Je ferme le manuscrit et commande un troisième café. Guère envie de bosser sur cette pièce. Je me méfie de ce genre d’envolées supposées être misanthropoétiques. Provocation sans fond, juste pour se faire mousser. Je n’ai pas rencontré l’auteur mais sa prose sent le cynisme facile. Haïr ses contemporains, rien de plus simple. Les rues fourmillent d’êtres haineux, jaloux et frustrés. Haïr avec talent c’est une autre paire de manches, pas à la portée de n’importe qui. Ce texte ne me plaît pas du tout. Refuser le rôle ? Cracher dans la soupe que certains aimeraient bien boire en ce moment, Plutôt eu la chance de tomber sur ce metteur en scène pour mon premier rôle en France. Ce pays quitté pendant trente ans, sans jamais y remettre les pieds. Avant mon retour depuis trois mois.
De roulottes en chambres d’hôtel, j’ai passé trois décennies avec plusieurs troupes de cirque et de théâtre de rues. Sans doute que la route aurait continué, sans l’arrivée d’un message sur l’adresse mail de ma dernière compagnie, à Mexico. Ma mère est morte et m’a laissé une maison dont j’ai claquée la porte à 18 ans. Pourquoi revenir m’y installer ? L’usure ou le syndrome du cimetière des vieux éléphant(e)s ? Pas encore assez réfléchi pour donner, s’il y en a une, la réponse. En tout cas, je suis bien : là. Boire des cafés en terrasse dans mon quartier d’enfance. Face à mon école maternelle.
Beaucoup de choses ont changé. Sauf la taille de mes pupilles, mon regard de gosse. Que ça me plaise ou pas, le « pays de mes premiers pas » n’est pas mon musée privé. S’il vous plaît, pas de bulldozers sur mes souvenirs de gosse. Une connerie. Après les miens, d’autres premiers pas. Et ça va continuer jusqu’à extinction de la race humaine. Même s’il y a eu nombre de changement, notamment sur l’aspect architectural, la population est toujours très diversifiée. Pas monotone pour les yeux. Sauf que les plus pauvres sont plus colorés que ceux de mon enfance, les plus riches, sans cravate de médecin ou de notaire (rare profession référencée par le kamasoutra), roulent à vélo et bossent pour la plupart dans l’audiovisuel ou les nouvelles technologies numériques. Ces deux populations différentes s’invitent-elle à domicile ? En tout cas, un endroit agréable.
A vrai dire, j’ai hésité à revenir. Guère joyeux ce qu’on lit et entend de l’étranger sur la France. Même les migrants, pourtant dans une urgence permanente, ne veulent pas échouer sur nos côtes. Rien à voir avec la patrie de ma mémoire, celles de mes copains et copines. Certes, tout n’allait pas bien dans le meilleur de la France. Les haines, petites et grandes, ne sont pas nées du dernier JT ou buzz sanglant. Malgré tout, la cohabitation, excepté les poussées de conneries et querelles de territoires, se déroulait plutôt pas trop mal. En tout cas, dans mes souvenirs. Alors qu’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il faut toujours montrer patte blanche. Prouver sans cesse son identité, sa marque de fabrique. Une sensation due à mon exil -choisi - très long ? Peut-être faut-il un peu de temps pour retrouver les clefs de ce pays, devenu quasiment étranger pour moi. Me ré-acclimater. France haut les(s) cœur(s) ?
Pour ma part, j’ai vu le jour dans la clinique qui se trouve toujours au bout de ma rue. Commode pour gagner ma première chambre. Mon père est née dans cette ville, ma mère vient de la campagne. Tous les deux ont vécu ici judsqu'à leur dernier souffle. Si je n’avais pas foutu le camp, fort probable je finisse enterrée avec eux au cimetière à deux kms de chez moi. Tout à proximité: de la naissance à la mort. Qui sait, à moins de me faire incinérer, j’y ferai mon dernier voyage. Naître ici, mourir ici…On peut dire que je suis d’ici. Une pure diciste.
Suis-je plus d'ici que cet africain accoudé à la fenêtre de son studio, cette femme voilée qui emmène ses deux gosses à l’école, où le patron de ce bar kabyle. Sûrement que lui, elle, d’autres de passage ou résidant ici, blancs ou pas, ont plus d’histoires – fraîches – que moi sur ce quartier. Ils peuvent me dévoiler des pans inconnus pour moi, de mon lieu de naissance où j’ai vécu 18 ans. Notre quartier, semblable et différent, à trente ans d’intervalle. Qui est véritablement plus d’ici ? Eux ou moi ? Lancer un concours des racines les plus profondes ? Quelle perte de temps. La pendule ne se pose pas ce genre de questions. Quelle est la couleur d'une seconde qui passe ?
