Rien à foutre sur mon territoire! Je suis sortie du camion avec Lola. 45 kgs de muscles et une tonne de pression dans la gueule ça calme les mecs. Pourtant Lola est pas très méchante. Beaucoup moins que sa maîtresse. Toutes les deux, à force d'avoir pris des coups, on préfère montrer les dents. Prendre de l’avance sur le pire qui finit toujours par arriver. Ce con a intérêt à dégager très vite.
C’est un mec d’une trentaine d'années. Il porte un gros sac à dos. Ses joues sont creusées, tapissées d’une barbe de plusieurs jours. Ses fringues sont vraiment dégueulasses ! Insupportables les mecs et les nanas qui se laissent aller. Pas parce que t’es à la rue ou dans la merde que t’es obligé d’être crade. Dommage parce que c’est un beau gosse. A une autre époque, j’en aurais bien fait mon quatre heures. Plus de mon âge ce genre d'histoire. Jamais je serai une couguar. Et on est jamais mieux servi que par soi-même... Je lui demande ce qu’il veut. Il me regarde sans un mot.
Ses yeux, enfoncés dans les orbites, me foutent la trouille. J'ai presque l’impression de voir un mort vivant. Plus aucune lumière dans le regard. Il est vachement maigre. Combien de temps sans avoir dormi et bouffé ? Malgré sa situation, il fait un effort pour se tenir droit. Assurer un peu. Il grimace un sourire. Bel effort mais son camouflage marche pas du tout. Ce mec est vraiment très mal en point. Mais pas que ça à foutre, moi ! Je lui repose la question. Il me répond toujours pas. Assez perdu de temps avec lui. Je lui fais signe de dégager en montrant Lola.
Il secoue la tête et se laisse tomber sur le sol. Pourquoi y se casse pas de chez moi ? Il aura rien avec moi. Que dalle. Le voilà qui se met à chialer comme un gosse. Quelle merde de me taper un migrant au réveil. En plus, avant mon premier café. Ca y est, je sens que je suis de mauvaise humeur. Un mardi qui commence super mal. Mon horoscope radio a tout faux. Ça sent la journée de merde.
Quand même pas le jeter comme ça. Je lui demande de repasser derrière un bosquet qui me sert un peu de frontière et lui demande de m’attendre. Pas facile de parler avec les mains de bon matin. Mais il a compris et y va. Je lui apporte un bol de café. Choukrane ! Choukrane! Ça va mec, n’en fais pas trop : t’auras rien d’autre. Ni mon cul, ni à bouffer. Après ton café, tu tailles la route avec ton sac de malheurs. Moi aussi, le mien est bien chargé. Pas prendre le tien en plus chez moi. Chacun ses merdes, mec. Plus indulgente avec une migrante ? Qui sait ? Moi, je fais plus du confiance aux hommes. Définitivement.
D’autres femmes battues finissent peu à par arriver à se guérir de la haine des hommes. Ne pas tous les mettre dans le même sac. Pas moi. C’est comme ça. J'ai même coupé avec mes fils. L’aîné doit avoir le même âge que lui en face de moi. Première chose à laquelle j’ai pensé en le voyant débarquer. Ça me fait bizarre de repenser d'un coup à mes fils. Pour moi, c'est l'histoire d'une autre, plus la mienne. Cette arrivée matinale me fout dans un drôle d'état. Très mauvais pour moi de relâcher la garde. Mais cette sensation est plus forte que moi. Plein de questions m'envahissent.
Comme si le destin m'avait envoyé en chair et en os les fantômes que je fuis depuis si longtemps. Me rappeler que j'arriverai jamais à les semer. Des conneries de psycho-généalogie à la con des journaux. Le passé c'est le passé. En tout cas, pas moi qui vais l’accueillir ce migrant, ni un autre. Paraît que Cantona et des artistes pétés de thunes sont prêts à en accueillir. Que ce mac aille toquer à la porte de ceux qui ont tous ce qui faut. Moi, j’ai rien, et j’y tiens. Qu’est-ce qu’il fout ! Il s’assoit par terre. Faut que je le jette très vite, avant qu'il s'incruste. Y a pas écrit Jésus sur mon front.
