Votre courrier publié dans le Monde est poignant. Une lettre sincère, sans langue de bois. Même un athée jusqu’au bout des ongles comme moi est ému par votre déclaration fraternelle aux musulmans. Surtout qu’ils vont trinquer à cause d’une poignée de meurtriers assoifés de sang. Croyant venger le prophète, ils transforment le musulman lambda en cible. Une cible pour d’autres-identitaires- aussi décérébrés que les trois barbares du 7 janvier.
Vous avez tout à fait raison: se revendiquer de l’Islam ne fait pas de vous l’un de ses représentants. Certains se déguisent en employé du gaz, pompier ou flic, pour escroquer des personnes vulnérables. Des politiques, de tous bords, se revendiquent aussi de la démocratie pour ne défendre que leurs propres intérêts. On en a vu un récemment, marionnette pathétique, prêt à tout pour figurer sur la photo, se souciant nullement que d’autres, proches et familles des victimes bouffés de douleur, ne manifestaient pas dans l’espoir de grappiller un "quart d’heure de célébrité". Détournement lamentable d’un élan populaire.
Toutefois, un passage de votre lettre me pose question. Paradoxalement, il s’agit d’un de ceux qui m’a le plus ému ; proche des idées très intéressantes de Bernard Maris. Et où vous vous apostrophez les puissants. J’ai lu plusieurs fois ce paragraphe avant de m’adresser à vous. Important de se méfier de sa propre émotion face à de tels drames. Parfois sa tristesse mêlée de rage impuissante rend sourd à celle des autres. Et sentencieux.
« L’économie est au service de l’homme et non pas l’inverse. Faire du bien est le plus beau des profits. Chers puissants, vous avez des enfants ? Vous les aimez ? Que voulez-vous leur laisser ? Du pognon ? Pourquoi pas un monde plus juste ? C’est ce qui rendrait vos enfants les plus fiers de vous. ».
On ne peut qu’être d’accord avec vos mots reflétant bien la réalité actuelle. A notre époque de cynisme bankable comme valeur refuge, d’aucuns les trouveraient lénifiantes. Chacun sa lecture. Au-delà de ces mots, il y a celui qui les écrit. En l’occurrence un citoyen aux multiples casquettes et disposant d’une parole publique.
Malgré mon respect pour l’indignation de votre courrier, il me semble nécessaire de resituer le «lieu» de votre prise de parole. Producteur et cinéaste à succès, vous avez profité de ce pognon et des retombées économiques qu’il générait. Pourquoi, jamais -à ma connaissance- avant cette tragédie, on ne vous a entendu évoquer ce sujet de l’argent roi, de la recherche effrénée du profit sans morale? Quoi que le fric n'est pas toujours amorale et crade. Vous critiquez, à juste titre, les puissants. N’êtes-vous pas l’un de ces puissants ?
Qui rêve de RSA ou vivre dans un appartement pourri en bord de pérife ? Personne. Peut-être qu’à votre place, bien au chaud dans une sphère cajoleuse, n’importe qui d’entre nous aurait cédé aux sirènes et mis son indignation dans sa poche. Dis pas du mal des riches, on sait jamais ce qui peut arriver. » Même si elle peut paraître indécente à des lecteurs, votre colère contre la tyrannie du fric n'en est pas moins légitime. Et bienvenue.
Pourquoi alors pas une ligne sur la part de responsabilité de « Luc Besson, puissant économico-culturellement. Pas écrire des tonnes sur ce sujet, distiller simplement un peu d’autocritique. Notamment concernant votre très important poids dans la culture française. Et donc dans l’inconscient collectif.
Comme spectacteur, j’ai apprécié certains de vos films. D’autres beaucoup moins, ou pas du tout. Guère cinéphile, mon avis esthétique sur le cinéma n'est pas d'un grand intérêt. Mais je persite à penser que Taxi, l'un de vos succès, a été une catastrophe sur le plan sociétal. Surtout parmi les jeunes de banlieue qui l'encensèrent.
A l’époque, animateur jeunesse en Seine-Saint-Denis, je pouvais mesurer l'effet en direct que Taxi produisait sur les gosses. La plupart s’identifiait au personnage principal et à ses idées sur le monde ; si on peut nommer ça des idées. Bêtise, sexisme, culte du pognon …. Exactement tout que vous reprochez très sincèrement aux puissants de favoriser et proposer comme modèle de société. Et que le film véhicula à très grande vitesse dans nombre de têtes en construction.
Très vite, Samy Naceri était devenu un Dieu aux yeux de nombre de jeunes des quartiers populaires. Acteur et divinité aujourd’hui déchu. Pourtant, me semble-t-il, ce n’est pas un mauvais acteur ; un ami le compara à Mickey Rourke? Le héros de Taxi a fait lui aussi une sortie de route. Il aurait même, selon Thierry Ardisson, menacé violemment Salman Rushdie sur un plateau télé. Mécontent de la critique de l’Islam par l’auteur des «Versets sataniques». Pas le premier acteur à partir en vrille. D’autres tombent dans les bras de Poutine ou Marine. Le chauffeur du Taxi -le plus célèbre de France-reprendra-t-il le contrôle de son véhicule ?
