  Si tu étais là à mes côtés ma chérie, tu me dirais de cesser de ressasser, d’oublier les blessures du passé et reprendre du poil de la bête. Tu étais si dynamique et toujours le cœur sur la main…

      Depuis ta mort, je ne peux absolument plus rien faire. J’ai toutabandonné, même mes recherches. A coups d’alcool, de cigarettes  et de haine soigneusement entretenue, je m’approche de toi, pas assez vite à mon goût, mais on va bientôt se retrouver. En attendant, je dilapide lentement l’héritage de mes parents et mes droits d’auteur. Ne t’inquiète pas pour la pension alimentaire de ta mère, jamais je n’ai le moindre jour  de retard.  Tiens puisque nous parlons de ta mère ; je ne l’ai plus jamais revue depuis ton enterrement ou, devant tous les amis et la famille, elle avait ouvert nos sacs poubelles pour m’accuser de ta mort. Elle n’avait pas tort. Je n’aurais pas dû te laisser seule avec cet homme, en pleine nuit. Tu serais encore parmi nous si… Aujourd’hui, je peux te le dire mais tu n’es plus là pour l’entendre : j’étais mort de trouille. Ta  mère avait raison : tu n’es morte qu’à cause de ma lâcheté.

           Assis sur les marches d’un bâtiment de la cité , ils se turent  à son arrivée.  Méfiants, ils détaillèrent cet étranger au quartier. En plus vêtu d’un costard.

_ Je cherche Malika.

_ Qu’est-ce que tu lui veux ?

_ Je veux la voir. 

   Après un silence, l’un des ados balança :

_ Je parle pas aux flics.

    Jean-Karim releva la manche de sa  chemise et lui colla son avant bras devant le nez.  

_ Tu sais ce que ça veut dire ça ?

_ …

     Sans un mot, ils scrutèrent les trois petits points en triangle, le point au centre de quatre autres et les pointillés entourant le poignet. Croisant au tabac de La Paix les anciens voyous reconvertis souvent dans la mécanique auto et l’écoute en boucle des disques de Johnny, les ados connaissaient la signification de ses tatouages. Peintures de guerre d’une autre époque.

_  Les p’tits gars, je ne crois pas que les poulets portent ce genre de p’tits dessins.

_ Et ce tatouage là, y veut dire conduite accompagnée, ricana un blond bedonnant en désignant le A entouré d’un rond. 

_ Si tu veux mon gars, sourit Jean-Karim  avant de redescendre sa manche.

_ T’as pas une cigarette.

_ Elle est où Malika.

_ P’t’être sur  le terrain en bas de la rue.

       Il les remercia d’un hochement de tête.

_ Et ma cigarette ?

_ Je te dis que c’lascar là a déjà buté quelqu’un, assura l’un des jeunes quand Jean-Karim s’éloigna.

_  Comment tu le sais ?

_ Ca se voit ?  

_ N’importe quoi Bouboule !  

     Jean-Karim gagna le terrain vague près d'un parking.  Trois jeunes, une fille et deux garçons,  étaient assis sur un muret. Posée sur les genoux de la fille, un Smartphone  qui balançait un Rap.

_ C’est toi Malika ?

       Kevin se leva et grogna :

_ T’es qui, toi ?

Jean-Karim se doutait qu’un téléphone mobile les avait déjà prévenus de son arrivée.

_ Tu t’appelles Malika, toi ?

Le doigt tendu, Kevin menaça :

_  Me prends pas pour une baltringue.

   Très calme, il tira sur le doigt  de Kévin  et mordit dedans, puis lui bloqua la nuque.

_ Tu me donnes faim le gosse. 

   Kévin hurla de douleur.

Les deux autres se levèrent à leur tour. Momo enfonça la main dans sa poche.

_ C’est bon lâche le, fit la jeune fille.

       Il les fixa droit dans les yeux. Seul Malika ne cilla pas. Pas la moindre trouille dans son regard.Il laissa passer quelques secondes avant de libérer l’index .  

_ Je sais que vous avez cambriolé le vieux Raymond.

_ Non, affirma Malika.

_ Je te dis que je le sais.

_ Qui t’as dit ça ?

_ Le p’tit doigt de ton pote.

_ Te fous  pas de notre gueule !  grogna Mohamed qui s’avança, l’œil menaçant. 