Lola s’allonge à côté du mec. Jamais je l'ai vu faire ça avec un inconnu. Je la siffle pour qu’elle vienne. Incroyable ! Elle bouge pas. Je passe de l’autre côté du bosquet. Lola pose sa tête sur sa cuisse. Il se met à la caresser. J’ai le ventre noué. Complètement déstabilisée par cette scène. Un truc pourtant banal qu'un mec caressant une chienne. Mais, d’un seul coup, j’ai l’impression que cet instant me lave de toutes les merdes que j’ai vécues. Ce mec paumé, ballotté sur les mers, ne sachant pas un mot de français, parle avec ses mains dégueulasses à une chienne. Comme si l’un et l’autre savaient qu’ils se ressemblaient. Lola et lui blessés par la vie. Deux fracassés qui se sont reconnus.
Pourquoi j’ai craqué ? J’en sais rien. Peut-être à cause de l’image de mes fils ? A cause du geste de Lola ? Je lui ai proposé de l’héberger dans mon camion. Cette fois, l'explication avec les mains est plus compliquée. Je suis obligée de lui mimer l'invite. Lola et moi on dort sur la couchette du haut et lui avec un matelas sur le sol du coin cuisine. Petit mon camion mais mieux que de pieuter dehors. Si ça lui plaît pas, je le retiens pas. Besoin de personne.
Tout s’est bien passé avec Youssef. Pourquoi j’écris cette histoire au présent alors que ça date de presque trois ans ? Ça me plait bien de tout mettre au présent sur mes carnets, comme si je le vis en même temps que je l’écris. A vrai dire, c’est parce que je suis pas très douée pour la concordance des temps. Pareil pour l'orthographe. Bref, nickel pendant quasi deux mois avec lui. J’étais un peu comme sa mère. Moi la nullarde à l’école j'ai même servi d’instit pour lui apprendre les quelques mots essentiels pour bien passer en France. Bonjour, merci, je voudrais une baguette, s’il vous plaît… Insistant sur les formules de politesse et le vouvoiement. La France est pas un pays où on rigole pas avec ces putains de codes. Propre sur soi et dire merci est un bon passeport. Je l'ai bien préparé pour vivre chez nous. Plutôt survivre.
Et ce salaud s’est barré un jour sans me prévenir. Même Lola était triste. Elle arrêtait pas de renifler le matelas sur lequel il dormait. Je l’aurais étranglé si je l’avais retrouvé. Une semaine après sa fuite, Lola et moi on a dû se barrer. Le proprio du terrain est venu avec les flics. Quelqu’un m’avait balancé que j’hébergeais un djihadiste dans mon camion. Les cons. Youssef aurait pas fait de mal à une mouche. Au contraire, trop gentil pour rester dans la rue. Mais ça reste un salaud, sans aucune reconnaissance. Un mec sans classe. J'ai vite oublié cette histoire.
Avant-hier, un mec s'approche de mon stand dans un vide-greniers où je me suis incrustée à l’arrache. Pour croûter, je récupère toutes sortes d'objets que je revends. Le mec c'est Youssef. Lola le reconnaît et lui fait une de ces fêtes. Et moi je commence à l’engueuler. Dégage de chez moi ! Je veux pas te voir, toi !Tout les gens se mettent à regarder vers nous. Vous êtes raciste, madame ! La nana qui m’a dit ça a le droit à une putain d’engueulade avant que je reprenne celle de Youssef. Il mate ses pompes comme un gosse. Ce salopard peut avoir honte. A un moment, je me suis arrêté de brailler. Il a essayé d’en placer une pour s'excuser. J’ai tiré Lola par le collier et je l’ai attachée derrière mon stand. La pauvre a pas compris ; jamais je l’attache. Youssef bouge pas. Je lui fais signe de se barrer. Il me prend le bras.
