Ici, la mort fait partie des meubles. Inscrite dans l’atmosphère, incontournable. Pas moi qui vais m'en plaindre. Personne ne m'a imposé de venir travailler dans cet endroit. C’est mon choix. J’aurais pu travailler ailleurs. D’ailleurs, je suis passée par plusieurs autres secteurs très différents les uns des autres. Avant d’arriver à la Clinique des Pins. Un établissement spécialisé dans les soins palliatifs.
Parfois, je me sens coupable d’aimer mon métier à ce point. Contrairement à certains amis, je me lève pas en pestant contre une journée à tirer. Je mentirai en disant que c’est le paradis au quotidien. Il y a aussi des moments durs. La mort, même si nous cherchons à l’apaiser, est toujours dure. Une perte à jamais. Une douleur dans le regard des patients et ceux de leurs proches. Mais avec aussi de franches rigolades. La fin de vie a des masques différents. Chaque mort est unique.
Le seul hic pour moi est que l'hospitalisation dans cette clinique est fort coûteuse. Fin de vie de luxe. Nous n’avons que des patients fortunés. L’équipe médicale, les infrastructures techniques hyper performantes, sans oublier le chef en cuisine, sont très réputés. De partout, des êtres richissimes viennent finir leur vie dans cet ancien manoir. A quelques kms de l'océan. Leur dernier souffle au milieu d’une forêt de pins.
J’adore mon métier. Etre avec les patients, bien présente, du côté de la vie, pour aider celles et ceux en train de passer de l’autre côté. Souvent sans mots, juste à travers des petits gestes du quotidien. Traduire d’un regard leurs souffrances. S'efforcer de desserrer le plus possibleles pinces de la douleur Savoir être là, disponible, ou,au contraire, s’effacer. Devenir une ombre. Ne pas boucher leur dernier horizon.
Pour rien au monde, je n’irai bosser ailleurs. Bien dans mon rôle. Ma vie a du sens ici. Jamais été aussi épanouie professionnellement. En plus, très appréciée tant des patients que des soignants. Une totale réussite. Sur le plan privé, ça commençait à se passer bien aussi. Avant qu’il ne me gâche tout. Me tromper avec sa dentiste. Et essayer de me baratiner en plus. Incapable d'assumer son geste.
Jamais je ne me suis sentie aussi trahie. Il avait toute ma confiance. D’un seul coup, il a comme tué la joie de vivre en moi. Effacé mon enthousiasme et mon sourire. Ce sourire qui se décrochait que quand mes paupières se fermaient. Depuis que j’ai appris, mes nuits, habituellement longues et douces, ne sont plus que des fragments. Découpées par la colère et les larmes. Me faire ça à un tel moment de notre vie. Inadmissible. Je me sentis changer d'un seul coup. La tristesse me rendait jalouse des gens heureux. Des bouffées de haine quand je croisais un couple, main dans la main. L'amertume me guettait.
Pour l’instant, personne n’est au courant. A part évidemment ce fumier. Et Cécile, une collègue de boulot, avec qui je parle de beaucoup de choses. Je sais qu’elle n’en parlera à personne. Encore moins au boulot.
Je hais cet homme.
Rio de Janeiro,
Chère Inconnue,
En effet, nous ne nous connaissons pas. Même si nos chemins se croisent parfois. Je ne sais pas ce que vous ferez de ce courrier et des autres qui suivront. Peu m’importe. Seule vous êtes maîtresse de votre boîte aux lettres. Donc, au fil de mes pérégrinations sur la planète, je vous enverrai des lettres. Désolé de ne pas les rédiger à la main mais je préfère écrire au clavier. Selon mon humeur, le temps, les lieux où je me trouverai, les courriers seront courts ou longs. Plus ou moins intéressants. Mais toujours sincères.
Aujourd’hui, je fais une halte au Brésil. En ce moment, je déjeune à Ipanema. Dans un restaurant de fruits de mer face à l’Atlantique. J’ai la tête qui tourne un peu. Sans doute le soleil brûlant trempé dans mes deux whiskys. A l’étage où je me trouve, que quelques clients. La plupart ayant opté pour les tables de la terrasse, les pieds dans le sable. J’ai un point de vue sur Morro Dois Irmaros, les montagnes jumelles. Pas étonnant qu’elles fassent la une des guides touristiques. Fameux crépuscule sur ces montagnes à ne pas manquer.