         Malika repoussa  son copain et se planta devant l’intrus.  Front plissé, elle le dévisagea avec un air de défi. Le poing serré par un vieux réflexe, il la toisa à son tour. Habitué à ce genre de mise en scène de rue. Pourtant  il avait beaucoup de mal à soutenir le regard de cette gamine prête à se battre. 

_ Qu’est-ce que tu nous veux ? 

_ Pas grand chose. Rendez-moi tous les objets que vous avez volés chez le vieux Raymond.

Elle éclata de rire.

_ Y a pas écrit la poste ou restau  du cœur ici, fit-elle en se tapotant le front.

_ Je vous paye.

_ Pourquoi tu veux les acheter ?

_ Je vous paye. C’est une bonne raison.

      D’un geste autoritaire, elle demanda à ses copains  de la suivre. Ils s’éloignèrent d’une trentaine de mètres et s’arrêtèrent.  Les deux garçons hochaient la tête tandis qu’elle parlait.  

         Il promena son regard sur l’immeuble de quatre étages derrière eux : des logements de fonction occupés en grande partie par des enseignants. Comme des centaines de fois, ses yeux se fixèrent machinalement sur un balcon où chacune des apparitions de la locataire, une blonde d’une quarantaine d’années,  nourrissait les fantasmes d’une bande d’ados encore puceaux.  Très excités.   Vivait-elle encore dans cet appartement ? 

           Le trio se planta devant lui.

                  Ce matin, j’ai bu mon café et, étrangement, j’ai ouvert le piano recouvert de poussière. Un peu mal à l’aise comme si une main pesait sur mes  épaules pour m’obliger à m’asseoir, je me suis installé sur le tabouret  et j’ai posé les mains sur les touches. Un instant, je me suis senti bien, très bien. En vain. Mes doigts sont restés figés, incapable de réveiller le moindre son. Même ça je ne pouvais plus ! J’ai claqué violemment le couvercle  et me suis servi un verre de rouge que je suis allé boire dans ta chambre.

            Rien n’y a bougé. Aux murs, il y a tes posters de Clash, Sex Pistol, Trust et d’autres groupes. Jamais je n’ai supporté  ta musique mais, aujourd’hui, assis sur ton lit, je donnerai tout pour  te voir secouer la tête au rythme de tes disques préférés. Il y a aussi les portraits de James Dean, Che Guevara et Rimbaud. Lequel  préférais-tu ? Peut-être que ton prince charmant, ton homme idéal se trouvait dans un panaché des trois ? En tout cas, tes idoles me dévisagent  chaque fois et j’ai l’impression que leurs regards me demandent : quand reviendra-t-elle ?

              Sûr que ça doit être plus agréable de regarder une jolie étudiante qu’un vieux con comme moi. Jamais je n’ai ouvert les volets en plus de trente ans comme… comme pour conserver ton odeur. Sur ton bureau, il y a encore ton cahier ouvert sur ton cours de sociologie avec mes corrections en rouge, ces corrections de tes fautes d’orthographe qui te mettaient toujours en rogne. Je suis plus une gamine Papa pour que tu fasses ton maître d’école, te fâchais-tu en fronçant ton petit nez et ramenant ta chevelure en arrière. Et toujours, je te répondais : Quand tu vas à une fête, tu te maquilles et tu t’habilles mieux que d’ordinaire… L’orthographe c’est exactement la même chose ma chérie : le rouge à lèvres des filles et le rasage des hommes. Ca se terminait systématiquement par une porte claquée et un tonitruant : Papa, tu me fais chier avec tes idées du 19ème siècle !

_ J’en connais un d’ouvert à la Mairie.

_ Allons-y.

Jean-Karim démarra.

_ Tu sais y aller ?

Il esquissa un sourire.

_ Je suis né dans cette ville.

  Malika fouilla  dans le vide-poches plein de C.D.

_ Y-a rien là-dedans ! T’as pas Booba?

_ Non.

Il sort  un CD de la boîte à gants.

_ C’est nul ça ! C’est quoi ?

Agacé, il secoua la tête.

_ Calvin Russel. 

 Elle posa ses pieds sur le tableau de bord.

_ T’es un mec zarb, toi.

_ Pourquoi ?

_ Tu rachètes des trucs qui te serviront pas et… Je comprends pas ce que tu peux trouver à ce gros con, en plus super raciste. C’était ton pote le vieux Raymond ?