A ce propos, suis-je un homme, une femme, blanc(he) noir(e), métisse, de confession juive, musulmane, catholique, athée, gay, hétéro, facho, coco, anar, riche, pauvre, en mini-jupe, en costard, voilée, marié(e), célibataire…. ? A part mon statu professionnel, la mort de ma mère, et le retour en France, vous ne savez pas autre chose sur la personne qui vous écrit. L’un des avantages de l’écriture sur l’image. Pas de délit de faciès ou autre ostracisme contre l’auteur(e) d’un courrier sans nom ni photo l’identifiant. Que des mots en guise d’identité. Rien que ces phrases entre nous deux. Je ne connais rien non plus de votre identité. Pas plus la couleur de vos pensées, ni du lieu où vous vivez. Peu importe. Pas le le plus important pour moi.
Bien sûr, je ne vous demande pas de m’aimer. Pas du genre à croire au pays des bisounours. L’antipathie est aussi une des cordes à mon arc. Parfois, je rêve d’assassiner certains de mes proches ou lointains. Toujours pour de bonnes raisons : les miennes. Mais jamais une détestation liée aux origines de celui ou de celle que j’ai envie d’étrangler. Plus d’une fois, j’ai dégainé le « sale con!» ou « sale conne ! ». Aimer son prochain. Pourquoi pas ; sauf quand je le déteste. Avec mon expérience voyageuse, je peux affirmer que la connerie pousse sous toutes les latitudes. Pas besoin de beaucoup l’arroser pour qu’elle foisonne. Surtout en période de boue et d’obscurantisme.
Trente années de vadrouille internationale offrent quelque peu de recul sur l’autre. Même si certains, paysans ou citadins n’ayant jamais quitté leur chantier d’enfance, peuvent aussi avoir le même regard. Partout sur la planète, chaque fois que quelqu’un me demandait d’où je venais, je n’avais pas envie de répondre : de France. Aucune aversion, ni amour particulier pour ce pays où ma mère m’ouvrit la porte de son ventre. Mais, sans vraiment me l’expliquer, j’aurais préféré dire : de mon quartier ». Donner le nom de ma rue et raconter ma «première vie ici. Mes marques se trouvent dans ce quartier, pas dans celui d’à côté, de l’autre côté de la place. Parler de la France à l’étranger m’était très difficile. Je la connais finalement très peu, à part les vacances en famille et quelques virées avec des copains. A bientôt 50 ans, j’ai décidé de me faire tout l’hexagone. Jouer la touriste dans mon pays natal. Régaler mon regard.
Mes racines, si vous les trouvez, gardez-les et faites-en ce que vous en voulez : un collier, un bracelet ou une guirlande sur votre sapin de Noël. Inutile de passer une annonce ou de les déposer aux objets perdus, je ne me déplacerai pas pour si peu, en tout cas pour moi. En plus, elles peuvent servir à quelqu’un d’autre qui en aura peut-être plus besoin que moi. Moi, je préfère l’horizon. Plus facile à transporter. Et personne ne peut planter un drapeau sur l'horizon. C’était la prose de Fredo, un voisin de mes parents. Sa maison était contiguë à la nôtre. Mes parents l’aimaient pas trop car il picolait comme un trou, fumait de l’herbe, et jouaient de la guitare électrique jusqu’à tard dans la nuit. Un dangereux hippie sur fauteuil roulant.
Moi, je m’entendais bien avec lui. Souvent, à la sortie du collège et du lycée, je passais le voir. On restait des heures à discuter. Jamais su vraiment ce qu’il avait fait comme métier. Parfois, je me disais que c’était peut-être un espion. Mais, au fond, peu importait qui il avait été ; seuls comptaient ces instant braconnés à la compta quotidienne. J’ai appris la guitare avec lui. Il me racontait ses nombreux voyages et me laissait choisir ce que je voulais dans sa bibliothèque, certains bouquins lus en cachette de mes parents. Fredo était ma deuxième école. Seul lui était au courant de la préparation de mon tour du monde. Juste laissé un mot à mes parents, dans notre boîte aux lettres.
Le jour de mon départ, Fredo a demandé à ce que je me penche très près de lui. Pas commode avec le sac à dos bourré à craquer. Jamais auparavant, je ne lui avais même ne serait-ce que serré la main. Ses bras autour de mes épaules continuent de me protéger. Puis, alors que j’étais sur le trottoir, il avait sifflé par la fenêtre avant d’aller décrocher sa guitare. Dernière fois que nous nous sommes vus. Est-il vivant ou mort ? Sans doute râlerait-il de voir sa Fender aussi mal entretenue. Rarement rencontré quelqu’un d’aussi maniaque que Fredo. Pas comme les nouveaux habitants de sa maison.
Femme ou homme ? De couleur noire ou blanche ? Des questions qui resteront en suspens. Chaque lectrice et lectrice interprétera ce texte à sa guise et, s’il a envie, se fera son histoire. Une autre histoire …. Comme moi, je me la fais en ce moment, à regarder les passants. C’est une de mes activités favorites. Prendre la température du monde avec le regard. Suivre des yeux des inconnus qui, dans un ballet quotidien, vont et viennent avant de céder leur place aux suivants attendant leur tour, pour se lancer sur la piste de danse. Moi aussi, je tirerai ma révérence. Place aux nouveaux regards.
La danse continue.