Je préférerais voir le soleil se lever entre les seins de la serveuse. Habituée sans doute aux regards des clients sur son décolleté, elle prend ma commande sans s’en préoccuper. Je baisse les yeux. Honteux de la regarder d’une telle manière. Elle est très belle. Extrêment sexy. Tous les continents semblent s’être donnés rendez vous sur son corps. Pourquoi baisser la tête. Après tout, elle est aussi une des beautés de ce pays. Merveille épéhémère du monde. Je lève les yeux. Elle n’est plus là.
Ne croyez surtout pas que je suis un homme à femmes. Un coureur ou queutard comme on dit. Je suis un homme très fidèle. C’est plus fort que moi. Pourtant, les occasions n’ont jamais manqué. Pourquoi cette fidélité chevillée au corps ? Par peur de culpabiliser ? Le bonheur de l’âme et de la chair toujours présent dans ma vie de couple ? A vrai dire, je ne peux pas répondre à cette question. Mes infidélités naissent et meurent dans mon regard.
J’aime particulièrement me trouver au milieu d’inconnus, comme dans ce restaurant. Rien ne nous lie. A part d’appartenir à la même planète et époque. De chercher à vivre du mieux possible avant de tirer sa révérence. Tous semblables, tous différents. Chacun avec sa dose de courage, lâcheté et haine. Guère besoin de paroles ou gestes ostentatoires avec des êtres à qui nous n’avons rien à prouver, ni à reprocher. Aucun poids familial ou amical. Le silence comme seul passeport.
Bonne journée à vous et à bientôt,
Le voisin d’ici et d’ailleurs,
A la première lettre, j’ai cru à une blague. Ou à ce genre de chaîne qu’il ne faut pas briser pour cause de malheur. Pas superstitieuse, je n'ai jamais joué le jeu. En plus,côté malheur, j’en avais déjà un qui venait de me tomber dessus. Cela dit, cette lettre du Brésil m’avait fait du bien. En tout cas changer les idées. Pas longtemps. Puis d’autres arrivèrent dans ma boîte aux lettres. Environ tous les deux jours. Sans un non, ni adresse d’expéditeur. Que le cachet d'une poste étrangère. Qui ça pouvait-être ?
Un ex? Avant d’avoir emménagé avec lui (je ne veux même plus nommer, j’ai eu une vie très chaude comme on dit. Une fêtarde.Un nombre incalculables d’hommes entre les bras. Parfois même plusieurs en même temps. Beaucoup d’étudiants en médecine. Je me suis vraiment bien amusé côté sexe. Dire que lui, je ne l’ai pas trompé une seule fois en trois ans. revenons à ces courriers. Bref, c’est possible que ce soit l’un de mes ex. Mais pourquoi ? Je ne voyais pas l’intérêt. A quoi bon me creuser la tête. Impossible de mettre un nom sur cet inconnu.
C’est quelqu’un qui voyage beaucoup. Sans cesse entre deux avions. Sûrement un type qui a du fric. Ou peut-être des voyages liés à son boulot. Pilote de ligne, commercial, artiste, homme politique… Aucune profession de ce genre dans mon entourage. A part un commercial en téléphonie, vivant avec sa femme et ses deux enfants, dans un pavillon de banlieue. Et un artiste-peintre qui a du mal à joindre les deux bouts. Et je les vois pas m'écrivant du courrier.
Avec lui, nous vivons encore sur le même toit. Lui dans notre lit, moi dans le canapé. J’étais bien décidée à partir et laisser ce logement trop chargé pour moi. M’éloigner de ce lieu néfaste. Ne plus le revoir lui. Une copine proposa de m’héberger le temps de retrouver un appart. J’avais préparé mes valises. Pourquoi repousser chaque jour mon départ ?
