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Billet de blog 15 janvier 2025

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Notre île et les calculettes

Les mots ne guérissent pas. Même d’un mal de tête.Ils ne défendent pas non plus contre des attaques.Mais, quand il n’y a plus rien, nos mots sont là.Pour le présent et notre mémoire.Notre langue est une de nos racines.Comme le vol des oiseaux,nos rires,nos silences,nos colères,nos joies…La liste est très longue. Et je vais économiser nos mots. Notre langue bientôt une denrée rare?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                 Les mots ne guérissent pas. Même d’un mal de tête. Parfois, ils peuvent apaiser. Du baume sur nos souffrances. Les mots ne défendent pas non plus contre des attaques. Comme celle que mon île va subir. Une attaque orchestrée par une meute de calculettes aux dents longues. Les mots ne servent pas à grand chose face à toutes les barbaries. Qu'elles s'opèrent au non d'une religion ou du Dieu fric. Pourtant, quand il n’y a plus rien, nos mots sont là. Ultimes digues pour rester encore debout.  Des mots pour le présent et notre mémoire. Notre langue est une de nos racines. Comme le vol des oiseaux, nos rires, nos silences, nos colères, notre bêtise, nos mensonges, nos joies, nos corps se frottant… La liste est très longue. Et je vais économiser nos mots. Car ils vont devenir une denrée rare.

         Comme notre terre. Un regard carnassier s’est posé dessus. Celui d’un homme et son clan. Ils veulent s’approprier notre île. Pourquoi vouloir nous envahir plus ou moins violemment ? Parce que notre île dispose de terres dite rares. Avec dans le sous-sol des minerais dont les nouvelles technologies est très friandes. Du rare qui rime avec dollar. Mais pas uniquement avec cette devise. Du rare qui rime avec toutes les autres monnaies très puissantes. Avides autant que leur concurrent dollar. Notre île se trouve en plus au cœur d’un conflit géostratégique. D’autres calculettes carnassières, avec une autre langue et monnaie, ont annexé ou vont envahir des terres rares. Et sans défense contre de tels envahisseurs. Comme notre île.

         La lune n’est pas comme d’habitude. Elle semble me regarder. Son œil lumineux posé sur l’île. Comme si elle compatissait à notre douleur. Celle de tout un peuple. Ciblé par un regard dépeceur. Prêt à venir se servir ici. Comme dans un supermarché à ciel ouvert. Essorer notre île jusqu’à ce qu’elle n’ait plus rien à leur donner. Entre temps, ils auront dépecé notre langue et notre mémoire. Vidant notre présent. Jusqu’à ce que notre île n’ait plus de passé ni d’avenir. Un jour, ils repartiront. Quand la terre rare aura été entièrement vidée. Ils iront planter leurs crocs ailleurs. Transformant le monde en un tissu de mines à ciel ouvert. Et laissant dans leur sillage des vies en ruines

           Impuissance. C’est ce que je ressens. En plus d’ une infinie tristesse. J’essaye de le cacher. Pour qu’elle ne voie pas mon désarroi. Éviter de polluer son jeune regard. Jouer le jeu. Gagner du temps, encore un peu, pour qu’elle puisse profiter le plus longtemps possible d’une autre terre rare : l’enfance. Lui accorder encore le droit au rêve. Afficher un sourire en façade. La réveiller doucement pour qu’elle aille à l’école. Celle où j’ai été. Pour entre autres apprendre ma langue. Et aussi la sienne. Pour dire le ciel avec les mots d’ici. Et après avoir appris sa langue, ouvrir des fenêtres sur les autres. Et le monde avec toutes ses langues rares. Debout, mon cœur. Le jour s’est levé. Et il t’attend pour que tu joues avec lui. Je veux rester encore un peu au chaud. D’accord, mais pas longtemps. Sortir de sa chambre. Reprendre un café. Continue de faire semblant. Mais le sourire dégringole de la façade. Le cœur comme mon île. Solitude sous la poitrine du monde.

        Les calculettes ont très souvent le dernier mot. Je le sais. Nous le savons tous. Pas un jour sans la présence de ces calculettes. Parfois même se glissant dans notre intime. Elles sont omniprésentes dans nos histoires. Qui sont ces calculettes ? Certains de nos semblables. Sortis d’un ventre comme nous. Avant de se transformer  en mi-humain-mi-algorithme, élevés dans les écoles les plus prestigieuses de la planète, décident de ce qui a de la valeur ou non. Et toujours à la même aune : ce qui va leur rapporter à eux et à leur famille. Quand les chiffres n’ont pas le dernier mot, on utilise d’autres armes qui rapportent aussi, à l’industrie militaire. Rien ne se perd, tout se monnaie. Peu importe les dégâts humains, et sur les autres espèces et la flore. Les chiffres d’abord. Le gain du jour prioritaire sur tout le reste. Encore du radotage ? Oui. Le monde entier est au courant.

          Pourtant, ça continue. Ici et là. Partout où il a un profit potentiel. Aujourd’hui, notre île se trouve dans la cible des calculettes. Hier, c’était ailleurs. Demain, les calculettes se jetteront sur une autre proie. Elles entretiennent une veille permanente. Pour savoir quel est le prochain espace susceptible de rapporter gros. Un jour, elles n’auront plus rien à dépecer. La planète sera comme un cadavre en orbite. Avec les derniers charognards-calculettes accrochés dessus. Se disputant les restes de la dépouille planétaire. Pathétique danse macabre des calculettes sur la branche qu’ils sont sciée sous leurs semelles de luxe. Avant de disparaître eux aussi. Sur une terre où l’air sera devenu rare. Irrespirable même pour les calculettes.

