
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.» René Char
Faire le vide est comme une drogue. Je ne peux plus me passer de cet exercice quotidien. Une méditation pratiquée depuis environ une année. Plonger en soi au minimum une fois par jour, pour se recentrer. Cesser de courir. Rester assis, quelques minutes ou plus longtemps, sans un geste. Les yeux posés sur un point invisible. Se concentrer sur sa respiration. Ne plus penser. Se détacher peu à peu de toutes ses pensées parasites. Ne plus laisser les préoccupations matérielles envahir son esprit. Se déconnecter du cynisme ambiant de notre époque consumériste. Abandonner toutes ses pelures d’ego. Devenir entièrement ce moment. Être juste présent au monde.
Aujourd’hui, ma méditation se déroule face à l’océan. Je suis assis sur un banc, dans un jardin public. Déjà les premiers coups de pinceaux du printemps sur les arbres et fleurs. La renaissance dans chaque molécule d’air. J’aime beaucoup venir dans ce square s’ouvrant sur l’horizon. Surtout à cette heure matutinale où il est très peu fréquenté. Fidèle à cette solitude iodée qui me nettoie de l’intérieur. Cela m'est nécessaire pour continuer de me battre au quotidien. Une bagarre de plus en plus difficile de nos jours. La moindre petite erreur peut-être fatale. Important donc de rester ancré dans la réalité. Début de ma séance de méditation.
Le dos bien droit, les épaules relâchées. Je tourne lentement la tête de gauche à droite. Plusieurs mouvements pour détendre le cou. « La nuque c’est le nid à angoisses. Moins tu as d’œufs sous la peau, mieux tu te porteras. ». C’est ce que dit l’homme qui m’a initié à la méditation. Pour lui, la chose la plus importante à combattre était la peur de la mort. Ne pas nier la mort ; au contraire tenter de l’apprivoiser. Vivre avec elle en bonne harmonie. « Pense avec ton ventre et ton cœur et tu te libéreras. ». Il parlait beaucoup. Souvent avec des formules à mi-chemin de la poésie et la philo. Au début, cartésien comme je suis, ces propos me semblaient complètement naïfs. Encore un illuminé new-âge. Au fil des séances avec ce kiné, j’ai compris qu’il avait raison. Le problème à résoudre était en moi. « Voulez-vous devenir mon coach ?». Il avait ôté ses mains de mon dos. « Retournez- vous ! ». Sa voix chargée de colère. J’avais obtempéré et m’étais assis sur la table de massage. « Je ne suis le coach de personne. J’ai beaucoup de mal avec toutes les religions, même celle des athées. Aujourd'hui, tout le monde veut être coaché ou coaché, méditer, sophrologiser... Chaque jour, un nouveau concept parce qu'on a la trouille de crever. Rien contre la solitude du premier cri. Pas de recette pour devenir immortel. Moi, je suis juste kiné. Pas gourou. La séance est d'ailleurs finie pour aujourd’hui. ». Jamais plus, nous n’abordâmes le sujet. Parfois, quand mon dos tire le signal d’alarme, je retourne me faire masser par lui. Sa salle d’attente est toujours pleine.
Vanité des vanités, tout est vanité…. Gosse, je trouvais que Tante Lucie radotait. Surtout en pleine contradiction. Elle, si athée, me servant l’ecclésiaste à toutes les sauces. Une femme aux antipodes du reste de ma famille. Plutôt culs serrés. La grande bourgeoise catho de gauche. Chaque mot pesé, le moindre geste étudié pour rester raccord avec les codes. Mais je garde pour autant de bons souvenirs de mon enfance. Une famille soudée et heureuse de se retrouver. Mais, chaque fois que Tante Lucie débarquait, je sentais mes parents en panique. Qu’allait-elle dire ou faire ? « Les pets font moins de dégâts que certains silences.». Invariablement, nous avions droit à cette petite pique. À croire qu’elle se retenait pour péter tout son soûl dans notre salon. Une vraie provocatrice qui n’était pas pour me déplaire quand j’étais ado ; avant de passer dans le camp de ceux qui la jugeait vulgaire. Elle apportait une animation différente, un son de cloche inhabituelle dans notre intérieur très feutré. L'originale de la famille.