_ On peut dire ça.

_ Tu es venu pourquoi ?

_ Disons que… Je dois lui… parler.

_ T’es mal barré, il est complètement sourd et bargeot.

Il afficha un large sourire lorsqu’il doubla  le bus. 

_ Tu sais ce que c’est une B.M ? 

_ Tu  me prends pour une conne ou quoi ? C’est une bagnole… Comme la tienne. Je peux te dire qu’elle est repérée au quartier et t’as intérêt à faire gaffe.

_ Une B.M c’est aussi autre chose.

_ Quoi alors ?

_ Une Bibliothèque Municipale. 

_ Très drôle, j’suis morte de rire.

_ Quand j’étais gosse,  je descendais chaque jeudi avec ce bus à la Bibliothèque et…. 

_  Arrête de jouer à l’éduc !  le coupa-t-elle très sèchement, ça marche pas avec moi.  On est pas à l’école. En plus, la lecture ça me fait chier. J’aime pas perdre mon temps le cul sur une chaise. C’est bon pour les vieux  qui ont rein à foutre..

     Quel con avec sa morale de chez E.D, soupira-t-elle, les joues rouges de colère. Elle ne supportait pas les donneurs de leçons. Trahie très tôt par son  premier dieu-celuidont l’absence de signature sur les punitions était la pire des sanctions- elle n’accordait jamais sa confiance, même à Mohamed et Kevin.

        Avec Jean-Karim, sa méfiance naturelle se teintait d’une irrépressible curiosité. Ce type échappait à sa classification manichéenne des individus : les lascars et les bourges.  Qui pouvait-il être ? Quel secret se cachait derrière son sourire désabusé ?

_ C’est encore loin ?

_ Non, dans la rue Gallieni.

   Après s’être garé, il acheta deux paquets de clopes. Le bar tabac était embouteillé de turfistes et gratteurs de Tacotac.  Tous rêvant de quitter définitivement ce bar.

    Il alluma une cigarette et fuma en laissant son regard traîner sur la place près du métro. Une grande sculpture métallique l’intrigua. C’est moche, se dit-il. 

_ Qu’est-ce que tu fous ?

       Il lui emboîta le pas dans  la rue piétonnière. Essoufflé, il avait du mal  à la suivre. Mains dans les  poches, elle marchait  très vite en dodelinant des épaules. Même dans un banal survêtement, ses formes  aspiraient les yeux des hommes. Surtout sa poitrine oscillante sous le T.Shirt au rythme de ses pas.

        Il s’arrêta devant une librairie et parcourut les extraits de romans en vitrine.

       Elle se retourna et le siffla.

_ Je te rejoins au bar !

      Peu après, il ressortit avec un sac portant le nom de la librairie. 

       Assis au bistrot ou Malika l’attendait, il observa un long moment les consommateurs. Depuis son retour une semaine auparavant, il avait constaté que la ville, surtout la ville basse,   était grignotée par une nouvelle population abonnée à Télérama, aux rêves bio, aux vélos… Leur désinvolture tranchait avec la nervosité de certains jeunes agglutinés sur les trottoirs, les sens toujours en alerte, le regard fouillant l’intérieur de chaque voiture. En quête du gain quotidien.

_  Tu veux un demi aussi ?

_ T’es fou toi, pas d’alcool… c’est interdit par le coran. je suis musulmane, moi.

_ Et voler son prochain, ironisa Jean-Karim, c’est recommandé par une sourate  du coran ? 

    Le visage de Malika se ferma.  

    Il regretta aussitôt sa phrase, même si cette piété à géométrie variable l’irritait.

_ C’est pas toi qui va payer le loyer et nourrir ma famille. Fous-moi la paix avec tes conseils ! T’as vu dans quoi tu roules, t’as vu comment t’es pé-sa… et tu viens me la jouer faut pas faire ça, faut pas faire ci. J’ai jamais demandé à naître dans ce monde de merde et maintenant je… Y a que la thune qui compte. T’es mort si t’en as pas. Et moi, je veux vivre.  Pas finir sur un banc dans un square.

           Penaud, il se racla la gorge.