A cause de ces lettres. Elles me font du bien. Peut-être la seule chose qui me soulage en ce moment. Chaque fois, j’ai l’impression d’entendre une voix qui me connaît bien. Un point de vue sur le monde et les hommes qui apaise mon chagrin et ma colère. Combien de temps encore cette voix me parlera ? Je ne sais pas. Je veux en profiter au maximum. Et je sais que lui, fou de rage d’être plaqué, les lira et les détruira. Impossible de lui faire confiance. Dès que j'entends le scooter de la factrice, je me pérécipite à la porte. Toujours la première à ouvrir la boîte aux lettres.
Retrouver sa voix.
Paris,
Chère inconnue,
Quel choc de me retrouver ici. Surtout après trois jours en pleine forêt amazonienne. Un ami, fêtant son cinquantième anniversaire, tenait absolument à ma présence. Me voilà donc à Paris. J’ai pris un hôtel près de Bastille. Plus du tout habitué à la foule, j’ai l’impression de ne plus être maître de mes mouvements. D’être entraîné inexorablement dans le flux. Suivre le mouvement. Flux incessant de passants et de véhicules. Rien de nouveau sous le ciel parisien.
Cette ville reste ma préférée. Je l’aime plus que toutes les autres au monde. J’ai vécu dans nombre de capitales. Certaines me plaisant plus que d’autres. Avec une préférence pour les capitales d’Amérique du Sud. Mais aucune ne m’offrit les sensations que je trouve chaque fois à Paris. Sans doute parce que, malgré mes longues absences, elle conserve une part de mon enfance. Mes premiers pas dans les rues de mon quartier. Bien sûr que tout à changé, la population et l’espace urbain. Autre temps, autres mœurs. Les premiers pas ne s’arrêtent jamais. Même à son dernier voyage.
Ce matin, je ne sais pas pourquoi mais j’ai envie de mettre le vouvoiement à poubelle. Tu ou vous ne change par grand-chose. Pourtant, intuitivement, je sens qu’il faut que je te dise tu. Peut-être pour me sentir plus proche. Le vouvoiement, n’existant pas chez les anglo-saxons, marque, qu’on le veuille ou non, une espèce de distance. Une méfiance d’avance. Ne pas laisser le moindre affect interférer, rester distant, objectif, face à un éventuel conflit. Maître de soi.
L’un de mes métiers m’a obligé à être sous contrôle en permanence. Rien ne devait dépasser. J’avais de grosses responsabilités. Un rôle public à bien tenir. Et là, assis sur un banc face à la Seine, j’ai soudain envie de tout envoyer paître. Plus rien à gagner. Si. Chaque seconde est un gain. En fait, je veux me dévoiler entièrement. Comme tout un chacun à notre époque ? Les réseaux sociaux témoignent de ce « débraguetage » permanent de nombrils. Étalage d’impudeur? Je ne crois pas. Aucune impudeur puisqu'elle est généralisée. L’impudeur est un acte fort, pas à la portée de n’importe qui. Au fond, la plupart de ces êtres numériques ne se dévoilent pas. Au contraire, ils passent leur temps à se voiler. Planqué derrière leur image.Jamais vraiment à nu.
Cette nudité que je recherche désormais. A la seconde où j’écris, elle me semble nécessaire pour moi. Balancer toutes les conventions et faux semblants engrangés depuis si longtemps. Certes,une forme d’hypocrisie sociale est nécessaire. Sans elle, le monde serait encore plus à feu et à sang. Un vernis indispensable pour vivre en société. Moi, j’ai déjà assez donné. Evidemment, je prends peu de risques face à une inconnue. Se tutoyer par voie postale n’est pas un grand exploit. Sauf pour moi ayant passé mon temps à respecter les codes. Un respect au pied de la lettre.
A propos de lettres, je suis sûr que tu dois te demander qui je suis. Quel est l’auteur de ces courriers en salve ? Sache qu’il ne faut pas t’inquiéter. Pas un fantôme sorti d’un quelconque tiroir familial. Ni un être venu t’apporter encore plus de noirceur que tu vis en ce moment. En lisant cette phrase, tu vas penser que je te connais. C’est vrai et faux. En réalité, je ne connais qu’une infime partie de ton existence. Vue et entendue. Des fragments d’une femme.