Tante Lucie est morte l'année dernière. À son incinération, elle avait donné sa Play-List musicale. Le requiem de Mozart, les Beatles, Brassens… Sarah, sa plus vieille copine, aussi délirante qu’elle, reprit le micro pour lire la conclusion du dernier courrier de Tante Lucie. « Bon, je vais vous quitter avec une chanson que vous allez découvrir tout de suite. Dommage que je sois mort pour ne pas l’écouter avec vous. Bonne continuation à toutes et tous. Gardez vos larmes pour des gens qui sont passés à côté de leur vie. Moi, je ne me suis pas privée d’être moi. Tante Lucie dit la chieuse. ». Rarement senti une telle tension dans la famille. Tous, les yeux baissés, à écouter le dernier morceau de la cérémonie. Un silence total ponctué de « Je suis vieille et je vous encule » de Brigitte Fontaine. Le baroud d’honneur de Tante Lucie.
Mon déclic s’est opéré ce jour là. « Gardez vos larmes pour des gens qui sont passés à côté de leur vie. ». Cette phrase me hantait jour et nuit. L’impression que Tante Lucie parlait de moi. À 49 ans, je me sentais vide. Pas ce vide que je recherche aujourd’hui. Plutôt la sensation d’avoir tout investi dans la façade. Enfant sage, ado normal, étudiant studieux, bon mari, bon père de famille, une carrière professionnelle sans faute, des chèques aux associations caritatives, en règle avec les impôts, électeur à toutes les élections… Un honnête citoyen n'ayant rien à se reprocher. Pas la moindre imperfection, ni faille dans la façade. Rien à redire. La façade parfaite d’une maison que j’avais uniquement visitée. Complètement passé à côté de moi, comme avait écrit Tante Lucie. J'ai commencé à déprimer. Me sentir inutile. Tout me semblait vain. Les douleurs de dos ont débuté en même temps. Un collègue, très sportif, me conseilla alors ce kiné. Grâce à lui que je ne visite plus ma maison. Aujourd’hui, j’y vis entièrement. Un nouveau souffle derrière la belle façade. Intérieur et extérieur en accord. Un être équilibré.
Le soleil se lève sur l’horizon. Je m’étire. Réveille lentement mon corps, membre par membre. Comme m’extrayant d’un sommeil les yeux ouverts. Revenu d’un long voyage immobile. Je me lève. Des lycéens entrent dans le square. Je m’éloigne. « Les syndicats font une conférence de presse très suivie et préparent des actions médiatiques. Le chiffre de 650 personnes au chômage ne passe vraiment pas. Surtout avec les très gros bénéfices du groupe et l'importante augmentation de salaire de notre président. Même le ministre tique. Serait-il possible d'envisager un nouveau texte ? Dans l'attente de vous lire. Bien à vous. Marie.». C’est un texto de notre directrice de la com externe. Je m’assois sur un banc. « Hors de question. Restons à ce que nous avons ratifié. L'acquéreur ne mettra pas un seul dollar dans l’entreprise s’il n’y a pas de licenciement massif. Pondez en urgence un communiqué de presse pour les calmer. Nous validerons le plan social au cœur de l’été ; ça passera plus facilement. Bien à vous très chère Marie. François Montecron.». Me déranger à peine sortie de méditation. Vraiment incapable cette nouvelle recrue. Il a intérêt à s’endurcir. Business is business. Le seul vrai principe dans les affaires: toujours revenir au principe de réalité. Pas de place pour le cœur dans le management.
Quel bonheur de méditer !
NB) Une fiction inspirée de cet article sur la méditation et le buisness. Binôme de plus en plus en vogue dans les entreprises. Que penser de cette nouvelle tendance ? Mode passagère ou outil à long terme ? Certains ne se posent pas ces questions. Comme les licenciés d'Alstom et d'ailleurs qui n'auront pas le loisir de méditer. À part sur leur sort...