« L'indifférence est une paralysie de l'âme. »
(Anton Tchekhov)
Notre priorité est de survivre. Tout le reste peut attendre demain. Ce matin là, comme tous les autres jours, j’avais croisé Abribus. Une figure locale bien connue dans la ville. Il dort dans une camionnette garée sur un parking, deux rues plus loin. Des années qu’il mendie. Sa casquette toujours posée à ses pieds. Boire et fumer semblent ses activités principales. Il parle aussi beaucoup tout seul. « Tu m’écoutes jamais, Marie !». Quand Abribus prononce cette phrase, il vaut mieux le laisser seul. A ce moment là, plus personne n’existe pour lui ; à part cette femme invisible avec qui il tente de s’expliquer, avant de lui hurler dessus. Il reste assis des heures sous le même abribus.
Une fois, il était tombé ivre mort dans un square. Je l’ai aidé à se relever puis accompagné chez lui. Depuis, il m’invite parfois à venir m’asseoir avec lui. Comme j’ai étudié un peu le français, nous pouvons parler ensemble. Quant il n’est pas trop soûl. Pourtant je sais bien qu’il déteste ceux de la jungle. Insupportable ce terme de…. Pourquoi Abribus ne nous supporte pas ? Notamment parce que sommes venus empiéter sur son territoire. Voler sa part de misère. Mendier est plus dur pour lui depuis notre arrivée. Nous sommes des concurrents. Son souhait est de tous nous revoir partir. Même à la nage, comme il m’avait dit une fois. Sans doute la seule de la jungle à qui il adresse la parole. Sa « pas comme les autres » ?
Ses yeux étaient rouges de colère. Le signe qu'il ne fallait pas m'attarder sous l'abribus. «Y me font rire ces donneurs de leçons. Tous ceux qui signent des pétitions habitent toujours loin de la merde. La merde, notre merde à moi, à toi, et à tes compatriotes là-bas entassés sous les tentes, eux là-haut, ils la sentent toujours de loin. Jamais le nez dedans. Parfois, ils viennent jouer les touristes avec une caméra et un micro. Puis ils retournent chez eux. Combien d'habitants à côté de la jungle vont signer leur putain de pétition ? Même pas tu les comptes sur les doigts d’une main. En tout cas, pas moi qui mettrai mon nom sur ce truc à la con de bobos! ». Il m’avait tendu le journal.
Des gens connus, beaucoup d’artistes, avaient lancé une pétition pour améliorer nos conditions de vie dans la jungle. Ils se mobilisaient pour nous. Comment ne pas les remercier de leur geste de solidarité ? Cette pétition était importante et nécessaire. Très urgent que partout les gens se rendent vraiment compte de notre drame quotidien. J’espérais que leur geste, une action très médiatisée, changerait quelque chose. Surtout que l’hiver approchait. Ma sœur de neuf ans a toujours été très fragile des bronches. Même au pays, on l’emmenait tout le temps chez le médecin. Elle ne cessait de tousser. Sa santé déclinait de jour en jour. Le printemps toujours trop loin pour les migrants.
Pas uniquement Abribus qui pestaient contre les pétitionnaires. Même des bénévoles le disaient. Les signataires de la pétition vivaient pour la plupart loin de Calais. Plus facile d'être solidaires à distance. Indéniable qu’ils pensent à nous ; tant que nous ne sommes pas chez eux. Si la jungle se trouvait au pied de leur immeuble, pas sûr du tout qu’ils aient lancé cette pétition. Ils ont les moyens de nous voir autrement que nos voisins les plus proches. Tant mieux pour eux. Je préférerais être à leur place qu’à la mienne et celle de ma famille. Partir loin, le plus loin possible. Fuir ce tas d'ordures à ciel ouvert. Me lever sous un vrai toit, tirer une chasse d'eau. Ne plus être comme un animal prisonnier d'un zoo. On ne demande pas grand-chose : juste de vivre comme dans notre pays, avant qu’il ne soit dévasté par la guerre. Pas plus, pas moins. Vivre comme ces habitants chez qui je vais me servir. Ceux qui ne signeront pas cette pétition. Et ne pensent qu’à nous expulser
Je ne vole que ce qui se mange et des vêtements. Ici, chaque jour compte. Quand tu es au pied du mur, la morale passe après l’estomac et un abri. Toi et les tiens avant les autres. Les bénévoles font tout ce qu’ils peuvent mais sont débordés. Nous sommes trop nombreux. La jungle est une ville. Des milliers de pauvres entassés. Mais, contrairement à ce que les gens croient et d’autres font croire, nous ne sommes que très peu à voler. La grande majorité des migrants est honnête. Pas des terroristes, ni des voleurs. Ma mère me tuerait si elle apprenait la provenance de ce que je rapporte à la tente. Je lui avais fait croire que c’était des dons d’associations. Se doutait-elle de mes mensonges ? Jamais la moindre question. Plus la force de s'indigner avec cinq bouches à nourrir. Parler ou signer des pétitions ne changeait pas grand-chose à ma journée. Ma famille et moi devions manger aujourd’hui. Le reste c’est un sujet d’actualité pour les journaux. Ou pour ceux qui ont le ventre déjà plein.