Je te souhaite une bonne journée,
Le voisin d’ici et d’ailleurs,
Faut que je prenne une décision. Le temps presse. Et c’est pas lui qui m’aidera. Jamais je n’ai été confrontée à ce genre de situation. Première vie de couple, première galère. Pourquoi avoir choisi cet homme? Je m'en veux de m'être aussi rapidement installé avec lui. Plaquer ma piaule pour vivre avec lui. Aveuglée par le coup de foudre. Sur nombre de plans, nous avions les mêmes idées. Beaucoup de goûts aussi en commun. En plus, ce qui ne gâche à rien, un beau mec. Et rien à redire sous la couette. Bref, la perle rare. Pour devenir le pire des cons.
Personne ne peut m’aider. Je sens que tout pèse sur mes épaules. Même à la clinique, je ne me suis sentie aussi seule. Entièrement livrée à moi-même. Une solitude étouffante.
Parfois, j’aimerais pouvoir joindre cette voix d’un inconnu. si loin, si proche de moi. Lui parler au téléphone des heures et des heures comme on faisait avec les copines du collège. Lui confiant mon désarroi. M’en débarrasser, ne serait-ce qu’un instant. Pas la seule à avoir traversé ce genre de douleurs et de doutes. A la lueur de ses lettres, je sais que cet homme pourrait m’aider. Quelle idiote d'attendre de l'aide d'un inconnu en vadrouille sur la planète. Il se contrefout de moi. Je suis sûre que c'est un pari entre copains. Prendre une adresse au hasard et la noyer de lettres. Victime d'une plaisanterie.
Voilà que j’essaye encore de noyer ma décision à prendre. Me faire aider ? C’est que me répète Cécile.Un psy ? Rien contre. Vous êtes bien sur le répondeur de Josie Larcher, psychothérapeute. Veuillez laisser un message après le bip. J’avais raccroché. Sans doute une bouffée d'orgueil. M’en sortir sans béquille extérieure. Ni psy, encore moins mes parents. Si j’arrive à être forte, surpasser ce problème, j’aurais passé un cap dans mon existence. Ne pas avoir besoin, comme nombre de gens, de courir étaler le moindre de leurs petits bobos. Qui sait ; peut-être qu’un jour je passerai aussi sur le divan. Pas encore le jour. Et pas une obligation non plus.
Que décider ?
Désert,
Chère inconnue,
Nombre de gens s’extasient sur le désert. Leur plus grande expérience de vie. Souvent, j’ai pensé qu’ils exagéraient. Pourquoi quelques grains de sable apporteraient plus d’émotion qu’une rue de ville ou de village?Aucun lieu n’a le monopole des émotions très fortes. Une forme de snobisme.
Je suis en train de réviser mon jugement. Une claque. A mon tour, je vis un moment unique dans mon existence. L’impression d’être au milieu de nulle part, le vide comme horizon. Jamais aussi loin des autres, et présent en soi. Débarrassé de ces strates de fausses peurs, interrogations artificielles, que l’on se trimbale du réveil au coucher. Parfois même pendant le sommeil. Peurs et interrogations n’ont pas disparu. Elles sont bien présentes. Avec simplement la même importance que tout le reste. Pas plus, ni moins essentielles que le vent sur les dunes. Juste une partie du monde.
Souvent, je bénis d’être né parmi les nantis. De n’avoir jamais eu à manquer de quoi que soit. Copropriétaire en quelque sorte de la planète. Sans tout cet argent, je n’aurais pu sillonner ainsi tous les continents. Voyager aussi librement où bon me semble. Céder à tous mes caprices de voyageur fortuné. Comme me retrouver quasi sur un coup de tête, assis dans un 4X4 de location, à pianoter cette lettre sur mon clavier. Un vrai luxe dont je profite pleinement. Contrairement à la plupart des habitants de cette terre, uniquement colocataires. Même planète, pas le même statut. Je dois avouer que le sort des autres, les épluchures du monde moderne disséminées sur toute la planète, ne m’a jamais importé. Sauf de loin en loin, à travers un discours prononcé, ou un chèque à une association caritative. Pas le seul dans ce cas. Aucun regret. A quoi ça servirait de regretter ? Si ce n'est se donner bonne conscience à peu de frais.
