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Billet de blog 15 février 2015

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Le jour où je suis devenu un gros con de facho

Pas prêt de devenir un gros con de facho.Jusqu’à ce matin où je suis tombé dessus. Le choc. Malgré son état, je l’ai tout de suite reconnu. Incontournable. On aurait dit la carcasse d’un animal dépecé et abandonnée par un prédateur. Les salauds ! C'était Maman qui m'avait offert mon scooter.

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Illustration 1
© Marianne A

 " Il est des douleurs qui ont perdu la mémoire et qui ne se souviennent pas pourquoi elles sont douleurs."
Antonia Porchia

          Ce jour-là, je m’en souviens précisément. Même s’il y avait quelques signes précurseurs. À chaque femme voilée croisée dans la rue, j’avais une petite sensation de malaise. Impossible à définir. Les décapitations vues sur le Net me donnaient envie de gerber. Le massacre de Charlie Hebdo et de l’hyper Casher a été la goutte qui a fait déborder mon vase de tolérance. Ignoble barbarie en plein cœur d'une ville. Même si je tentais de me le cacher, cette tuerie généra chez moi une brusque poussée de haine de l'Islam. Ces salauds de djihadistes avaient tué Charlie ! Mais je m'étais raisonné et avais réussi à tenir bon. Ne pas céder aux amalgames. Certes, mon éducation et l’héritage de mes parents m’aidaient beaucoup à éviter les raccourcis.
Pas prêt de devenir un gros con de facho.
Jusqu’à ce matin où je suis tombé dessus. Le choc. Malgré son état, je l’ai tout de suite reconnu. Incontournable. On aurait dit la carcasse d’un animal dépecé et abandonnée par un prédateur. Les salauds !
Je retins mes larmes et partis bosser.
Mon scooter carbonisé à deux rues de chez moi. Les voleurs l’avaient brûlé entre deux immeubles du centre-ville. Passage que, depuis ce vol, je suis obligé d’emprunter pour rejoindre mon arrêt de bus. Un raccourci.
Bien sûr, il ne s’agit que de matériel. Aucun mort ou blessé comme dans les lâches attentats terroristes. Faut savoir relativiser. C'est vrai, mais ce scooter, j’y tenais. Pas simplement un moyen de locomotion.
Le scooter de Maman.
Une partie de son épargne était partie dans ce tas de ferraille encore fumant. Elle savait que j’en rêvais. Sans doute m’avait-elle vu plongé dans des magazines spécialisés en scooters. J'avais un deux-roues; pas celui dont je rêvais, trop cher pour mon salaire de smicard. Évidemment, je refusais qu’elle se ruine pour ça. Ma vieille bécane marchait bien.
Comme toujours quand elle voulait obtenir quelque chose, elle afficha un large sourire. Tu crois que je vais me servir de ce fric quand je vais rejoindre ton père, me dit-elle avant de changer de chaîne. Butée. Ce soir-là, je partis en colère de chez elle. Persuadé que son Parkinson la rendait de plus en plus dingue. Jamais plus elle n'évoqua cet achat.
Deux mois plus tard, je recevais un coup de fil de son garagiste. En bonne prolo, elle l’avait évidemment payé cash. Elle était à la fenêtre quand je me garais devant sa maison louée depuis plus de 40 ans. Son sourire malicieux effaça ma culpabilité. Son dernier cadeau.
Morte 10 jours plus tard devant sa télé.
Heureusement que je l’avais ce scooter. L’ancien vendu à un pote du quartier. Pas avec mon vieux tas de ferraille que j’aurais pu me taper 500 bornes sur des routes glacées. Y avait-elle pensé en me l’achetant ? Possible. Maîtresse femme, elle prévoyait toujours tout. Mon père était paumé sans elle. Et moi aussi aujourd'hui.
Je veux finir mon éternité là où tu sais, répétait-elle souvent. Sa dernière volonté m’emmerdait. Pourquoi pas disperser les cendres dans le jardin de sa maisonnette ou dans le parc de notre ville. Jamais fait les choses comme tout le monde. Une sacré originale Maman. Chiante, râlait Papa.
Disperser ses cendres dans un camping au bord de la mer. Son seul lieu de vacances. Combien de fois elle m’avait tanné avec cette idée. Je l'écoutais d'une oreille et oubliais de l'autre, persuadé d'une lubie qui lui passerait avec le temps. Je dois avouer que je n'y ai pas pensé à sa mort.
Sauf que, même morte, elle ne lâcha pas l'affaire. Pour être vraiment sûr que je le fasse, elle l’avait écrit noir sur blanc et glissé le bout de papier dans son portefeuille. À côté de notre photo tous les trois à la plage.
Bien sûr, hors saison, le camping était fermé. Un molosse me le rappela bruyamment. Faire le tour et passer par-dessus la grille ? Balancer les cendres dans la forêt ou dans l'eau ? Je préférais ces lieux à celui qu'elle m'avait imposé. Très glauque. Pour une fois, elle n'aurait pas gain de cause. Elle finirait dans les vagues. Je démarrai.
Un homme gueula de la fenêtre d’un bungalow.
« Couché Whisky ! »
L’homme s’approcha du grillage en boitillant.
_ Qu’est- ce que vous voulez ?
Il fronça les sourcils et ajouta :
_ T’as la même gueule que ton vieux.
Le gardien- devenu gérant- me connaissait depuis l’âge de 4 ans. Pendant 25 ans, mes parents venaient ici chaque mois d’août. Ce type faisait un peu partie de la famille. Un costaud bourru, jamais souriant. Quand je lui racontai le but de mon voyage, il se retourna et fit un geste pour s’essuyer les yeux. Encore un, secrètement amoureux de Maman ?