Elle était équipée d’une alarme et d’une vidéo. Comme la plupart des habitations près de la jungle. Sans oublier celles avec en plus des gros chiens. L’avantage de cette maison était son isolement ; la dernière de la rue. J’ai fait semblant de nouer mes lacets pour couper le fil de l’alarme. La lumière cessa de clignoter sur le boîtier. J’ai contourné la maison et sauté par-dessus le grillage du jardin qui donne sur le chantier d'un lotissement. Je sais que la femme qui vit là avec sa fille est allée travailler. Elles partent avec la même voiture. Sa fille doit avoir à peu près mon âge.J’avais surveillé leurs allées et venues. Elles rentrent tard le soir. J’ai tout mon temps. En profiter pour prendre un bain ou une douche ? Ne plus sentir l’odeur de la jungle. Trop risqué.
Papa, s’il me voit de la haut, serait très en colère. Lui, si honnête. C’était le garagiste de notre quartier. Des mains d’or qui nous faisaient bien vivre. Ils voulaient le meilleur pour nous, surtout pour son aînée. Il m’avait inscrite dans un lycée avec les riches de la ville. Pour lui, je devais absolument aller à la fac. Il rêvait que je devienne avocate ou journaliste. « Nos pays sont pas faciles pour les femmes. Faut que tu apprennes à te battre, ma fille. Pas qu’avec des livres.». Il m’avait inscrite à l’aïkido. Un art martial qui m’a beaucoup aidé depuis la fuite de notre patrie en sang. Quelques types de la jungle et de la ville ont compris leur douleur ; ils ne poseront plus leurs mains sur moi. Mon cœur et mon cul sont ma propriété. C’est Papa qui m’a appris à être une femme libre. Même si je sais que Maman n'avait pas choisi de se marier avec lui. Chez nous, les histoires d’amour n'existent qu’à la télé ou dans les romans. Papa me manque chaque seconde. J’ai pris sa place.
Depuis ce jour où il fut décapité dans son garage. Maman m’avait interdit de voir son corps. Mais je m’y étais rendue en cachette. Ce jour là, face au cadavre de Papa, j’ai su que je n’aurais plus jamais confiance. Ni en Dieu, ni aux hommes. A plusieurs reprises, j’avais entendu Papa s’engueuler avec les intégristes de notre quartier. De plus en plus souvent, ils m’insultaient sur le chemin du lycée à cause de mes tenues. Je n’avais rien dit à la maison, me contentant de sangloter dans mon lit. Souvent, ils venaient se plaindre auprès de lui. Même certains dont il réparait les voitures. Faut marier ta fille ! Les études c’est pas pour les filles. Elle va finir comme une…. Lui s'énervait et les envoyait paître. Ma fille, ces hommes là sont pas des musulmans, juste des escrocs de l’islam. Un soir, il en avait collé un contre le mur de son garage. Si Maman n’était pas intervenue, il l’aurait tué. J'étais vraiment très fière de lui. Papa est-il mort à cause de moi ?
Pénétrer dans la maison était plus compliqué que prévu. Des volets métalliques fermaient toutes les fenêtres. Une seule ouverture, très étroite. Je brisai la vitre des chiottes et poussai la fenêtre. Un passage très étroit. Je m’appuyai sur le rebord de la fenêtre et grimpai en m’aidant des pieds contre le mur. La tête et une épaule réussirent à passer entre les barreaux, pas le reste de mon buste. Arrêter avant d’être coincée. Je passai l’autre épaule puis le ventre. A l’intérieur, je restai un moment sans bouger, à écouter. Aucun bruit. J’ouvris chaque pièce pour vérifier que personne ne dormait. La maison était déserte.
Le frigo à moitié vide me déçut. Je versai le maigre contenu dans mes sacs plastique. La nuit avait été particulièrement froide. Ne pas oublier d’emporter des vêtements et des couvertures. Surtout pour ma sœur. Je montais dans les chambres à l’étage. Sans doute la pièce de la fille. Des posters de chanteurs et de mannequins sur chaque mur. Je pris un gros sac à roulettes dans une armoire pour le remplir. Etrange cette porte derrière un rideau à moitié tiré. Je tournai doucement la poignée. C’était un grenier, éclairé que par un velux. La moitié de l’espace occupée par des étagères avec des vêtements de femme. Ma mère allait être très contente de ma pêche du jour. Même à la jungle, elle restait coquette. Je souris avant de blêmir.