Cette très forte émotion face au désert, un trouble presque indicible, ne peut pas entièrement balayer le poids de l’histoire des hommes. Surtout à cet endroit. Mon véhicule est garé sur le berceau des religions du livre. Et de la plupart des problèmes actuels de la planète. Même un athée comme moi ne peut rester insensible à cet aspect de ce territoire. Le lieu de naissance de Dieu. Seul personnage de fiction a avoir autant d’influence sur la réalité. Vanité des vanités… Tout n’est que sable.
La nuit tombe. Je dois repartir. Le patron de l’hôtel m’avait fortement déconseillé de partir seul. Il tenait absolument à me coller un guide dans les pattes. Sans doute plus prudent. Il argumenta en vain. Ma décision était prise : passer quelques heure seul dans le désert. Après tout, la vie c’est comme les soldes : ni reprise, ni échangée. Ce qui n’est pas fait n’est pas sûr d’être fait ; surtout en vieillissant. Une imprudence de ma part ? Très limitée avec un téléphone mobile et un GPS. Pas croisé de terroristes, ni serpents.
Ma lettre sera postée demain matin. Je ne sais pas combien de temps elle mettra. Chaque fois, avant de l’envoyer, je ne peux m’empêcher de penser à sa trajectoire. Bout de papier traversant les frontières. Pour finir au fond de ta boîte à lettres. Et peut être entre tes doigts.
Bonne journée à toi,
Le voisin d’ici et ailleurs.
Finalement, j’ai craqué. Mon médecin généraliste m’a dirigé vers une de ses collègues psychiatre. Elle m’a reçue en urgence. Une femme vraiment très bien. Elle m’a écouté sans m’interrompre une fois. Puis, après un silence, elle m’a juste demandé si j’avais fait le deuil de mon histoire de couple. Sûre de moi, j’ai ouvert la bouche… Incapable de prononcer le moindre mot.
Pas un hasard si je suis restée sous le même toi que lui. Réfléchir, bien peser le pour et le contre, aurait pu se faire ailleurs. Comme chez la copine qui me le proposait. J’ai préféré ne pas parler des lettres à la psychiatre. Sûrement qu’elle ne m’aurait pas cru et y aurait vu une stratégie de contournement. Et elle aurait eu raison. J’aurais pu me pointer chaque matin à la distribution du courrier. Ou demander un changement d’adresse.
En sortant de chez elle, je n’avais pas résolu mon problème. A aucun moment , elle ne me conseilla de réagir de telle ou telle manière. Pourtant, j’étais venue la voir pour qu’elle me dise ce que je devais faire. La décision vous revient. Elle refusa de m’indiquer ce qui était bon ou mauvais. Son absence de réponse clef en mains, après m’avoir agacé, me fit le plus grand bien. Contrairement à mes parents, mes supérieurs hiérarchiques, elle refusait de penser et décider à ma place. Elle me mettait devait ma responsabilité. Choisir. Devenir adulte ou ne jamais sortir du pays de l’enfance.
Rester ou une gamine à perpétuité ?
Assise en tailleur dans le canapé, j’entends la porte d’entrée. Il vient de rentrer. Comme d’habitude, il file dans sa chambre. Notre ex chambre. Chacun se débrouillant soigneusement pour éviter de croiser l’autre. J’éteignis la télé.
Faut qu'on en reparle.
A quelques kilomètres,
Chère inconnue,
Comme tu le vois, cette dernière lettre est écrite à la main. J’espère que tu arriveras à me lire. Tout a une fin, même les bonnes choses. Et je suis bien placé pour le savoir. Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’ai envie de te raconter une petite anecdote. Un soir, ma mère et moi sommes passés devant le quincaillier de notre quartier. Sur sa devanture était placardé : « Fermé pour cause d’invention ». Sa faute nous avait fait rire. Mon père à peine rentré, nous lui racontâmes cette histoire en continuant de nous rire. Il posa son sac et nous fusilla du regard. « Vous vous moquez d’un homme plus intelligent que vous. Il est au bout du rouleau et va bientôt se trouver à la rue, avec femme et enfants. Ce n’est pas une faute de langage. Juste la marque d’une très grande élégance.» Ma première leçon d’humanité. Depuis, j’ai essayé, sans y parvenir tout le temps, d'éviter de mépriser. Faire preuve moi aussi d’invention. Avec moi et avec les autres. La phrase du quincaillier sera l'épitaphe gravée sur ma tombe. Bon, j’ai assez parlé de moi.