  L’urne dans mon sac à dos, je roulai lentement dans l’allée principale. Sur la droite, le secteur des mobile-homes disséminé sous une vaste pineraie avec piscine et terrain de tennis. On surnommait ces vacanciers les Mob, pour ne pas dire les riches. En fait, un peu moins pauvres que nous, mais persuadés de nous être supérieurs. L’été de mes douze ans, j’étais tombé amoureux d’une fille de Mob. Ses parents lui interdirent de me fréquenter. Mon premier chagrin d’amour. J’accélérais pour semer les souvenirs. Pas venu en pèlerinage.
  Première fois que je voyais l’espace dédié aux caravanes aussi vide. Et plongé dans le silence. Les carrés sombres sur l’herbe témoins du passage estival. Je m’arrêtais et coupais le contact. Très vite, je me dirigeais vers le lieu où mon père installait notre résidence secondaire amovible. Trop simple pour elle que je la disperse sous les arbres ou plus loin en contrebas, sur le sable des terrains de pétanque. Quelle folie ! Mais sa dernière volonté.
  Je vidai l’urne dans le barbecue. Le collectif. Celui des grandes fêtes. Autour de lui, ça buvait et parlait jusqu’à très tard. Mon père, quand le Pastaga prenait le dessus sur lui, s’énervait. D’abord, il évoquait son père résistant, porteur de valises, ses copains du FLN, et toutes les luttes issus de la Résistance. Puis il enchaînait sur ses combats à lui, au syndicat de l’usine, ses potes Momo et Rachid de l’atelier, ses coups de poings avec les fachos. Des histoires que je connaissais par cœur, les autres aussi autour du barbecue. Au fil de la soirée, tout se mélangeait dans sa tête ; la gauche la droite comme dans la chanson composée par Ferrat. Le vieux finissait toujours par entonner l’Internationale tandis que je le ramenais à la caravane. Son ronflement résonnait dans la caravane.
  Durant ces soirées, Maman, même si elle militait et partageait les mêmes idées que lui, s'éloignait toujours à un moment donné. Honte ou lassitude ? Départ toujours très discret. Elle préférait danser pieds nus sur le sable, devant la guinguette : seul lieu où tous les vacanciers du centre se côtoyaient. Micro boîte de nuit sous les étoiles. Une fois par semaine, les patrons du camping invitaient un groupe. Les paupières mi-closes, Maman ondulait son corps au rythme d’un accordéon ou d’une guitare. Absente et très belle. À plusieurs reprises, je l’ai vu disparaître plusieurs heures du côté des Mob. Jamais je n’en ai parlé à qui que ce soit.
  Mes plus beaux jours ici. Même s’il y avait des engueulades, rarement des bastons. Notre seul ennemi était les « toiles » reléguées au fin fond du camping. On ne pouvait pas se supporter. Pas comme nous. Le pire reproche était : « Ils bouffent par terre et n'ont même pas la télé. ». Maman m’interdisait de les fréquenter. Nos « arabes à nous » grommelait mon père, mécontent. Toutefois bien content de pouvoir dormir dans SA caravane. Un nerf de bœuf sous son lit au cas où.
  Malgré l’humidité du bois, le feu réussit à partir. Aux premières flammes, je jetais rapidement les cendres dans le barbecue. Sur la table métallique, je déposais mon Smartphone. Son sens de l’organisation jusqu’au bout, elle avait choisi sa Play-list. Presque une heure de musique débutant par « Warum ». Pourquoi je détestais ce tube ? Parce qu’elle dansait collée-serrée contre un inconnu, pendant que Papa repeignait le monde à coups de p'tit jaune.
  Le dernier slow de Maman au camping.
 Avant mon départ, le gardien m’offrit un verre dans son bungalow. La même odeur de clope et pastis de mon enfance. Il parlait toujours autant. Contrairement à mes vieux, lui avait viré sa cuti communiste. Ses ennemis n’étaient plus ces « salauds de riches » qui se gavaient sur la pauvre classe ouvrière et la manipulait. Mais ces salauds d’immigrés qui nous volaient les miettes que les riches daignaient néanmoins nous jeter. La confusion totale sous son crâne à la matière grisée par l’alcool. Jamais remis du plaquage de sa femme partie avec un vacancier à la Réunion. Pas un salaud, juste usé. Et plus fragiles que d'autres dans son cas.
  Assis face à la fenêtre, je promenai mon regard dehors. Un nuage s’approchait du camping. À ce moment-là, je sus exactement ce qui me restait de mes parents. Le silence et les colères de mon père. La force de caractère de Maman
  Et son scooter.
