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Quand viendra l’aube,
Les jeunes filles voudront s’enquérir d’elle :
« Où est-elle ? » La brute répondra : « Nous l’avons tuée.
Nāzik al-Malā'ika, poétesse irakienne
Un crâne centenaire et voilé. C'est une femme toujours vaillante. Et avec toute sa tête. Elle continue de vivre ici. Et ailleurs. Malgré son âge avancé, elle est souvent en voyage, entre ses deux parcelles de ciel. Ni les hommes, ni le temps n’ont réussi à la soumettre. Encore debout, dedans et dehors. Femme funambule sur un fil de plus en plus ténu. Elle sait que le temps finira par avoir le dernier mot. Même si certains de ses proches ont l’impression c’est une femme indestructible. Petit bout d’histoire ne pesant rien sur la balance du monde.
En attendant, cette femme avec son foulard (tissu coloré, car elle est restée coquette.) continue de regarder le monde. Et heureuse d'y être encore. Un regard sans ciller, ni baisser la tête. Même si, depuis quelque temps, elle subit une pression visuelle. De plus en plus regardée. Surtout depuis l'attentat contre Charlie. Elle ne l'a dit à personne mais elle a prié pour les gens du journal et les morts de l'hyper-casher. La pression des regards augmente à chaque nouvel attentat d'islamistes. Surtout quand ils se déroulent en Europe. Elle sait pourquoi on la regarde. C'est bien sûr à cause de son choix. Renouvelé chaque jour. Un choix noué autour de son visage.
Extrêmement voyant ? Non. Néanmoins déjà trop visible pour certains. Dont des gens se disant tolérant, adepte du droit à la différence, mais ne supportant pas qu’une femme refuse de montrer ses cheveux. C’est leur droit de ne pas apprécier, se dit-elle. Comprenant leur inquiétude à cause de toutes les images tournant en boucle sur les écrans. Peut-être qu’à leur place, elle aurait le même genre de réticences. Aucune réaction de sa part tant qu’il ne s’agit que de regards. Mais bon courage à celle ou celui qui se permettra de lui dire que ce n’est pas son choix. La vieille lionne a encore des dents.
Et elle garde sa lucidité. Pas à elle qu’on la fera. Même sans avoir été à l’école, elle sait lire le monde. Notamment les yeux des hommes. Les bons et les mauvais. Un simple coup d’œil lui suffit pour sentir la personne en face d’elle. Son instinct l’a rarement trahi. Au fil de sa très longue histoire de femme, elle en a croisé des salauds (comme ça qu’elle les nomme ) contraignant des femmes à être voilées. Et cherchant à les écraser. Bien souvent, les mêmes qui propagent haine et division. Dont certains massacrent leurs semblables.
Chaque fois, son visage se crispe en évoquant les salauds. Avec une grande colère dans ses yeux accrochés à une toile de rides. Des voleurs de vie et de foi, s’énerve-t-elle en secouant la tête. Les rares qui ont essayé de l’intimider doivent avoir encore les traces sonores des insultes dans leurs oreilles. Repartant la tête basse et la queue entre les jambes après avoir croisé la vieille lionne. Elle n’a pas la moindre indulgence pour eux. Et leurs actes ignobles. Toutefois aussi en colère contre d’autres hommes et femmes. Pas de sa foi, ni de ses origines. Même si sa colère pour eux est moins forte que pour les salauds.
Ses yeux sombres se plantent en écho dans certains regards. Pas tous ceux qu’elles croisent lors de ses déplacements. La majorité des regards ne lui posent aucun souci. Sa réplique est uniquement adressée aux yeux qui sont - visiblement - agacés de sa présence. Parfois, avec des signes ostentatoires d’agacement ; ils ne peuvent réprimer un soupir ou un haussement d’épaules. Quelques-uns la dévisagent avec un air supérieur, sûr d'être du bon côté de la civilisation. Et les condescendants se disant «Ô la pauvre femme soumise ». Avec le temps, elle les a repérés. Même s’il lui arrive de se tromper et mal interpréter un regard. Certes pas mort de femme, relativise-t-elle. Mais plus envie de laisser couler. Au début, elle détournait les yeux. Plus maintenant.
Pas elle qui est regardée. Peu importe les traits de son visage, la couleur de des yeux, sa taille ou son poids. Elle pourrait être une autre. Que son foulard qui les intéresse. Un bout de tissu bon marché sur le crâne. Mais toujours choisi avec soin. Sans lui, elle serait invisible. Une passagère du quotidien comme toutes les autres. Avec lui, elle devient l’ennemi numéro 1 du pays. Peut-être même du monde et de l’humanité. Tu regardes mon foulard.. Moi aussi, je vais te regarder.. Elle ne baissera pas les yeux. Le monde sous le ciel lui appartient aussi. Refusant de raser les murs. Hors de question non plus de s’excuser de sa présence. Et de devoir se justifier ce qu’elle n’est pas.
Elle avance dans les rues de France. Vieille, femme aimant particulièrement faire ses courses aux supermarché : sa promenade. Malgré la tension ressentie, elle vit sans haine ; un sentiment qui ne lui est pas familier. Mais habitée par la colère. Surtout pour les salauds. En plus de salir et détruire, ils lui font honte. La contraignant à supporter certains regards dans l’espace public. Parmi ses yeux posés sur elles, certains rêvent-ils de lui arracher son voile ? Comme peut-être des ancêtres à eux l’ont fait dans le pays de ses premiers pas. Cachez ce foulard que je ne saurais voir… Ne voyant rien d’autre. Confinant toute son histoire dans un carré de tissu. Une femme qui se sent parfois coincée. Pris en tenaille entre les salauds et ses geôliers du regard. Fatiguée de ne pas pouvoir vivre incognito. Comme toutes les femmes de ce pays.
