Le maître d’hôtel me conduisit jusqu’à mon rang. L'intérieur du restaurant avec des baies vitrées donnait sur un parc. Nos pas résonnaient dans la vaste salle déserte. Sur chaque table étaient disposés des cartons d’invitation.
_ T’auras de bons pourliches et en plus des autographes. Que demande le peuple ?
Dès qu’il s’éloigna, je fis le tour de la salle pour lire chaque nom : que des patronymes connus de la télé et du cinéma. Je zappais d’une table à l’autre. La vedette de la soirée était Marc Parly. Un prix allait être décerné à ‘’ l' acteur au grand cœur ‘’ comme l’encensait la presse. Tel un catalogue de bonnes actions, le journaliste avait listé toutes les actions caritatives parrainées par l’acteur depuis 25 ans. Toujours disponible pour une bonne cause. L'acteur n'avait pas oublié ses origines modestes.
Pas comme ce salaud de Philippe !
La moitié de ma vie se mit brusquement à défiler en marche arrière. Déjà un quart de siècle que Philippe m’avait larguée ! Pour une paire de seins qui passaient par-là… Au retour du boulot, j’avais vu le mot sur le frigo. Sans doute des produit manquant à acheter aux prochaines courses. Je ne le lus que plus tard. Une courte phrase écrite au marqueur noir : Je te quitte. Le frigo doit encore se souvenir de mes larmes et violents coups de bottes.
Depuis, je suis comme un kleenex.
_ Josiane, fit le maître d’hôtel. Allez terminer la mise en place de votre rang.
A 19H15, Marc Parly descendit de l’avion en provenance de Paris. Il portait une casquette et des lunettes noires. Le pied à peine posé sur le tarmac, deux femmes et un garde du corps le réceptionnèrent. Ils le guidèrent jusqu’à une grosse berline. Sans un mot, il s’assit à l’arrière et poussa un soupir.
L’attachée de presse ne cessait de parler. Il ne décrocha pas un mot. Deux ou trois fois, elle s'arrêta et chercha son regard. En vain. Cigarette aux lèvre, il fixai la vitre fumée. Perdu dans ses pensées.
Son mobile sonna.
_ Allô !
_ C’est Max, tu as fait un bon voyage ?
Il fronça les sourcils.
_ Pas envie d’y aller.
_ C’est pas possible ! Tu sera le premier acteur à recevoir ce nouveau prix de Cannes.
_ Rien à foutre de ce putain de prix !
L’attachée de presse pâlit.
_ Mais…
_ Ca me gonfle tous ces trucs !
D’un geste sec, il coupa son mobile et fusilla du regard l’attachée de presse. Elle afficha un sourire crispé. L’homme qu’il venait de jeter était son agent. Et aussi son plus vieil ami.
Quelques mois déjà que le moral de Marc ne cessait de baisser. Son médecin y voyait les effets du surmenage. Marc savait qu’il s’agissait d’autre chose. Une brusque montée de lucidité. Les années de course à la gloire lui semblaient vaines, une gesticulation pour se sentir vivant. Rien de plus. Toutes ses mesquineries, trahisons et intrigues pour voir son nom en grandes lettres sur l’écran… Pour rien. Le tueur n’avait plus de dents. Même si le public l’adulait, Marc se sentait comme un pantin trimballé de plateau télé en festival. Un pantin gonflé de larmes qui, chaque nuit dans sa chambre d’hôtel, laissait glisser le masque à sourires. Tenter de repousser les démons à grand renfort d’alcool. Le doute lui avait mis le grappin dessus. Pourquoi ? Son cinquantième anniversaire ?
Virginie, sa dernière conquête- une très jeune comédienne férue de mystique tout terrain-, tenta de lui donner une explication : c’est l’enfant que tu trimballes en toi qui est encore insatisfait et veut autre chose. ‘’Qu’est-ce que tu veux que je fasse ! avait-il rétorqué. Que je le noie ce gosse ! ‘’ Depuis, Virginie, excédée par ses crises de colères et ses montées de violence, était allée exercer ses talents de psychologue dans d’autres bras.