         Une petite fille va se réveiller. Se lever. S’habiller. Déjeuner. Se débarbouiller le visage. Ses deux copines du village vont venir sonner à la porte. Bonne journée, mon cœur. Je vais l’embrasser sur la joue. Elle va traverser à pas rapides notre jardin. Pressée de rejoindre ses copines. Sans se douter que ce petit carré de terre attise les convoitises d’une poignée de puissants du monde. Trois petites filles vont se saluer sous le ciel d’ici. Loin – et tant mieux – de pouvoir imaginer que leur « aire d’enfance » va leur être volée. Raflée par des calculettes très loin d’ici. Un vol en bande organisée. Comme ce fut le cas ailleurs, avec d’autres populations. Le trio va se diriger vers l’école. Je vais les regarder s’éloigner. Enfin pouvoir lâcher mes larmes. Laisser fondre l’île sous ma poitrine. Celle de mon impuissance. Combat perdu d’avance contre les calculettes. Leur regard carnassier nous a déjà ciblés.

        Les calculettes lorgnent sur notre île. Elles ont déjà ouvert un chantier à distance.  Tout est déjà prêt pour organiser le dépeçage de notre île. Pourquoi des calculettes aussi puissantes veulent faire main basse sur notre île ? Uniquement parce qu’elle fait partie des terres dites rares de la planète. Un dépeçage pour alimenter les caisses de quelques-uns. Et le quotidien de la majorité des habitants du globe. Vider la chair de nôtre île pour nourrir les batteries des voitures électriques, alimenter les Smartphones, faire tourner les éoliennes, construire certaines armes militaires… Des têtes – les plus puissantes de la planète- pensent à ce marché qui va rapporter gros. Pendant que trois petites filles s’installent dans leur salle de classe. Sur une terre qui n’appartiendra plus à leur premiers pas. Ni à ceux de leurs ancêtres.Trois petite filles bientôt dépecées de leur enfance ?

          Et moi qui reste sans réaction. Une tasse de café fumante à la main devant la vitre de la cuisine. Mon Smartphone dans la poche, ma voiture électrique dans la garage. Plus tout les objets – tablettes et autres outils contemporains- très glouton en terre rare. Complice moi aussi des dépeceurs ? La réponse est oui. Pareil que ce duo de journalistes très sympathiques venus faire un reportage sur l’île. Envoyés pour enquêter par une revue écolo très diffusée sur la toile. Un déplacement lié au dépeçage annoncé de notre île par des calculettes très puissantes. Le duo a passé plusieurs semaines dans l’île. Avec notamment de longs moments avec les familles de notre village au cœur des terres rares. Recueillant les mots de notre colère et impuissance. Avant de partir, ils ont tenu à faire un selfie. Nous avons bien sûr accepté. Un sourire collectif désormais sur écran. Emporté dans l’avion les ramenant chez eux. Le sourire de la mort de notre île et du monde ?

            Les mots ne guérissent pas. Mes larmes non plus. Mais je n’ai plus qu’elles et eux. Des larmes et des mots face aux dépeceurs. Les vainqueurs du siècle. Leur victoire au fond de ma poche et dans le garage que je viens d’ouvrir. Dans quelques instants, ma voiture électrique m’emmènera au boulot. Autour de la machine à café, nous ferons circuler les images de notre week-end. Puis chacun chacune gagner son poste. Heureux ou malheureux de son rôle au quotidien. Mais dans tous les cas, chacune chacune englué dans la même toile. Acteurs et victimes de la machine à dépecer notre planète.  Des milliards d'individus pris au piège mondialisé. Comme notre île qui sera de moins en moins  vivante. Et de plus en plus exsangue. Vidée de ses entrailles. Que faire contre les dépeceurs ?

        Pas de réponse concrète. Juste mes larmes et mes mots. Et moi, tu penses à moi. La voix de ma fille me secoue. Et nous, tu penses à nous. Les voix en écho de ses deux copines. Plus celles de toute l’école. Toutes les voix de filles et garçons, autre genre, de tout le quartier. Et nous, ricoche dans tous les coins de l’île. Des voix viennent de l’océan. Et nous, fait le monde entier. Pas que des voix de gosses. Un cri mondial en toutes les langues rares. Que disent-elles ? Leur refus de se laisser dépecer. Même si, au fond, elles sont comme moi : impuissantes. Et complices au quotidien du dépeçage.

         Une raison pour ne pas réagir ? Chaque être fera comme il veut et peut. Pour ma fille et toutes les autres voix des langues rares, je ne vais pas abdiquer. Me battre avec mes petites armes. Ne serait qu’avec des mots impuissants. Sans doute qu’ils n’empêcheront pas le dépeçage programmé. Indéniable que les calculettes sont très fortes pour planifier leur colonisation de terres rares. Avec une armée de communicants pour expliquer que c’est pour le bien du monde. La grande force des calculettes est de voler sans jamais passer pour des voleuses. Leurs actes sont fort bien camouflés derrière un brouillard d'élément de langage. Avec force termes techniques et autres statistiques. Incritiquables puisqu’elles œuvrent soi disant pour le bien commun. Se taire face aux calculettes ? Le silence ne sera d’aucune utilité non plus. Alors, quitte à l’impuissance, autant parler. Et  faire vivre sa langue rare. Où qu’elle se trouve. Partout des langues rares. Celles de  notre « Île-Monde » à défendre.  Protéger tout ce qu'elle a de rare.

          Telle notre précieuse humanité.

NB : Une fiction inspirée de ce reportage sur les ondes de France Inter.  Un article qui peut aussi éclairer sur l’avenir du Groenland. Une île convoitée par une poignée de carnassiers. Des calculettes dépeçant  la planète entière pour toujours plus. Sans se soucier des habitants et de l'environnement.  Avec aussi une pollution des cœurs et des cerveaux. Les dépeceurs de notre espèce humaine ?

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