_ …   

        Déjà à l’école primaire, il savait qu’il refuserait de prendre le relais de cet esclave qui toussait toute la nuit dans la chambre à côté de la sienne, le cerveau noyé de Valstar. Les yeux toujours baissés face au moindre cravaté . Quelle honte de le voir broyer  sa casquette devant  les maîtres d’école mécontents de son fils. Je préfère crever plutôt que devenir comme toi, lui assénait Jean-Karim avec un air de mépris. Il ne pouvait supporter ce vieillard avant l'âge,muré dans un silence quasi autiste,payé avec un lance pierres de lilliputien. Pourtant très fier de son acitivité professionnelle. Cette putain de classe ouvrière vénérée comme une divinité. Lui, déjà tout gosse, il la détestait. Un homme ça crève debout pas à genoux, ressassait son père après quelques verres. A l'hosto, son corps essoré aurait pu tenir dans un lit de gosse. Les poumons bouffés par son usine, à 42 ans.

        Aujourd’hui à 54 ans, Jean-Karim donnerait tout pour le prendre dans ses bras. Juste un instant. Marcher avec lui dans les rues de la ville.  Papa, regarde Papa, j’ai un costard comme ton patron et son fils, un costard de marque encore plus classe… Lève les yeux, Papa : le ciel est à tout le monde. Lève-les, je t’en supplie. Regarde-moi. Viens, on va bouffer des fruits de mer sur les grands boulevards et boire les meilleurs pinards. Laisse tomber les prix ! T’inquiète pas du maître d’hôtel…. On l’emmerde ce larbin 4 étoiles ! N’aie plus peur Papa, ton Jean-Karim  est là !  Je suis revenu te chercher et t’emmener avec moi. Faut pas que tu restes ici, sinon…. Les yeux embués de larmes, il se leva et gagna les chiottes dans l’arrière-cour.

      A son retour, Malika pianotait sur le guéridon. Elle vida son verre d’un trait et ramassa son briquet.

_ Bon je me barre.

_ Attends un peu.

_ J’ai un rencard.

         Il  lui serra le poignet.

_ Je voudrais que tu me rendes un service.

           Trop soûl  hier soir, je me suis étalé  de tout mon long  devant la boulangerie. Jacques, le facteur à la retraite maintenant,  a appelé les pompiers. De quoi se mêlait-il ce con ? Je l’ai tellement agoni d’insultes qu’il est  rentré immédiatement ans sa bicoque. J’ai passé aussi un savon aux pompiers qui voulaient m’emmener à l’hôpital. Je n’ai  besoin de personne, surtout pas de ces bestioles sur deux pattes qui cachent leurs saloperies derrière des mots ou des sourires. On ne m’aura plus avec des risettes, c’est fini. Et si j’avais envie de finir comme un chien mort sur un bout de trottoir, c’est mon droit. Enfin te  rejoindre. Toi qu’un homme m’a enlevée une nuit d’été, un homme comme n’importe lequel de ces jeunes pompiers, comme Jacques, comme ces sales gosses sur leurs scooters qui se marraient en me voyant sur le sol. ‘’ Tu peux crever gros raciste ! ‘’ m’a sorti l’un d’entre eux en pointant son index sur moi comme une arme.  

         Je n’attendais que ça. 

        Mais j’ai de plus en plus peur de vivre très vieux à cause de l’adage : la haine conserve. Avec la dose que je trimballe, il se peut que je devienne le doyen de la terre.. Je risque d’enterrer  le jeune couple d’avocats qui a acheté ma maison en viager. En réalité, je sens que mon dernier moment ne va pas tarder. Il y a cette chute mais aussi les douleurs à la poitrine et les emballements de mon cœur. Un cœur qui ne bat  plus que par habitude, parce qu’il ne sait pas faire autre chose. Comme tout le reste de mon être. Disparu d’un seul coup  cette impatience qui me stimulait. Je voulais tout faire, tout réussir, tout être…toute cette agitation  pour terminer dans une salle d’attente depuis trois décennies, ta photographie dans une main et un verre dans l’autre. Je suis persuadé d’avoir plus parlé avec ta photographie qu’avec toi durant 2O ans. 

       Parfois tes lèvres s’entrouvrent et, comme tu faisais quand tu étais petite fille avec les coquillages à la Baule -tu t’en souviens ?, j’approche alors mon oreille de ta photographie…

      Et je t’écoute.   

       Tous les objets volés remis à leur place, Jean-Louis s’installa dans un fauteuil du salon.