La femme était pendue à une poutre. Je coupai la corde avec mon couteau et déposai son corps sur le parquet. Elle avait beaucoup de mal à respirer. Je m’agenouillai. « Madame ! Vous m’entendez ? » Elle ne me répondait pas. Ses yeux étaient comme vides. Ma tête implosait de questions. Que dire à la police? Tout le monde apprendrait que je suis une voleuse. Ma mère serait folle de rage, surtout de honte. Comment regarder nos voisins de la jungle ? Je déshonorais toute notre communauté. Papa, promis, je vais arrêter de voler. Faut que je parte d’ici. Mais je ne peux pas la laisser comme ça, toute seule. Je dois lui porter secours. « Madame ! Madame ! » Toujours pas de réponse. La peur essorait mon ventre. Je me sentais complètement paumée. Incapable de réfléchir. Personne pour me guider ou me défendre. Que faire? Je m’enfuis de la maison.
Pour m’effondrer à côté d’Abribus. « Qu’est-ce qui t’arrive la gosse ? » Je restais muette, les yeux fixés au sol. Il avait insisté pour savoir ce qui se passait. J’avais fini par craquer, tout lui raconter. Il s’était levé et m’avait demandée de le suivre. Avant de rentrer dans la maison, il enfila des gants. La femme était encore allongée au même endroit. Elle ne répondit pas non plus à Abribus. Il avait froncé les sourcils. «On se tire d’ici la gosse !». Dehors, nous marchâmes sans un mot. Il ne cessait de pousser des soupirs. Je retenais mes larmes. Il s’arrêta et me fusilla du regard. « Je vais pas te balancer aux flics mais arrête tes putains de conneries. Vole pas les moins pauvres que toi. Dégage maintenant ! Reviens plus dans le quartier !» Puis il était reparti très vite, vers sa camionnette. Même son dos était en colère. Il entra dans une cabine téléphonique.
Moi, je voulais savoir pour la femme. J'ai attendu qu'Abribus soit loin pour aller me planquer derrière un des tractopelles du chantier de construction. Un chien n'arrêtait pas d'aboyer. De mon poste d'observation, je pouvais voir la maison sans être vue. Les flics municipaux ont débarqué les premiers. Puis les pompiers et la police nationale. Plein de gens se pressaient devant le portail. Même des habitants de la jungle. Les pompiers la sortirent sur un brancard. Le camion du Samu partit très vite avec elle. Morte ou vivante ?
Cette nuit là, impossible de dormir. Le visage de la femme toujours face à moi. Ses yeux me fixaient. Elle ouvrait la bouche sans réussir à me parler. Tout le monde dormait. Je sortis sans bruit de la tente. Le soleil venait à peine de se lever. Je traversai le camp. Seuls quelques hommes fumaient et buvaient du café dans un grand silence. « Toi aussi la p’tite, t’as pas dormi.» C’était Abribus qui se dirigeait vers le premier bistrot ouvert. « Je te paye un p’tit noir. »J’hésitais à entrer. Le patron ne servait jamais les gens de la jungle. Abribus me poussa devant lui. « Salut Patron ! Tu nous mets deux p’tits noirs. T’inquiète, je la connais : elle est pas comme les autres. ». Le patron fit la gueule mais me servit. J’évitais de croiser son regard. Et ceux des habitués au comptoir. Tous les habitants ne nous détestaient pas. Certains même très chaleureux et accueillants. Mais, par habitude, j'avais pris l'habitude de ne pas les regarder trop longtemps dans les yeux. Un seul regard et tout pouvait dégénérer. Rester la plus transparente possible.
Je faillis m’étouffer en voyant la fille sur l’écran de télé. Elle était filmée devant sa maison. « Moi, je sais que c’est pas un suicide. C’est vrai qu’elle allait perdre son boulot. Mais jamais Maman se serait suicidée. Jamais. Elle aimait trop la vie pour se suicider.». Puis le journaliste expliqua que les enquêteurs avaient relevé de nombreuses empreintes. Et que la piste d’un cambriolage ayant mal tourné était envisagée. Je me levai. Abribus me broya le bras. « Tu bouges pas. Termine ta tasse tranquillement et souris. ». La haine explosa sur le comptoir. Surtout que l’une des habituées connaissait bien la victime. Les visages des clients et du patron n’étaient plus que des masques haineux. « Ces gens là : tous des voleurs et des assassins ! Vivement que Marine arrive pour nous sauver ! »Je baissais les yeux. Abribus balança lui aussi sa haine contre les gens de la jungle. Papa, je n’ai pas tué cette femme. Crois- moi. Je suis une voleuse, pas une criminelle. Faut que tu me crois Papa. Mon ventre était dur comme de la pierre. Envie d’hurler, leur dire à tous dans ce bar que je ne l'ai pas tuée. Abribus me tenait toujours le bras. Jamais je ne m'étais autant détestée. Prête à me foutre en l’air.
