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« Les deux armes savaient combattre - tellement mieux que les hommes qui étaient ici leurs instruments - et elles combattirent bien cette nuit-là. Elles s'étaient cherchées longuement par les longs chemins de la province, et elles avaient fini par se rencontrer, alors que leurs gauchos n'étaient plus que poussière. Dans le sommeil de leur acier veillait une rancœur humaine. »
La rencontre, de Jorge Luis Borges
C’est mon opinion. Une expression que nous employons relativement souvent. Et la plupart du temps avec sincérité. En effet, c'est notre notre opinion, exprimée par écrit ou de vive voix. Mais, en grattant, on peut se rendre que ce n’est pas tout à fait le cas. Le « mon » n’est pas le sien. En tout cas, pas entièrement. La plupart du temps, notre opinion est le fruit d’une éducation. Familiale, scolaire, etc. Avec un héritage d’us et coutumes et d’une gestuelle. Puis par la suite, une part d’éducation de la presse. Celle dont nous nous alimentons plus ou moins au quotidien. Qu’il s’agisse de presse papier, sur écran ou à la radio. Pour la majorité d’entre nous.
Parfois, on se met à polémiquer autour de tel ou tel sujet. Sauf si on a réussi à évacuer ceux fâchent. Une tâche quasi impossible en notre époque de susceptibilités et certitudes de tout bord. Avec planqués à chaque coin de phrase des anathèmes ( accusations - vraies ou fausses - de ceci ou cela) prêts à bondir et détruire le dialogue en chantier. Une polémique se déroulant avec des proches ou des inconnus rencontrés ici ou là. Persuadés que nos arguments sont les nôtres. Et qu’en face, notre interlocuteur, voire adversaire verbal, argumente avec ses propres mots et idées. Les uns et les autres échangeant avec sincérité. Comme dans nombre de conversations.
Avec une parole qui circule plus ou moins bien. Quand chaque participant et participante à la conversation peut donner son opinion. Rares celles et ceux n’aimant pas donner leur point de vue. Que ce soit à travers la voix orale ou écrite. Nous sommes nombreux à partager notre regard sur le monde. En espérant bien souvent qu’il sera le plus original et considéré comme un apport pertinent au débat en cours. Ce genre d’échanges ne date pas d’aujourd’hui. Mais sans doute sont-ils accentués et facilités par l’outil numérique. Une facilité générant des débordements et embouteillage des réactions à chaud. Une époque malade de sa course aux commentaires ? Une question à se poser avant de donner son point de vue; pas toujours aussi intéressant que ne le croit notre petit ego. Et d'ailleurs toujours la même question: sommes-nous si sûrs de donner réellement notre opinion ?
Pour ma part, je ne crois pas. Une part de mon histoire reste sous influence. À travers mes propos, je sais que d’autres parlent. Les voix de Papa, Maman, ses profs, son psy, son curé, son imam, son rabbin, son coach, son gourou politique, son entre-soi… Guère un scoop. Nous vivons tous sous influence de voix d’hier et d’aujourd’hui. Des paroles extérieures qui nous habitent. Rien de plus naturel ; c’est une réalité aussi vieille que le verbe. Des influences plus ou moins positives pour sa trajectoire. Intervenant quasiment depuis nos premiers pas. Certaines sont désastreuses et pouvant détruire une histoire. Et d’autres influences ouvrant sur l’autre et le monde. Souvent, celles-ci son élégantes. Et mâtinées de doute.
Avec dans de nombreux cas, une forme de soumission à une parole dite d’autorité. Elle est le plus souvent issue de cravatés parlant sous les ors de la République ou dans le poste radio ou désormais écran. Des sortes de démiurges de micro et caméras. Toutefois, nous n’y sommes pas tous assujettis de la même manière à cette parole. Certains individus sont plus libres que d’autres. Avec des filtres plus puissants pour tamiser ces voix. Et en faire le tri. De plus en plus difficile avec une info quasi en continu.
Et la première de nos sources de potentielle influence. Aujourd’hui, nous avons un très large choix pour s’informer. Et tant mieux. Une multitude de voix nous parlant de notre époque et du monde. Dont celles que nous avons choisies Même si pour certains, il n’y a pas le choix, pour des raisons diverses. En règle générale, chacun et chacune reste plutôt fidèle à ses sources d’informations. Même en commentant parfois des infidélités. Mais, dans l’ensemble, nous avons nos habitudes. Des voix que nous avons l’habitude d’écouter et de lire. En quelque sorte nos « médias pantoufles ».