Bien sûr, un film de fiction ne peut être accusé du décervelage d’une partie de la jeunesse. Mais conjugué à la téléréalité, la course au buzz des médias, le délitement des politiques, et d’autres facteurs que vous dénoncez, ce long métrage a apporté de l'eau à la dérive de la haine et connerie ambiante. Sans dédouaner ces barbares sanguinaires de leur responsabilité individuelle. Fort heureusement tous les jeunes spectateurs, bouffeurs de jeux vidéo, ne basculent pas dans l’ultra-violence. La barbarie n’a pas attendu l’arrivée d’Apple et des réseaux sociaux pour ensanglanter la planète. Ni de Taxi.
Force est de constater que ces bourreaux, gavés de Playstation, Scarface, Fast Coran, sont le produit de notre société. La vôtre, la mienne, la nôtre. Chacun, à son échelle, devrait s’interroger sur sa part de responsabilité en tant que citoyen. Pas uniquement la faute des politiques, journalistes…
Ces assassins, armés de Kalachnikov, sans empathie et équipés du cerveau de Nabila, ne nous sont pas étrangers. Pas d’une autre époque, ni débarqués de Mars. Ils fréquentent les écoles publiques, empruntent les transports en commun, pianotent sur des mobiles, roulent en scooter... Et parfois ils sont assis sur les bancs à côté de notre kiosque à journaux pris d'assaut. Cabu et les autres se seraient marrés à la vue de millions de "fidèles "alignés devant des kiosques.
Etre Charlie ou pas? Chacun son choix. L’une des leçons importantes à tirer de ce carnage est que, même si ça peut nous répugner, nous sommes aussi en partie ces putains de barbares. Nos semblables. Qu’avons-nous fait, plutôt négligés de faire collectivement et individuellement, pour laisser leur haine prospérer à proximité de notre p’tit confort démocratique ? De nombreuses questions en suspens.
Comment combattre ces monstres biberonnés à l'islam de contrebande et à la société du spectacle? Surtout éviter qu’ils ne fassent des émules. La question ne date pas du 7 janvier qui marquera néanmoins à jamais l’histoire de ce pays. Après ce massacre sans précédent, même les adeptes du tout répressif, mettent de l’eau dans leur venin et prennent conscience que, parmi toutes les autres actions à mener,l’Education et la Culture doivent remonter dans la hiérarchie des priorités.
Pas la culture occupant déjà le temps de cerveau disponible pour Coca. En proposer subtilement une autre « moins manipulatrice et plus éclairante ». Sans pour autant la mettre sur un piédestal, regarder de haut la culture populaire qui nous propose de belles œuvres. Populaire ne rime pas nécessairement avec primaire. Pourquoi pas essayer d’occuper plus de place que Coca dans les têtes? Priviligier " l'élitaire pour tous"à l'algorythme de recommandation?
A propos du populaire, les animateurs télé, très en vogue et plus écoutés que les enseignants, détiennent une des clefs de la solution. Leur influence sur la jeunesse peut être d’une aide bénéfique pour enrayer la spirale obscurantiste. «Touche pas à mon audimat» aura-t-il encore le dernier mot ?
A force de vider les cerveaux des plus fragiles (cons, auraient écrit les regrettés de Charlie-hebdo), l’obscurantisme les a peu à peu remplis. Bombes à retardement au coeur de la démocratie. Beaucoup de citoyens sur le terrain, pas vus à la télé, ni décorés, oeuvrent au quotidien pour les désamorcer. Notamment les enseignants- trop souvent méprisés - mais vers qui on se tourne depuis une dizaine de jours pour expliquer la vague de barbarie à leurs élèves. Leur tâche de plus en plus rude.
Cher Luc Besson, ces anonymes sont loin des puissants que vous asticotez avec raison dans votre déclaration d'amour à la jeunesse muslmane des banlieues. Moins de poids médiatique que vous et d'autres locataires du Who's Who . Mais sans eux, nous n'irons pas vers cette société que vous appelez sincèrement de vos vœux. Et qui sera sûrement encore imparfaite. Pourquoi alors perdre son temps dans un combat sans fin?
Parce que, jeunes et moins jeunes, athées, agnostiques, croyants, Jesuischarlie ou pas, tous ici et maintenant, nous en valons le coup. Et ce serait un beau cadeau à la mémoire des 17 morts et blessés du 7 janvier. Sans oublier de continuer de rire à rage déployée contre la connerie. Et vouloir du soleil. Le changement ce n'est pas maintenant.
C’est nous.
PS) Merci à Mathieu Kassovitz pour ses interrogations et doutes.