Quelle conne ! Il s’était pas barré comme un voleur comme je l'ai cru. Des flics l’avaient contrôlé et emmené en centre de rétention où il est resté pas mal de temps. Une asso s’est occupée de lui et a réussi à lui dégoter un statut de réfugié. La première chose qu’il a faite en sortant du centre était de revenir au camion. Pour trouver un terrain entièrement clôturé. Et à l’époque j’avais pas ce fil à la patte nommé portable. Youssef avait été jugé et condamné par contumace par moi. Heureusement que je suis pas juge ou ministre de l’Intérieur. Sans doute pire que les politiques que j’arrête pas de critiquer. Pas très classe de ma part. On va tous les trois au bistrot en face. Youssef m’offre le café.
Et le repas du soir chez lui. Quel changement en deux ans. D’abord la langue française. Sûr que Youssef, au rythme où il va, les concordances de temps il les saura très vite. Sans compter tout le reste. On dirait qu'il a toujours vécu chez nous. Il avait emménagé avec Marie rencontrée dans un square où elle déjeunait. Elle est informaticienne dans une boîte de travaux publics. Youssef, lui, bosse à mi-temps dans un garage. Un boulot qui lui va comme un gant. Super doué. Il m’avait remis le camion à neuf. Je le sens bizarre. Il arrête pas de se frotter les mains et de gigoter sur sa chaise. Je lui demande ce qui se passe. Quand Marie sort du salon, il me dit à voix basse qu’elle est enceinte. Je me répète mais j’aime pas les hommes. Encore moins quand ils jouent au papa. Le premier dans la liste est le père de mes gosses. Les mecs devraient juste tirer leur coup et se barrer pour le reste. On a pas besoin d’eux. Youssef sera-t-il un bon papa ? Pas mon problème.
C'est pas que je m’emmerde mais j’ai une journée de boulot dans les jambes. Et j’ai de la route demain. Envie de changer d’air, quitter le coin. J’aime pas végéter trop longtemps quelque part. Je me lève. Il secoue la tête avec un air mécontent. Tu vas dormir ici. On a une chambre d’ami. Marie est d’accord aussi. Je souris et secoue la tête. Tu seras mieux que dans ton camion. Mon refus le vexe beaucoup. Quand je lui explique que je veux plus avoir de toit de maison sur la tête, il est complètement décontenancé. Et y a de quoi l'être pour lui qui rêvait que d'un toit et de papiers. Sans doute doit-il se dire que je suis un peu fêlée. Et il a pas tout à fait tort. Mais hors de question que je dorme chez eux. Ni chez quelqu'un d'autre.
Sur le seuil de chez lui, Youssef me prend dans ses bras. Je suis un peu raide. Des années qu’un mec m’a pas approché si près. Mes poings se ferment. Marie me demande d’être la marraine du futur gamin. Que répondre ? Déjà un paquet de galères comme mère. Faut que je réponde oui ou merde. Je vais leur dire qu'ils s’adressent pas du tout à la bonne personne. Refuser sans les vexer. Ca a l'air si important pour eux deux. Avant d'être né, ce gosse commence par un refus. Pas le premier, ni le dernier dans sa vie. Une marraine migrante ça vous dérange pas ? Youssef se marre. Première fois que je le vois rire.
Allongée dans le camion, je repense à cette soirée. Un moment minuscule mais qui a fait le maximum comme dans la pub de mon enfance. De voir ces deux ensemble, si différents sur plein de plans, ça m'a réconcilié un peu avec le genre humain. J'en sais rien si leur histoire durera mais, en les voyant, on se dit que c'est possible. Tous les terriens sont pas que des fumiers et des salauds. Même si, au fond de moi, je sais que je ferai plus jamais confiance. A personne. Faudrait effacer tout et repartir à zéro. Beaucoup de comptes à régler avec mes fantômes avant de m’occuper du reste. Et trop tard pour aimer à nouveau les hommes.
Peut-être dans une autre vie ?