  Cerise sur le gâteau ; la « carcasse» est restée plus d’un mois à la même place. Chaque matin, en allant bosser, je passais devant. Idem pour le retour. Le ventre noué. Aucune preuve, mais fou de colère, je me persuadais que ce ne pouvait être que des types de la cité voisine. Pourquoi, en plus de l'avoir chouré, le brûler. Et le jeter à la vue de tous les passants. J'avais des envies de meurtre. Surtout en croisant des p'tits jeunes. Certain d'avoir affaire à l'un de mes voleurs.
  Au fil des jours, le scooter, le peu qu'il en restait, se dégradait de plus en plus. Une lente dégradation visible. Pas comme celle de mon cerveau.
  Sur le parking du supermarché, je restais toujours silencieux quelques minutes. Me débarrasser de l'image du scooter. Penser à autre chose avant de croiser les collègues. Maman bossa ici 32 ans. Moi depuis sept ans, dans les bureaux. De ma place, je vois les caissières sur l’écran de contrôle.
  Des mois que mon collègue, assis en face de moi, me tannait avec le « grand remplacement » et la perte de l’identité française. Il me proposait des lectures, de Finkielkraut à Zemmour en passant par les tracts du FN et embouteillait mon adresse mail de liens avec la fachosphère – un rayon très bien fourni. Il appréciait aussi beaucoup Alain Soral et Dieudonné. Chaque jour, il changeait de haine avec par ordre de « préférence » les Arabes, les Noirs, les Juifs, les Roms et les PD. Je l’envoyais chier gentiment. Pas à un fils de cocos, petit-fils de résistant, qu’il allait raconter de salades. Jamais je ne tomberai dans ce piège.
  Quand il a débarqué avec le badge « Je suis Charlie », j’ai blêmi. Très en colère. Que foutait-il avec mon enfance épinglé sur sa poitrine de facho ?
  À la maison, Pif était bien sûr la lecture religieuse du jeudi. Rahan, le Grêlé 7/13 qui me faisait pensait, Teddy Ted, l'Apache, et tous les autres héros de mon enfance. Mais, malgré les réticences de Maman, Charlie fit très vite son apparition. Cabu, Wolinski et les autres étaient mes autres instits; plus rigolos que certains de mon école.
  Mon collègue et moi sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Charlie entre nos deux poitrines. J’ai chialé comme un gosse. Chialer dans les bras du Facho.
  Je venais de passer de l’autre côté. Les cendres de mon grand-père et mes parents ont dû faire un double looping dans l’air. Un traître. Vivant, ils avaient déjà perdu beaucoup d'illusions. Morts, leur fils bradait le peu d'espoir et certitudes qui leur restaient. Et leurs rêves d'un monde plus juste.
  Une fois encore Maman me sauva. Plutôt une de ses copines. Françoise, magasinière retraitée, militante de toutes les causes, m’avait alpagué sur le marché. D’abord engueulé parce que je ne passais jamais la voir; je t'ai connu t'avais encore des couches, etc. Elle revisita les albums de famille. Puis, après m’avoir refourgué un exemplaire de l’Huma, elle me tanna pour que je me joigne à elle à la manif pour Charlie. Pas trop mon truc la foule, plutôt solitaire devant mes jeux sur PC et ma collection de maquettes. J'avais fini par abdiquer. Elle m'inonda de messages sur mon mobile pour que je n'oublie pas.
  Quelle joie ! Revoir tous les vieux potes de mes parents. Plus tout frais, mais avec une lueur irréductible dans les yeux. Cette lueur sincère de ceux qui, même s'ils croient plus au Loto qu'aux politiques, n'ont pas lâché leurs convictions. La naïveté comme dernière planche de salut ? Et moi, au milieu d'eux, ma pancarte « Je suis Charlie » à la main, je défilais avec deux fantômes.
  Avec ma vraie famille.
  Deux jours après, je tombais sur les restes de mon scooter.
  Et je craquais. Étrangement, ce tas de ferraille me fit basculer. Je n'arrive toujours pas à me l'expliquer. Irrationnel. Mon collègue n’était plus un « facho  raciste », juste un type souffrant et stigmatisé. Semblable à moi. Lui aussi est Charlie. Au fond, ce type que je détestais est proche de mes parents cocos, des « Mobs », du gardien du camping, même des Toiles… Dans la même galère quotidienne. Tous au bas de l'échelle.
  Et très éloignés des universitaires, politiques, peoples, qui nous enjoignent de ne pas sombrer entre les pattes de la bête immonde. Pas très efficaces puisque que nous sommes de plus en plus nombreux dans les urnes. Et certains nous traitent même de gros cons de fachos. Sans oublier racistes, islamophobes, xénophobes, antisémites, homophobes, beauf, pollueurs, sexistes.. Bref, des citoyens indignes de la démocratie. La totale. Tout ça en nous croisant de loin. Et très haut.
  Eux n’ont jamais vu le scooter de Maman.

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