Les miennes sont celles du « bobo moyen ». Mediapart, le Monde, Libé, France Inter, France Culture, etc. La plupart des gens que je fréquente ont les mêmes sources d’information. Des clones culturels. Comme d’autres avec certaines télés critiquées à juste titre. Toutefois depuis bien longtemps, je me contrains à lire une presse à l’opposé de mes convictions. Voir regarder des télés diffuseuses de haine et division. Me salir les mains et avoir la nausée, comme ironisait le grand Pierre Desproges. Pour aller prendre l’air d’opinions très différentes des miennes. Persuadé que ce grand écart me permettrait de ne pas être assujetti qu’à une seule ligne. Un total leurre. D’une part, parce que je reviens toujours à mes « médias pantoufle ». Pour reprendre mon menu quotidien. Ma dose d'influence ?
Indéniable que ma voix n’est pas la mienne. Disons pas autant que je le crois et le souhaiterais. D’autres voix se glissent dans ma parole. Celles d’une éducation familiale, scolaire, des rues du quartier, des bibliothèques, des librairies, des bistrots, de rencontres, etc. Mais aussi d’autres voix au quotidien. Lesquelles ? Le dernier article que je viens de lire, telle ou telle émission de radio ou de télé. Au moment où je polémique, certains mots et pensées ne sont pas les miennes. Et sans doute le même phénomène pour la personne dans le frottements d’idées en face de moi. Chargée de ses voix. Avons-nous choisi le sujet de notre échange?
La plupart du temps, il nous est imposé. Nous échangeons avec plus ou moins de véhémence autour d’un sujet qui tourne en boucle sur nos écrans.. Difficile d’être imperméable au buzz. Un des nombreux « marronniers éphémères » de la presse pour cacher la forêt de sujets plus urgents à traiter ? Si la presse n’avait pas mis en une ce sujet, nous parlerions de la pluie, du beau temps, et de tout le reste qui n’est que littérature. Chacun ou chacune débitant ce qu'elle vient de lire ou d'entendre. Nos positions sont le plus souvent influencées par nos sources d’informations. Notamment avec leur angle de vue et interprétation à chaud de l'actualité. Par flemme intellectuelle ou parce que submergés par les infos, on fait confiance à nos sources habituelles. Sans chercher à creuse plus. Qu'il s'agisse de sujets de fond ou du buzz ricochant d'écran en écran.
Comment se libérer le plus possible de ces voix quotidiennes ? Le plus simple serait de ne plus s’informer. Plus du tout d’informations, plus de voix qui vous pousse à penser dans tel ou tel sens. Libéré d’un fil au cerveau. Avec la certitude que ce qu’on pense et dit n’est pas passée auparavant par une salle de rédaction. Pas les phrases d’autres. Mais nos mots. Néanmoins, ne pas s’informer, c'est aussi une façon de sombrer dans une forme d’indifférence du monde et de l’autre. Et laisser la parole à certains qui voudraient qu’il n’y ait qu’une seule source d’information. Pour faire court : les ennemis de la démocratie. Et de nos jours, ils sont nombreux.
L’information libre reste un barrage contre les « voleurs de démocratie ». Guère un hasard sur les voleurs de démocratie veulent la museler. La liberté d’informer et de s’informer est indispensable. Pour ne pas dire essentielle. La majorité d'entre nous très satisfaits de pouvoir accéder à l'information dans son acception la plus large. Nos fenêtres sur siècle. Même s’il me semble important de rester critique par rapport à nos sources d’informations. Personne n’est pur. Chaque être a une ou des arrières-pensées. Pourquoi les journalistes seraient des êtres purs. Pareil pour les politiques, les profs, les psys, les religieux… Des individus imparfaits comme nous le sommes toutes et tous. Avec des zones d'ombre. Et donc critiquables.