Une phrase obsédait Marc, une phrase d’ado -très dépressif- griffonnée sur un cahier de collégien : je me suis tiré une balle dans la tête ; elle circule dans mon corps mais n’a pas encore trouvé son point d’impact. Quoi qu’il fasse, cette sentence écrite 34 ans auparavant revenait sans cesse à la charge et le minait.
_ Arrête-toi là.
Son chauffeur freina devant un bar-tabac.
_ Nous risquons d’être en retard, s’inquiéta l’attachée de presse. Je pense que vous serez mieux au bar de l'hôtel.
_ Tout le monde peut penser à ma place. Pas encore pisser.
Depuis mon arrivée, un commis ne cessait de faire des pitreries devant moi. Un beau gosse bourré d’humour qui rêvait de monter à Paris pour devenir acteur. Un doux rêveur sans collier. Malgré son jeune âge, il me plaisait beaucoup et j’avais l’impression de ne pas le laisser indifférent. Plusieurs serveuses, dont une brune très sexy, étaient prêtes à le croquer à la fin de leur service. Un extra pour une extra. Pas avec une vieille comme moi.
_ Josiane, on a pas le droit d’être triste comme ça quand on est vivante, fit-il avec un clin d’œil
Il avait tort. Même si mon visage portait par habitude un voile d’amertume, je n’étais pas triste pour autant. Au contraire ; jamais depuis des années, je n’avais ressenti un tel plaisir. Un grand bonheur. Plus l’esclave d’une histoire. Fini la soumission. Enfin devenir, pour reprendre les mots ressassés par l’assistante sociale qui s’occupait de mon surendettement : actrice de ma propre existence. 25 ans verrouillée de l’intérieur.
Bientôt libérée.
Je jetai un coup d’œil à ma montre et gagnai les vestiaires. Le service allait commencer. Je devais être prête.
Le tube de rouge à lèvres à la main, je restai un moment devant le miroir. Une femme me regardait ; elle n’avait pas envie de finir la nuit toute seule. Ni sa vie. Une femme avec encore de beaux restes. De beaux restes à faire réchauffer…
Ce 5 mars 75, un nommé Philippe Leroux avait détruit mes rêves de bonheur, cassé mon jouet. Brisé un couple et un petit garçon de six mois. Un lâche incapable de me regarder dans les yeux pour me jeter à la face : je te plaque Josiane. Je l’avais harcelé au téléphone des mois et des mois durant pour qu’il revienne mais, chaque fois, il m’avait envoyé paître en me disant que je n’en voulais qu’à son fric. Sa réussite sociale.
Trois mois après son départ, une voix de synthèse m’avait expliqué que le numéro de mon correspondant n’était plus attribué. Pendant des années, j’avais travaillé pour qu’il puisse se consacrer uniquement à ses projets et, jamais, je ne l’avais culpabilisé car il ne rentrait pas d’argent. Jamais. Orgueilleuse et têtue comme tous mes ancêtres bretons, j’avais décidé de m’en sortir seule et de le lui prouver. Pas besoin de son fric. Puis les années ont passé par là; Adrien a grandi sans père.
Et moi je me suis aigrie.
L’attachée de presse qui faisait les cent pas dans le hall de l’hôtel.
_ Qu’est-ce qu’il fout ? pesta l Quel emmerdeur !
_ C’est ça les stars, ricana le chauffeur. Elles sont pas sur les mêmes fuseaux horaires que nous.
Elle lui jeta un regard méprisant.
_ En quinze ans de carrière, j’ai jamais vu un type avec une grosse tête comme ça !
Pendant ce temps, Marc Parly fumait sur le balcon de sa chambre. La culpabilité s’était renforcée. Les images du passé cognaient de plus en plus fort à la porte. Tout se mélangeait.
Où se trouvait la balle tirée 34 ans plus tôt ?
Il finit par descendre dans le hall de l’hôtel.
_ Les journalistes vous attendent, s’empressa de dire l’attachée de presse. Ils ont hâte de vous voir.