_ Q’est-ce que tu fous ?

_ Je vais m’en fumer une. Assieds-toi.

_ T’es barge ou quoi ? C’est déjà bien que je  t’aie aidé à ramener le matos  chez ce vieux con. Maintenant ciao ! On se connaît pas.

        Il alluma une cigarette et lui en proposa une.

_ Je te dis que j’me barre.

_ Tu as la trouille ou quoi ?

_ Tu rigoles. La trouille de quoi ? J’sais qu’il est à l’hosto et j’espère qu’il va y crever.

_ Assieds-toi alors.

_ Pas plus de cinq minutes.

Elle posa une fesse sur le bord du fauteuil.

_ C’est vraiment incroyable cette baraque ! Je suis passé des centaines de fois devant sans me douter qu’il y avait autant de livres et  de toiles de peintres.

_ Pas plus que de toiles d’araignée

Elle confectionna un pétard qu’elle lui tendit. 

_  Non, je prends pas ça.

Le mobile de Malika sonna. Elle l’extirpa de sa poche et le porta à son oreille.

_ Allô !

Elle afficha un air grave.

_ T’es barge ou quoi ?

Elle ferma le poing.

_ Ouais, je suis ou je veux !

Le pied de Malika cognait contre celui de la table.

_ Ouais, je suis avec lui et je t’emmerde ! 

La colère obscurcissait ses yeux.

_ Rentre chez ta mère  blaireau !

Elle coupa le  mobile et conclut :  

_ Quel blaireau celui-là !

_  C’était qui ?

_ Kevin.

_ Tu t’es fait un ennemi.

_ Rien à foutre.

_ Tu vas le revoir ?

Elle haussa les épaules.

_ Evidemment, on est assoces ! 

_ Tu ne vas pas quand même pas passer ta vie à…

_ Si t’as autre chose pour m’occuper de toute ma famille et qui rapporte autant de thunes, je suis preneuse.

_ Ramène pas tout à toi.

_ Tu sais pas ce que c’est  la merde.

    Il cogna du poing sur la table.

_ Arrête ! Qu’est-ce que tu crois : tu n’as pas le monopole du malheur. Vous me gonflez les p’tits lascars des cités maintenant ! On dirait que vous portez votre malheur en bandoulière comme une légion d’honneur qui ferait de vous des intouchables. Y-a trente piges, il y avait des gens dans ton quartier qui avaient même pas l’eau chaude et vous

_ Y-a encore trois  familles.

_ Tu vois que, même pauvre dans ce putain de pays, tu fais partie des plus riches de la planète. Tu peux me vanner parce que je roule en BM cabriolet et que je porte un costard. Regarde tes fringues à toi… Rien qu’avec ce que tu portes sur le dos, tu peux nourrir un village entier en…

     Elle secoua sa main.

_ C’est bon. Qu’est-ce qui te prends, là !

_ Non, c’est toi qui m’énerve ! Tu  ne vois pas plus loin que le bout de ton immeuble. 

_ Tu me prends la tête !

     Une étrange lumière brillait dans les yeux de Malika, son visage se détendait. Même ses sourcils s’étaient relâchés. Un sourire desserra ses lèvres charnues. 

Elle bâilla et se lova dans le fauteuil. 

_ Tu as raison. Je te prends la tête… et la mienne aussi.

         Première fois depuis leur rencontre qu’elle posait  un regard sans haine ni méfiance sur lui.

_ Tire dessus, ça te fera du bien.

    Il refusa d’un hochement de tête.

_ Chacun ses casseroles.

       La sienne  tinta sous son crâne.

      Son retour  était motivé par la volonté d’étaler les cartes du passé sur la table, sans tricher. Même si les mots ne soulagent que ceux qui les disent. Et les morts ne pardonnent jamais.

        Elle ôta son sweat.

_ J’ai toujours rêvé de faire ça chez un bobo.