Quand tu auras reçu ce courrier, je ne sais pas si tu auras pris la décision. TA décision. Peu importe. Tu auras fait ou fera comme bon te semblera. C'est ce problème que tu as traversé qui m’a fait réagir. Un matin, j’ai vu tout de suite que tu allais très mal. Même avec moi, tu étais la même. La seule chez qui jamais je n'ai senti le moindre signe d'agacement. Sauf quand tu es rentrée dans ma chambre sans un mot, ni un regard. Que les gestes mécaniques d'une soignante. Certes toujours aussi efficace. Une grande professionnelle. Tout sourire sur ton visage. Mais plus le tien. Il aurait pu s’accrocher sur n’importe quel face. Interchangeable.
J’ai surpris une de tes conversations avec ta collègue Cécile. Quelques bribes mais assez pour savoir ce qui te chamboulait. En temps normal, ce n’est pas une décision simple. Mais peut-être encore pire pour une infirmière travaillant dans une clinique de soins palliatifs. Avorter ou pas ? La décision qui te bouffait l'existence.
Grand égoïste, je voulais retrouver ton sourire. Ta lumière dans ton regard quand tu poussais la porte de ma chambre. De temps en temps, tout revenait comme avant. Peu de temps. A chaque retour de ton sourire, je pouvais croire que c’était grâce à mes lettres. Des courriers mailés à mes correspondants à l’étranger qu’ils imprimaient et te renvoyaient par voie postale. Tous jouèrent le jeu sans hésitation. J’ai laissé de bons souvenir partout où je suis passé. Une de mes satisfactions sur le seuil de sa mort.
Et quel plus beau cadeau de fin de vie que d’essayer de te redonner le goût à la vie. T’empêcher de sombrer dans une profonde dépression. Certains plongent une fois dans la nuit pour ne plus remonter. Je te sentais devenir amère. Faut surtout pas que tombes dans l'amertume. Pas pire que ne plus s'emerveiller. Tu as cette puissance d'émerveillment en toi. Ne la perds pas. C'est ton trésor. Mes lettres auront-elles atteint leur but ? Ressusciter le sourire d’une femme lumière.
Porte-toi bien,
Le vieillard odieux de la 32
Son dernier courrier est arrivé quelques jours après sa mort. Une enveloppe noyée dans 50 roses. L’un des patients les plus chiants de la clinique, limite ordurier. Toutes détestions s’occuper de lui. Une teigne.
Malgré son sale caractère, sa chambre ne désemplissait pas de visiteurs. Toutes les langues se mêlaient autour de son chevet. Il avait été ambassadeur. Depuis sa retraite, il continuait de donner des conférences partout sur le globe. Jusqu’à son infarctus. Condamné à se déplacer en fauteuil roulant.
Quand il était seul, il passait son temps à pianoter sur son ordinateur. Le corps n’était plus là, sauf le cerveau. Un être d'une très grande culture et intelligence. Des yeux vifs qui me faisaient peur. Il regardait toujours fixement ses interlocuteurs. Pas le moinde sourire sur son visage. Un misanthrope. Le monde entier devait payer pour sa douleur. Il se vengeait de sa déchéance sur le personnel. Surtout féminin.
Cécile n’en revient pas. Les autres collègues ont du mal à se dire qu’une telle pourriture pouvait cacher un cœur. Je n’oublierai pas ce qu’il m’a fait subir. Quoi je pense de lui, jamais aun homme ne m’avait autant écrit. En général, mes courriers se résument à des cartes postales. Et de moins en moins avec le mail et les I-phone. Ses dernières lettres.
Elles m’ont été très bénéfiques. Très utiles pendant cette période si dure. Chaque fois, des petites échappées à l’autre bout de la planète. Plus entièrement seule à chialer sur mon canapé. Le monde glissé dans une enveloppe. Il m’a aidée à ne pas sombrer. Sa voix me manque dans la boîte aux lettres.
Jamais il ne connaîtra ma décision.