Mais ni les uns, ni les autres ne l’impressionnent. Même la mort ne lui fait pas peur. Ni son Dieu. Ce ne sont pas des êtres de chair et d’os qui l’inquiéteront. Pourquoi alors un nuage sombre traverse ses paupières ? Comme une irrépressible inquiétude. Pas pour elle, ni la petite fille au fond de son être. Toutes les deux n’ont plus rien à craindre. Mais la vieille femme est inquiète pour celles et ceux dans son sillage. Derrière son histoire effacée. Elle a peur pour ses enfants, ses petits enfants, ses arrière petit enfants. Inquiète aussi pour le monde en général. Et tous ses habitants et habitantes.
Une inquiétude pas uniquement pour les êtres de son sang. Ni que de sa foi. Elle pense aussi aux autres. La folie des hommes quand elle atteint l’un ou l’une de ses proches la touche plus que quand il s’agit d’inconnus. Le réflexe naturel de tout individu amputé d’un être cher. Néanmoins, elle conserve des larmes pour la souffrance de gens hors de son environnement, telle a douleur vue à travers les écrans. Elle a toujours une part d’empathie pour la souffrance d’inconnus, comme d’autres gardent une place à table. Quitter la vie ne lui fait aucun souci. Néanmoins attristée à l’idée de laisser derrière elle un chantier de désolation. Avec une pointe de culpabilité.
Sa colère sera pour lui. Il n’y échappera pas. Elle va lui demander des comptes. Et il a intérêt à lui répondre. Parce qu’elle ne le lâchera pas. D’abord avec une salve de questions. Où se trouvait-il quand le sang a coulé, depuis des siècles et des siècles ? Pourquoi n’est-il pas intervenu alors qu’il est tout puissant ? Qu’est-ce qu’il a fait pour aider les femmes écrasées par les hommes ? Elle va le presser de question. Considérant qu’il lui est redevable. Si longtemps qu’elle croit en lui. Du réveil au coucher. Même dans les pires moments, elle n’a pas perdu la foi. Fidèle contre vent et marées. Elle a préparé leur future rencontre. Un tête à tête qui risque d'être très houleux. Dieu mis en garde à vue par une vieille femme en colère ?
Un regard est posé sur elle. La vieille femme détourne discrètement les yeux. Nulle envie de dévoiler la marée montante entre ses paupières. Les larmes lui arrivent de plus en plus facilement. Même à la vue d’un oiseau mort. Depuis quelque temps, elle ne regarde plus la télé. Par peur de voir des images trop violentes. Elle, la dure, l’indomptable, se laisse aller à ce qu’elle a toujours considéré comme un luxe : le chagrin. Comme en ce moment, dans l’avion avec sa fille. Que deviendra-t-elle après sa mort ?
Ce n’est pas moi qui va décider pour ma fille. La réponse cinglante à la pression d’une de ses sœurs. Jamais elle n’a obligé sa fille à porter le voile. Ni à épouser sa foi. L’une et l’autre ne parlent jamais de ça. D’autres sujets prioritaires. Surtout depuis que la vieille femme penche vers son dernier souffle. De plus en plus de silences gênés entre elle. Parfois parlant fébrilement, une conversation décousue par peur de regretter de ne pas exprimé tel ou tel sentiment. Avec une culpabilité accentuée de part et d’autres quand elles s’engueulent. Toutefois, elle espère que sa fille a au moins un peu de foi. La même espérance pour tous les gens qu’elle aime.
Et tous les humains. Pour elle, les être sans religion sont condamnés à errer. Ne jamais avoir de repos. Une errance sans fin dans une solitude éternelle. Elle ne le souhaite même pas à son pire ennemi. Un reste de l’héritage de ses parents très pieux et adeptes de la compassion. Contrairement à eux, elle a toujours Interrogé sa foi. Parfois, les yeux levés au ciel, à se demander s’il était vraiment habité par celui à qui elle s’adressait au quotidien. Demander à sa fille si elle a la foi ? Une question qui ne se pose pas, se dit-elle. Mais espérant très fort que la réponse serait positive.
La mère et la filles sont très complices. Comme à l’instant à la sortie de l’aéroport. Elles n’ont pu réprimer leur rire en voyant un homme en costard sur une trottinette. Une mère et sa fille immobiles côte à côte sur le trottoir. Deux femmes du monde sous le même ciel de printemps. L’une avec un voile, l’autre les cheveux sur les épaules. Des milliards de regards sur elles. Sans critiquer l’une ou l’autre sur ce qu’elle est. Ni dedans, ni en apparence. Deux femmes uniques. Avec leur monde sous chaque poitrine et crâne.
Les étoiles ne jugent personne.
NB : Justifications pathétiques autour d’une fiction ? Oui. Mais désormais quasi incontournables. Surtout quand il s'agit de certains sujets. Toujours devoir se justifier de ne pas être ceci (...) ou cela(...). Pathético-triste aussi notre ère de pensée courte et d’anathèmes. Rappeler donc que je suis laïc, rajouter athée, contre le port du vol obligatoire, solidaire des femmes résistantes en Iran et ailleurs, respectueux de tous les cultes respectueux de la laïcité … D’autres justifications ? Préciser que je suis républicain. ?C'est fait. Autre chose à rajouter ? Non. Alors, c'est bon.
Merci de votre lecture.