         Finalement c’est mieux que tu sois morte avant. Avant toute cette merde. Tu as échappé au Sida, à l’insécurité, aux attentats. Et  maintenant ces  abrutis d’humains continuent de se faire la guerre pour mettre de l’essence dans leur bagnole…  pour crever sur les routes. A ces gamines qui se voilent des pieds à la tête. Ce putain de retour de Dieu dans les têtes ! Tu serais aussi énormément déçue par ceux que tu aimais, ceux qui voulaient changer le monde des vieux cons comme moi, souvent tu me traitais de réactionnaire et de conservateur avant de les rejoindre dans ta 4l pour manifester contre la guerre  en Irak. Pour  me ridiculiser devant mes amis, tu glissais  toujours l’Huma  sur la table basse au moment de l’apéro et, après t’avoir lancé un œil noir  je le jetais dans la cheminée en disant : elle va m’entendre la bonne ! Maintenant tes anciens amis de SOS racisme  sont toujours aussi généreux qu’avant… généreux avec le sang des autres ; ils poussent des pauvres bougres à s’entretuer dans un désert lointain où les petits princes… perdent leurs bras. Au moins les vieux conservateurs comme moi n’avons  jamais  trompé  qui que ce soit sur la marchandise. 

      A vrai dire : je m’en contrefous de ce qui peut arriver sur cette planète. Ils peuvent tous crever ! Six milliards d’individus, six milliards de trop…

      Sans toi.     

          Malika lisait un cahier d’écolier. Elle avait les cheveux mouillés. Derrière elle, une cafetière en fer blanc sifflait sur le gaz. Deux bols sur la table. 

_ Tu es déjà réveillée ? demanda Jean-Karim, visage encore ensommeillé, .

_ Ouais. 

_ C’est quoi  tout ça ? 

       Elle balaya d’un geste tous les cahiers sur le carrelage.

_ Ton pote Raymond qui raconte sa vie dans ses cahiers, je comprends  que d'chi à ce qu'il écrit. Ah ! Si !…Tu verrais comment y parlent de moi et mes potes ! 

_ Mes potes et moi.

Elle se leva et éteignit le gaz puis déposa la cafetière fumante sur la table.

_ Elle est vachement  grande c’te cuisine mais dommage qu’elle est ringarde. On se croirait dans une autre époque.

     Elle examina son mobile.

_ Tiens, j’ai eu des messages.

       Elle colla l’appareil à son oreille. 

_ Ces vraiment des blaireaux ces deux là, lâcha-t-elle. Ils croivent que j’ai besoin d’eux.

_ Ils croient.

_ Quoi ?

_ On ne dit pas ils croivent…

_ C’est bon, tu m’as compris.

         Il la gratifia d’un clin d’œil. Après une hésitation, elle répondit d’un sourire. Il  bâilla  puis se servit une tasse de café. Il avala une gorgée  et alluma une cigarette. Malgré le peu d’heures de sommeil, la fatigue des derniers jours s’était comme désintégrée. Sans doute aussi celles des dernières années… 

          Une jambe repliée sous elle, Malika était assise dans cette maison comme si elle y avait toujours vécu. Un sein bâillait de  la veste de Raymond beaucoup  trop large . Sur le haut de sa cuisse, un papillon noir tatoué.

_ Qu’est-ce qu’il dit dans ses cahiers ? 

_ Des conneries. C’est qu’un raciste, un salopard ! Un bourge de merde !

       Jean-Karim bondit sur elle et la secoua.

_ Ne répète jamais ça !

_ T’es barge ! Lâche-moi.

_ Tu vas venir avec moi !

         D’une main ferme, il l’entraîna dehors.

_ J’suis pieds nus !

        Il la poussa jusque devant le mur de la maison

_ Je m’en fous !

   Il lui broya le bras.

_ Tu me fais mal !

_ Tu vois, le type que tu viens d’insulter : sa fille était là où tu te trouves en ce moment. Elle était un peu plus âgée que toi et…Et allongé sur ce trottoir, il y avait un jeune mec avec plein de fric dans son blouson… et une balle dans l’épaule. 

      Il soupira et continua:

_ Ce type c’était moi et elle… elle est sortie m’aider pendant que son père appelait les secours.

_ Y s’était passé quoi ?

_ Mes potes  voulaient me buter parce que j’avais gardé tout le fric. Je croyais les avoir largués mais ils  sont repassés dans la rue et…  Elle s’est levée et ces connards ont tiré.  Elle a pris la balle qui m’était destinée.  J’ai réussi à m’enfuir et me planquerdansune bagnole  ouverte. Allongé sur le sol de la bagnole, j’ai entendu cette fille hurler, jamais j’ai entendu quelqu’un gueuler comme ça.  Et son père s’est mis à chialer. Je n’ai pas bougé,  juste bouché mes oreilles.  Je suis resté planqué jusqu’à ce que la rue soit déserte avant de me tirer. Le lendemain, j’ai  su qu’elle était morte. J’ai appris aussi que le père était resté des heures assis à côté de la silhouette tracée sur le trottoir et qu’il ne voulait pas que qui que ce soit  l’efface. 

