« Le regard indifférent est un perpétuel adieu. »
Malcom de Chazal
Des années que je me bats. Non. Des siècles. Depuis hier, j’ai l’impression d’être ici depuis toujours. De la naissance à la mort. Rien d’autre. Debout ou assise face à des collégiens qui ne savent pas que je suis là. En face d’eux. Un être de chair et d’os sur scène, du matin au soir. Pas une actrice de cinéma ou télé qui a terminé son boulot quand elle est dans la boîte. Une comédienne remontant sur les planches tous les jours. Encore combien de milliers de représentations ?
Hier, touchée par la mort de François Maspero, j’ai voulu aussitôt en parler à mes élèves. Leur expliquer que c’était un grand éditeur, auteur, traducteur, éveilleur de conscience, anticolonialiste... Super enthousiasmée à l'idée de partager l'histoire de cet homme remarquable avec ma classe. Elle va encore nous prendre la tête avec ces trucs à la con de vieux. Au moment où l’adolescente a prononcé cette phrase, j’ai eu l’impression de peser des millénaires. Ce poids de la culture que j’essaye de leur transmettre au quotidien. À peine trois ans d'enseignement que je suis déjà lasse. Usée dès le début de carrière.
Vieille et réac à 35 ans. Une claque dans la gueule qui m'a secoué très profondément. D’habitude, quand l’un ou l’une des élèves me balance une vanne, j’affiche un sourire-souvent crispé - et me dis « Ne te fais pas déstabiliser. Continue. » Sauf qu’hier, je n’ai pas entendu cette petite voix qui me redonne toujours du tonus. Je n'ai plus rien à me dire.
Pourtant pas une classe très dure, contrairement à certaines de mes collègues. La pire des choses est de toujours se sentir transparente. La plupart passent leur temps à « doigter » leur I-Phone comme m’avait dit un élève. J’ai renoncé à les empêcher d’envoyer et de recevoir des textos. Un truc de leur génération ? Dans la salle des profs et ailleurs, le concert tactile cesse rarement. Même durant les réunions. Et j’ai aussi ma place dans ce concert. Partouze numérique à toute heure ?
Ces 25 élèves ne sont, ni plus ni moins, le reflet de notre société. Cette société, celle de nos parents, ancêtres, qu'on se passe comme une patate chaude ; à toi d'être bizuté. Ils nous ressemblent. Nous avons les mêmes réflexes et habitudes que ces ados. Rien, ni personne, ne pourra changer cette inévitable transformation des rapports humains. Mais peut-être que ces nouveaux outils ouvriront les portes d'un meilleur monde. Quoi que Gutenberg a permis la transmission du savoir sans réussir à enrayer la connerie humaine. Ça n'a pas empêché le pire. Des questions banales que toutes les innovations technologiques ne manquent pas de générer. Les modernes contre les anciens ? Un débat vieux comme le monde.
En attendant, outre de m’être sentie très vieille d’un coup, j’ai de plus en plus de mal à me sentir invisible. Ras le bol d'être une vitre mobile. Pas uniquement invisible que dans le regard de mes élèves absents assis dans ma salle de classe. Mais aussi dans celui de mes collègues, dans le métro, au supermarché, à la poste… Même mon mec a invité son nouveau IPhone à table. Nous faisons désormais couple à trois. Partout, les yeux ont perdu de leur présence. On ne me regarde plus. Je ne regarde plus. Une génération d’aveugles -paradoxalement gavés d’images - est en train d’éclore. Du gosse de trois ans au vieillard de 85 ans.
Combien croisez-vous de regards dans la journée ? Pas juste un coup d’œil rapide en vous tenant la porte du métro ou de la boulangerie. Un vrai regard, sans texto ou tweet en attente. Pas des yeux fuyants. Je dois avouer en croiser de moins en moins. Peut-être que mes yeux sont aussi en cavale que ceux dont je parle ?
Je cherche un homme, disait le philosophe. Aujourd’hui, j’ai envie de dire, je cherche un vrai regard. Il y en a. Suffit de plonger dans les yeux d’un fou, un ivrogne, un malade souffrant, un SDF, un vieillard qui n’a plus rien à cacher… Sinon, la plupart d’entre nous, sommes planqués derrière notre burqa numérique. Enveloppé dans la toile.
Au fond, peut-être que l’élève qui m’a traité de vieille, a raison. À mon âge, je suis déjà dans le « c’était mieux avant ». Une ringarde de 35 ans, agrégée de lettres. Déjà aigrie avant mes premiers cheveux blancs. Ça promet.
Ce matin, j’ai décidé de leur donner un cours autour de « La loi renseignement ». Des mois qu’ils me tannent pour que j’évoque le numérique. Faut être de notre temps m’dame, pas des trucs du 19 ème et ché pas quoi… Quelques-uns, renseignés par les journaux gratuits, sont inquiets du projet de loi sur le renseignement. Ils ont insisté pour que nous parlions. Leur souhait va être exaucé. Je vais leur parler du problème des écoutes et des dérives qui peuvent faire basculer la démocratie. Évoquer les libertés individuelles. Leur rappeler qu’ils pourraient être mis un jour à à poil numérique. Leur prochain devoir sur table ?
Comme d’habitude, ils rentrent en plusieurs petits paquets. Seul un ou deux élèves me saluent. Pour la majorité, je suis transparente. Après avoir fait l’appel, je leur explique le sujet des deux heures. La plupart semblent s’en foutre, déjà happés par le flux des textos. J’allume le projecteur et demande à une des élèves d’éteindre.
L’écran est blanc. Je reste silencieuse. Après une longue minute, un élève demande quand ça va commencer. Je reste muette. Le brouhaha débute. Je mets « L'homme moderne» à donfe comme ils disent. Plus aucun ne parle. Pour une fois, j'ai réussi à tout arrêter, les réduire au silence. Pas même le bruissement des doigts sur les claviers des mobiles.
La chanson s'arrête.
Une élève à la voix grave -qui ne m’a jamais adressé ni un mot ni une parole - me dit « ça se fait pas m’dame de faire des trucs commeça ». Je ne décroche pas un mot. Ils commencent à s’énerver et à dire que je ne les respecte pas, ils se plaindront… La tirade habituelle. Je m’approche de l’interrupteur et allume. Première fois que je ne suis pas transparente à leurs yeux. Ils me voient et me regardent sans un mot. J'ai fini par l'obtenir mon silence absolu.
Leur prof nue devant eux.