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Des mots s’arrêtent sur le seuil du réel. Certains pour s’essuyer les pieds ou se déchausser avant d’entrer. D’autres, à peine arrivés, font demi-tour. Pourquoi se défilent-ils ? La plupart du temps pour éviter de se confronter à la réalité. Préférant se détourner que d'en découdre. Avoir entrevu le pire et refuser de voir plus. Leur jeter la pierre ? Dans l’adversité, chaque parole fait comme elle veut et peut. Pendant ce temps, il y a les mots qui s’engouffrent. Sans prendre de précautions d’usage. Dans le but de dire ce qu’ils voient. Même si ça fait mal. Prêts à redire si besoin. Des mots de combat. Ne lâchant rien. Une parole refusant de raser les murs du réel. Prête à tout dire ?
On ne peut plus rien dire, répète-t-on ici ou là. Souvent en lien avec le « on ne peut plus rire de tout ». En effet, il me semble que nous sommes dans une période de multiplication des juges et procureurs autoproclamés. Avec une net-te inclination à vouloir étiqueter et prononcer des sentences. Juge, procureur, flic, sont-ils de plus en plus intériorisés en nous ? J’aurais tendance à répondre par oui. Suffit de se pencher sur nos conversations à table ou d’autres échanges ( besoin d’émoji pour baliser et éviter de vexer). Nos langues marchent sur des œufs.
Tournant sept fois sa souris dans sa paume avant de cliquer. Pareille précaution dans les échanges directs. De plus en plus soucieux de l’interprétation de nos mots. Si je dis ça, on va peut-être penser que je suis ceci ou cela. Ma vanne compatible ou non avec l’humour de chaque voisin et voisine de table ? Et, inversement, on se retrouve à son tour dans la peau du juge de table. Pourquoi il ou elle a dit ça ? C’est sûrement un ou une… Sa vanne est ceci ou cela… Chacun et chacune surveillant la langue de l'autre. Cherchant à y déceler ce qui n'est pas conforme à notre pensée et nos us et coutumes. À force de fouiller, on finit par trouver ce qu'on cherchait. Chaque individu devenu juge-arbitre des élégances de la parole commune?
Toutefois, le « on ne peut plus rien dire » est rabâché aussi par des voix qui ont des milliers, voire des dizaines de millions d’oreilles captives. Avec une très importante surface d’influence. Des voix qui, elles, disent et redisent à longueur d’antenne. Sans doute le plus gros flux de paroles libérées du pays, voire de la planète. Provoquant d’ailleurs l’ouverture des retenues habituelles pour pousser le plus grand nombre à lâcher des flots de mots et phrases porteuses de haine. Indéniable que ces voix sont « extrêmement » performantes. Elles ont élu domicile dans une foule d’oreilles. Des sortes de Jiminy Cricket de la division. Leur oreillettes présentes partout, en ville et campagne. Elles s’immiscent dans de nombreuses conversations du quotidien. Comme récemment sur une terrasse d’une ville de France.
Quel bar pour la pause café-bière-clope ? Une brève réunion de trottoir. Celui-là a l’air sympa. Nous emboîtons le pas à notre intuition. Rien de plus banal que deux couples en vacances en quête d’un bistrot pour se poser un instant. En l’occurrence une ville de la côte Normande. Nous passons notre commande. Le patron nous l’ apporte. Puis il commence à bavarder. Voulant savoir d’où nous venons. Très sympa. Notre intuition a été la bonne. Bonne pause, dit-il avant d’aller servir un client au bar. Je souris intérieurement en me disant que c’est la première fois que j’entends cette formule. Puis il revient. Pour continuer la conversation. Curieux de nos histoires en pause. Un homme accueillant. Avec une jolie façon de parler de sa ville. Et plus largement de la Normandie.
« Non, c’est plus ce que c’était. Deauville, c’est que pour les Arabes, les Juifs, et les gens du voyage.
Ma gorgée de bière a du mal à passer.
Mais j’ai rien contre eux, rajoute le patron du bar.
Échange de regards entre nous quatre. Un cinquième s’attable avec nous : silence pesant. Le patron se rend visiblement compte de nos changements de visage. Se taire et s’effacer ? S’excuser ? Donner quelques explications ? Il s’en fout complètement et passe à un autre sujet. Comme si ses propos étaient anodins. Balancés telle la météo ou l’horoscope. Moi, je suis né dans cette ville, continue-t-il dans la foulée de sa parole libérée. Je suis d’ici. C’est ma ville. Je suis Vi-king, assène-t-il avec un large sourire. Avant d’embrayer sur des conseils judicieux pour ne pas se faire arnaquer sur la « coquille St Jacques ». Je détourne peu à peu les yeux. Pour cacher ma colère ?