_ Pas moi, grommela-t-il en poussant la porte tambour. Bon, on va le chercher ce putain de prix !
Parmi tous ces j’aimebeaucoupcequevousfaites qui ne cessaient de se léchouiller les joues et regarder dans la gamelle du voisin, je me sentais très mal à l’aise. Personne ne s’en rendit compte. D’ailleurs : qui aurait remarqué une extra ? Une marathonienne de plus de 50 ans cavalant, des assiettes à la main, entre la salle et la cuisine. Une femme qui avait passé son temps à baisser la tête. Encaisser les coups sans les rendre. Résignée. Une résignation transmise de mère en fille.
Juste un kleenex sachant tenir son rang.
A pas lents, je m’approchai de la table de l’invité d’honneur. Cachée derrière un pilier, il ne pouvait pas me voir. L’acteur au grand cœur n’avait pas l’air à la fête. Même derrière ses lunettes noires, on sentait qu’il faisait la gueule. Contrairement à tous les autres invités dégustant des vins à pedigree, il ne buvait que de la bière. De banals demi issus de la pompe. Il claquait des doigts pour commander. Sans un mot de remerciement à la serveuse. Personne n’osa lui en faire la remarque, une star a tous les droits; même de broyer du noir en pleine lumière. Quelle indécence !
A la fin du repas, ses pairs allaient l’honorer du prix "Tapis rouge coeur". Décerné pour la première fois. C'était un nouveau prix du festival de Cannes pour récompenser certains acteurs. Les acteurs engagés dans des causes humanitaires. Les recettes du dîner étaient entièrement reversées à une association caritative. Un moment très médiatisé.
Lui était plongé dans son passé.
_ Josiane, qu’est-ce que tu fous là ! s’écria le maître d’hôtel. Retourne à ton rang.
Le kleenex obtempéra. Mais dès que le maître d’hôtel s’éloigna, je me rapprochai encore plus près de la star. La serveuse en charge de sa table me lança un œil noir. Persuadée que je voulais lui sucrer son pourboire.
Au garde à vous derrière le passe plat, le commis me fixait. Il gratta sa main sur sa joue, impatient de terminer son service et larguer son costume de Pingouin. Je lui souris. A quand remontait mon dernier sourire ?
_ S’il vous plait !
Le moment tant attendu se présenta. La star me fit enfin un signe. Les yeux baissés, je me plantai devant elle et détaillai le carrelage. Très tendue.
_ Oui, mon… monsieur.
_ Une bière.
Sous le regard agacé de ma collègue, Je gagnai le comptoir et demandai au barman une pression pour l’invité d’honneur. ‘’ Avec ce qu’il s’enfile le père Parly,, j’aurais dû prévoir un fut de rechange.’’ Dès qu’il déposa le demi sur mon plateau, je retournai vers la salle. Aprèsun détour par les chiottes.
Acclamé par toute la salle debout, Marc Parly chaloupa vers l’estrade déjà chargée d’officiels. Ivre mort, il avait beaucoup de mal à marcher. Il ne réussit pas à monter. Un maître d’hôtel se précipita pour l’aider à grimper les quelques marches.
Le président arma son sourire avant de déclarer :
_ Cher Marc Parly, je suis très honoré de vous remettre ce grand prix qui, dans la famille du cinéma, est le plus important. Vous qui, à travers de nombreux rôles, avez su incarner…
Soudain, Marc lui arracha le micro des mains. Il ôta ses lunettes. Ses yeux étaient rougis par l’alcool. Deux poches vides.
_ Trêve de blabla ! Merci pour ce prix mais…Je tiens à vous dire, bafouilla-t-il avec l’index tremblotant. Ce titre ne récompense pas que moi.
Un applaudissement l’interrompit.
_ Je vous vois venir, reprit-il avec un sourire cynique. Non, ce prix… je ne le partagerai pas avec quelqu’un du milieu. Un milieu de dents longues comme moi. Sans scrupules. Et nous les stars sommes entourées de cireurs de pompes comme vous tous dans cette salle. D’ailleurs, j’ai plus besoin de m’acheter de cirage. Regardez comme elles brillent.