Complexe de s’informer en restant vigilant. La vigilance pas contre la presse que nous détestons. La relation me semble beaucoup plus simple avec elle. Le problème est la presse à laquelle nous sommes fidèles. Celles dont nous sommes en quelque sorte les petits télégraphistes et ambassadeurs. Notamment à travers certaines de nos conversations polémiques. « Si si, c’est vrai, ils l’ont dit sur…ou je l’ai lu sur… ». J’entends souvent ce genre de formule. Comme si notre radio ou canard préféré ne pouvait pas se tromper. Voire mentir. Un jour, j’ai prononcé cette même formule à propos d’une info. Avec la certitude et le manque de recul que je reproche à d’autres. Assujetti à la Radio voix de mon maître.
Nul n’est à l’abri de sombrer dans ce genre d’idolâtrie. Pas que des midinettes de Radio nostalgie. Il y a aussi des midinettes de France Culture. Sa phrase avait jeté un froid. C’était une vieille femme attablée devant son thé. Son look grande bourgeoise tranchait avec le bistrot. Sa phrase balancée, elle se replongea dans sa lecture. À qui s’adressaient ses propos ? À nous : une brochette de nanas et mecs sentencieux au comptoir. Sûr de détenir la vraie vérité et être au-dessus de la plèbe manipulés par la télé. Des coqs et des poules étalant leur référence. Cette femme venait de temps en temps boire son verre. Elle était toujours seule. Balançant un bonjour avant de s’asseoir et de se plonger dans sa lecture. Je ne lui ai jamais adressé la parole. Mais sa phrase m’accompagne.
Comment échapper à ce genre d’enfermement volontaire ? Pas facile du tout. Et pas uniquement à propos de nos médias préférés. Nombre d’encartés politique – de tout bord - avalant des couleuvres pour ne pas déplaire à la ligne dominante. Pareil dans des associations ou entreprises privées. Dans une rédaction, il faut suivre la ligne éditoriale. En réalité, très rare les individus échappant à une pensée courbant l’échine. Par peur d’une exclusion ? Trop bien dans ses « médias pantoufle » pour les remettre en cause. Sans doute plusieurs raisons mêlées. Personne ne peut échapper à cette pensée qui ne pense plus vraiment ? Si. Mais un chantier à temps complet.
Toutes sortes de cerveaux y parviennent. Et dans tous les milieux et corporations. Certains et certaines en ruant dans les brancards, d’autres sans grand bruit. Mais tous et toutes ont un point en commun : le refus de l’obéissance aveugle à une ligne. Quelle qu'elle soit. Des hommes et des femmes refusent de penser, vivre, au pas de la voix d’autres. Qu’elles soient des médias, des politiques, des religions, etc. Qui sont ces hommes et des femmes ? Des personnalités publiques (souvent des poètes et autres artistes). Mais aussi des inconnus refusant d’être les commerciaux d’une ligne de pensée. Ne prenant pas pour argent comptant ce qu'ils écoutent, voient, et lisent. Des êtres travaillant le muscle de leur esprit critique ?
Donner un nom ? Mettre en avant des hommes, des femmes, d’autres genres, qui essayent de vivre, penser, rêver hors-ligne. Certaines et certains sont connus et d’autres pas du tout. Dans des pays en guerre ou en paix. Du coin de sa rue à l’autre partie du globe. Privilégier des femmes ? Évoquer la résistance mentale ( et physique en certains territoires du monde) dans tel ou tel pays ? Sans doute que mon choix serait influencé par mes sources d’informations mettant la focale sur certaines populations et événements. Je préfère laisser parler l’instinct et citer le premier nom revenu en mémoire. Pourquoi lui ? Je n’ai pas de réponse.
Son histoire est soudain remontée à la surface en écrivant ce billet. Cela dit, je pense de loin en loin à cet homme. Et à d’autres comme lui. Ainsi que de nombreuses femmes ayant le même genre de courage. Partout sur la planète, des solitudes qui, contrairement à l’écriture de ce blog, ont mis ou mettent en danger leur vie en s’exprimant. Chacun de leurs propos pouvant leur apporter la mort. Cet homme a beaucoup mieux parlé que moi des êtres qui veulent vivre et penser avec leurs propres mots. Un poète condamné pour « parasitisme social ». Cet être libre qui ne voulait pas marcher dans la ligne, se nommait… Il se nomme toujours Joseph Brodsky.
Et présent avec ses mots :
« Je ne crois pas aux mouvements politiques. Je crois au mouvement personnel, ce mouvement de l'âme quand un homme qui se regarde a tellement honte qu'il essaie de faire une sorte de changement - en lui-même, pas à l'extérieur. »