Non. La profonde tristesse au fond de mes yeux. La gorge nouée face à ce qu’est devenu le pays de mes premiers pas et des suivants depuis 63 piges. Comment se fait-il que la patrie des lumières ait autant pété les plombs ? Entre des millions de paupières, une nuit ponctuée de quelques « éclairages » cathodiques. Qui est responsable de tout ça ? Quel est le moment où tout a basculé ? Suis-je co-responsable de la situation actuelle? Une dérive planétaire vers la pire part de notre humanité ? Des interrogations qui ne changeront rien. Ni au pays, ni à la planète. Et elles n’appuieront pas sur l’interrupteur sous le crâne du Viking en face de nous. Pas une lumière, pourrait-on ironiser. Certes. Mais un semblable. Avec un interrupteur comme nous. Il n’est pas né en hurlant : «Deauville, c’est que pour les Arabes, les Juifs, et les gens du voyage. ». Personne n'est à l'abri d'une panne de courant sous le crâne. Même certains « grands cerveaux » ...
Revenons à notre homme sur sa parcelle de terre natale. Vous voulez visiter la médiathèque ? Il esquisse un sourire. Ne vous emmerdez pas à lire, explique-t-il à trois bibliothécaires. Ça sert à rien. Sauf les livres se trouvant là. Il pointe l’index vers l’église en face de son établissement. Sa future parcelle de ciel ? Blouson américain sur le dos, un portable chinois dans les mains, il ne me semble plus appartenir à son histoire. Ni à ces premiers pas. Exilé comme chaque être de son enfance. Et désormais paumé dans sa peau d’adulte. Aux États-Unis, en Chine, en Afrique, et partout sur la surface du globe ; il y a ses clones. Les nôtres aussi. Tous et toutes sommes plus ou moins sur le même modèle, comme nos chargeurs standards. Avec nos gestes clonés de l’index fouillant nos écrans de poche. Un homme comme la majorité d’entre nous. Ses racines dans un caddie mondialisé ?
Pas le seul du quatuor touristique à être troublé. Toutes les quatre bouches bées par ses propos. L’une des deux copines m’a avoué avoir eu envie de chialer. Certes pas la première fois que nous entendons ce genre de saloperies. Elles sont monnaie courante. La veille, lors de notre première pause du voyage, nous avions entendu le même type de propos. Dans la bouche d’une serveuse d’un centre commercial. À mon âge, on devrait pas faire le boulot que je fais. Mais j’ai pas le choix. Tout ça à cause de ces…. (bougnoules et nègres en suspens dans le silence d’une femme en colère ?) assistés. Ils veulent pas travailler. Contrairement au Viking en totale roue libre, elle ne s’est pas lâchée entièrement. À cause de la présence de mon faciès ? Le double regard noir et les réponses mécontentes des copines ? CNews et BFM n’ont pas bouffé tout son cerveau ? Nous ne le saurons jamais.
Toutefois, une chose est sûre : on peut tout dire. Encore une fois la preuve par ce patron de bar. Très à l’aise dans sa haine ordinaire. Et en plus conforté une nouvelle fois par notre silence. N’ayant pas dit mot, nous consentons. Ce qui n’est pas le cas au fond de chacun d’entre nous. Mais la réalité de cet instant. C’est sa parole qui a eu le dernier mot. Est-il profondément raciste et antisémite ? Je n’en sais rien. Son « mais je n’ai rien contre eux » témoigne d’une irrépressible gêne. Des relents de cours d’histoire de l’école ? Des mots d’un ancien de la famille résistant flottent toujours sous son crâne ? Peut-être suis-je trop optimiste. Voire bisounours.
Un peu de fiction sur réalité. Imaginons un changement brutal de régime dans ce pays. D’un seul coup, ce type, avec ou sans uniforme officiel, pourrait se transformer. Et passer de la parole à l’acte. Se sentir dans la peau d’un de ses supers héros sur un drakkar. Pour devenir une machine à détruire l’autre : tout ce qui n’est pas viking. Même s’il n’a rien contre eux, les autres… Juste en mission pour coller les Arabes, les Juifs, les gens du voyage, les Noirs, les Musulmans, sans doute aussi les LGBT ; expulser tous ces « parasites du pays » dans un même bateau, pour pouvoir flâner entre vikings couillus dans la ville de Deauville libérée. Bien sûr que la fiction. Mais dans la réalité, lui et d’autres peuvent tout dire. Et c’est là que se pose une question face à leur liberté de parole. Peut-on tout taire ?