Il s’agrippa à la femme du maire. Elle grimaça un sourire gêné en essayant de se tenir droite. Il souleva son pied.
La salle était plongée dans le silence. Même les serveurs et cuisiniers avaient cessé leurs activités pour écouter les délires éthyliques de Marc Parly. Pastoche de cracher dans la soupe quand on la boit à la louche ! s’énerva le jeune commis. Lui aurait tué tout son arbre généalogique pour être à la place de la star.
Le président du jury tenta de reprendre le micro.
_ Mon cher Marc, je… Vous avez un sacré sens de l’humour qui….
_ Garde ton cher dans ta poche, mon cher… Et je n’ai pas d’humour : que de la haine contre le monde entier. Vous m'aimez parce que je suis un acteur au grand coeur. Un homme qui a su rester simple. Du bidon, tout ça. Les Restos du coeur, les pièces jaunes, le Téléthon, SOS racisme, les femmes battues, les sans papiers... Tout ça c'était juste pour mon image. L'acteur issu du peuple qui n'oublie pas ses origines est très vendeur. Mon agent a beaucoup misé sur mes origines prolos. Une belle image pour toucher le coeur des français moyens. Un jour, je vous raconterai comment, entre nous au restau, on imite les sans dents et les handicapés après les émissions du Téléthon. On se marre vraiment bien.
Il se tut et alluma une cigarette.Les convives échangeaient des regards abattus. Le président du jury reprit le micro pour vanter l'humour et l'auto-dérision de l'acteur. Très habile, il rappela même le droit au blasphème. Des applaudissements l'interrompirent. L'acteur sursauta comme s'il venait de se rendre compte de l'endroit où il se trouvait. Il afficha le masque habituel à ce genre de cérémonie. Replongé dans son rôle public. Professionnel.
L'attachée de presse poussa un soupir de soulagement. Comment transformer la crise de l'acteur en une bonne opération com ? Elle pensait déjà au texte à envoyer aux journalistes. Mettre l'accent sur la sincérité de la star par rapport à son passé. Sciences Po et HEC en avait fait une redoutable communicante. Capable d'exploiter même les pires situations. Une tueuse de la com
Je… Je tiens à remercier quelqu’un que personne ici ne connaît. Quelqu’un à qui je dois tout. Une femme qui a été le paillasson de ma gloire. Combien de paillassons sur lesquels on s'essuie pour pouvoir monter le tapis rouge de Cannes. Pas pire cruauté que dans les milieux des artistes. Chez nous, tenir sa parole est une exception. Les requins de la finance et de la politique n'ont rien à nous envier. Et ouais, j’en vois qui rit en se disant que je suis bourré et que je caricature. Sûr que tous ne sont pas comme votre serviteur: pourri jusqu'aux os. Je suis… Je... Je sais dire que ça: je. Je, moi, moi.... Encore moi. Pour une fois, je ne mens et vous pouvez me croire. Ce prix qui.... Je veux partager ce prix avec tous les paillassons du métier. Et à celle qui m'a servi de paillasson.
Un rire nerveux retentit dans la salle.
Souriante, je traversai Cannes en voiture. Une dizaine de minutes avant la remise du prix, j’avais quitté rapidement le restaurant. Sur la nationale bordée de platanes, j’entrouvris la fenêtre et jetai la petite bouteille. Un poison très efficace n’agissant que 12 heures après absorption. La bière spéciale Marc Parly.
Le 5 mars 75 manquera dans les nécros officielles de la star au grand coeur. Un jour qu'il avait sans doute complètement oublié. C'était quelques mois avant que Philippe Leroux ne devienne Marc Parly. Et me laisse un mot en héritage.
Je conduisai très vite. Le commis m'avait donné rendez-vous. Si longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien dans ma peau. Plus un kleenex. Enfin débarrassée d'un poids invisible.
Une femme pressée d'être vivante.