Dans la rue, je marchais tête basse. « Vous faites chier les amateurs. La différence entre les vrais voleurs, même rangés des voitures comme moi, et les amateurs comme toi et certains de tes potes. Pourquoi t’as pas mis des putains de gants ? ». Je voulais me rendre au commissariat. Il m’en dissuada. Tout était contre moi. Coupable d’avance. Pour lui, ma seule solution était de partir. « Je ne peux pas laisser ma famille toute seule. ». Il secoua la tête. « Je suis une cloche mais je connais du monde. Tu vas me dire qui c’est ta famille et je vais en parler à quelqu’un de la préfecture que je connais bien. Il me doit bien ça. Je vais m’occuper d’eux.». Nous sommes allés ensemble dans le camp. Je lui ai montré la tente où l’on vivait. Il demanda notre nom. Je voulais les embrasser avant de fuir la région. «Trop dangereux la gosse. »Puis nous gagnâmes le centre-ville. Il donna plusieurs coups de fil.
Le chauffeur de taxi nous arrêta sur une nationale bordée d’arbres. La mer se trouvait en contrebas. Un cargo faisait comme une tache sur l’horizon. L’air était très lourd. Nous avons marché plusieurs kms à travers une forêt, avant d’arriver devant une maison. J’étais en nage. Abribus sonna. Un volet s’ouvrit. Un homme, torse nu, chaussa des lunettes et se pencha à la fenêtre. Pas l’air commode. « Gégé. C’est Abribus. ». Il nous fit signe d’attendre.
Le Ferry accostera bientôt à Douvres. L’ami d’Abribus a accepté de me faire traverser la Manche. Je suis planquée dans un des cartons de la cargaison de son 28 tonnes. Dans quelques heures, il me lâchera sur une aire d’autoroute anglaise. Depuis le départ, je n’ai pas cessé de réfléchir. Penser à ma famille. Surtout à ma petite sœur. Résisterait-elle à l’hiver ? Peur qu’elle et le reste de la famille se fasse agresser à l’extérieur du camp. Et à l'intérieur aussi; les migrants pas tous des saints. Beaucoup d’ennemis potentiels à Calais. Pour s’en sortir, il ne faut avoir confiance en personne. Même en Abribus. L’ami d’aujourd’hui, le traître de demain. Encore du mal à croire qu’un type nous haïssant à ce point se soit tant décarcassé pour m’aider. Il m’a même donné un billet. Pas le seul à nous avoir tendu la main. Comme notamment Mamy qui nous aidait à recharger nos téléphones. Sans elle, jamais nous n’aurions pu communiquer avec le reste de la famille en Syrie. L’image de Mamy me fait un peu culpabiliser. J’aurais pu cambrioler sa maison. Rien ne sert de ressasser. En cas de nécessité, je sais que je le referai. L’exil m’a endurcie. Et coupé les ailes de mon enfance.
Que vais-je devenir ? Et ma famille ? Tant que je m’occupais d’eux, je n’avais pas le temps de me poser des questions. Tous comptaient que sur moi. Chaque matin, j’avais une mission à accomplir. Désormais, je suis toute seule. Première fois que je suis morte de trouille depuis notre départ du pays. Papa, j’ai très peur. Ma nouvelle vie me semble d’avance si lourde à porter. Déjà écrasée par une histoire n’ayant pas commencée. Au fond, cette trouille n’est pas liée à l’inconnu devant moi. Je sais que je réussirai à me débrouiller. Mais si apeurée à l’idée de ne m’occuper que de moi. Plus la remplaçante d’un père. Le début de ma vie de femme.
Un message vocal sur mon téléphone. « C’est moi. La femme s’est bien suicidée. Les flics ont trouvé une lettre où elle explique son geste. Putain de chômage ! ». Plusieurs toussotements et un long silence au bout du fil. Sa manière d’annoncer qu’il allait dire quelque chose d’important. Avec le temps, j’avais fini par le connaître mon Abribus. D’une voix embarrassée, il me demande de prendre le Ferry dans l’autre sens. Son ami chauffeur est déjà au courant. Abribus a préparé mon retour.
Revenir ou pas à Calais ?
NB) Cette fiction est inspirée du documentaire en illustration. Un documentaire qui me semble avoir échappé au piège du manicheisme. Les commentaires à ce film témoignant de l'état de tension à Calais et dans le pays.