Ce que nous sommes nombreux à faire. Comment réagir face à cette parole libérée et largement encouragée par certains médias ? Le réflexe d’un être équipé d’un cerveau et un cœur en état de fonctionnement serait de réagir. Ne serait-ce que pour signifier la non-acceptation de ce genre de propos. Au risque que ça dégénère et en arrive aux mains. Cette réaction serait l’idéale. Un acte de résistance par la présence d'une parole pensant autrement. Mais, en nos temps de haines multiples, nous passerions notre temps en « embrouille » permanente des villes et des champs. Une fois, deux fois, trois fois… Bon, une dernière fois. Allez, laisse tomber. Tu peux me passer le sel. Le bio ou l’autre ? On se fait une pétanque ? Après le Yoga.
La fermer n’est sûrement pas la bonne solution. Chapeau bas aux infatigables qui continuent de réagir à la « boue verbale » de rue et aux « dégueulis numériques » sur la toile. Néanmoins, on a le droit d’être fatigué. Voire même usés par cette déferlante raciste, antisémite, anti-musulmane, LGBTphobe, etc. Préférant éviter de se prendre la tête. Surtout que, souvent, ce genre de bref échange ne fait pas changer d’avis son interlocuteur ou interlocutrice haineuse. Voire même le conforte dans sa position: encore un bobo hors-sol qui vient nous faire la leçon. Le point positif est d’avoir donné un autre son de cloche. Rappeler qu’une parole et pensée différentes existent. Et c’est beaucoup. Une piqûre de rappel de la diversité humaine. Tant mieux si certaines voix continuent de ne pas lâcher l’affaire. Résiste encore.
Deux jours après la rencontre avec le Viking deauvillophobe, un délit de faciès dans un très beau village. Là où nous séjournons pour quelques jours et nuits. Un village connu entre autres pour être traversé par le plus petit fleuve de France. Je me promène dans les rues et décide d’aller boire un verre. Un rapide coup d’œil à la vitrine du bistrot. Des habitués (combien avec parole libérée-décomplexée?) au comptoir. Et avec eux, elle. Présente quasiment dans tous les rades. Je promène le regard sur les habitués. Sans doute nourris par elle ou une de ses sœurs jumelles. Entrer ou non ? Je fais demi-tour. Ne me sentant pas d’attaque à encaisser une autre bouffée de haine ordinaire de la part d’un contemporain. Ni de l’entendre elle, et la regarder attiser la haine et la division. Mon premier délit de faciès. Contre elle. Délit de faciès contre la chaîne de télé au-dessus du bar.
Surprise dans ce même village. En plus de la beauté du lieu. Une belle librairie partageant son espace avec une bonne maison d’édition. Et cerise sur notre séjour normand, le lendemain matin : un bar au centre du village et du marché. Malgré la bruine, les marchands se sont installés. Mon double express à la main, j’affiche un large sourire. Face au beau visage de la France. La face d'un pays non remaquillé par certaines télés-radios et autres manipulateurs d’opinion. Toutes sortes de gens et de propos. Mais pas la moindre haine en bandoulière. Sans doute que, en creusant, on découvrira que tout n’est pas si rose. Sûrement des rancœurs et des pensées détestables. Mais personne d’entre nous ne lâche son pire. Nos barrages de cerveaux tiennent. Pas de flots de paroles libérées-décomplexée et haineuses. Un moment de bonne intelligence de voisinage.
Dans un pays qui vaut mieux que certaines paroles. Une France où l’on peut tout penser, tout dire, tout rire, tout ... Quelle chance et plaisir de vivre dans un pays de grande liberté d’expression. Sans obligation de s’aimer. Ni de se haïr non plus. Nulle obligation non plus d’étaler nos «poubelles mentales». La liberté d'expression n'est pas la liberté de destruction. Ni de polluer l'histoire des autres. Une parole libre qui vaut beaucoup mieux que nos bas instincts. À nous d'être à la hauteur de cette liberté. Et conserver notre élégance humaine. Pour entre autres rester en excellente relation avec son miroir. Et offrir une belle image de soi aux autres. Comment parvenir à cette hauteur d’être libre de penser et de dire? En vérifiant le plus souvent possible la position de l’interrupteur sous notre crâne.
Pour une parole élégante.