_ ….

_ Maintenant, toi la championne toutes catégories du malheur, tu sais qui est ce vieux con de Raymond.

        La tête penchée, Malika dansait d’un pied sur l’autre. Elle sentait le poids du regard de Jean-Karim. Elle appréhendait le moment ou elle devrait le croiser. 

       Peur de son jugement.

       Un réveil sonna dans une maison voisine, suivi peu après d’un grincement de volet. Sans détacher les yeux du trottoir,  elle demanda :  

_ Tu lui as parlé au vieux ?

Il lui tourna le dos.

_ On rentre maintenant.

                                                                                                                                                    Deux jours plus tard,

         Ratatiné à côté du chauffeur, sa main tremblotante serrant la poignée,  Raymond fixait le pare-brise. Les joues creusées, un rictus de souffrance sur les lèvres. Le médecin de l’hôpital  ayant refusé de le laisser sortir, Raymond avait signé une décharge pour quitter le service de cardiologie. Il avait insulté l’équipe soignante. Il haïssait le corps médical. Cette haine remontait à trente ans auparavant…  Quand le meilleur chirurgien de Paris lui avait sauvé la vie, extrait la balle de son crâne.

_ Vous voilà chez vous, M’sieur.

      Raymond, sans remercier, descendit de l’ambulance et laissa la portière ouverte. 

_ Quel vieux con celui-là !  maugréa l’ambulancier obligé de descendre.

         Raymond renifla  instant le foulard à fleurs avant de l'enfouir dans sa poche. Une dizaines de jeunes, bombe de peinture à la main, était agglutinées sur son mur. Il détalèrent.

_ Salopards !

     Il agita sa canne en l'air. 

_ Sales gosses, vous le regretterez ! Ils m’ont encore salopé notre mur, ma chérie.

     Stupéfait, il demeura immobile. Les yeux ronds. Il contempla le mur entièrement repeint. Même les tags trop hauts pour qu’il puisse les effacer avaient disparus. Tout blanc.

_  Ils auraient pu au moins ramasser leurs cochonneries,  bougonna Raymond.

    Du  bout de sa canne, il poussa les  pinceaux et les canettes de coca vers le caniveau. L’air satisfait, il regarda un long moment le mur. Puis il entra chez lui.

      Jean-Malik se tourna vers Malika pongée dans ses pensées. Un large sourire éclaira son visage aux joues rasées de près. A cinquante quatre ans, il avait décroché un nouveau tour de manège.  Pas prévu du tout dans ses plans. Où irait-il avec elle ? Comment vivront-ils ? Tout était allé si vite. Replonger les rues de son enfance. Et maintenant Malika. Quelle connerie de s'amouracher à son âge d'une gosse. Tout arrêter? Demain est autre voyage,se dit-il pour couper court aux questions.

_ Ils ont vraiment  fait du bon boulot et en plus rapide,  les p’tits gars de ta cité.

    Accoudée à la portière, Malika ne put réprimer une grimace. Parmi les peintres en herbe, se trouvait l’un de ses deux  jeunes frères. Elle détourna les yeux.

_ Rêve pas, ils l’ont pas fait pour les beaux yeux du vieux… Raymond. Ils l’ont fait pour les thunes.

     Il démarra.

_  On commence par la mer.

        Gorge nouée, elle ne pouvait prononcer le moindre mot. A chacun de ses  départs en colo, une boule envahissait de la même manière son ventre. Aujourd’hui, ce voyage était sans retour.  Partir dix ans après son père.

           Quand  la voiture passa devant sa cité, Malika se renfrogna. Elle se mordit les lèvres et baissa la tête. Ce quartier comme sa deuxième peau. Elle le connaissait par coeur. Que deviendraient a mère et ses petits frères ?

_ Freine ! 

             Il accéléra.

                           Merci à Gérard Lefevre pour la publication de cette nouvelle dans le recueil " Des nouvelles de Montreuil".

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