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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 17 décembre 2018

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Veilleur de livres

Tout savoir et ne jamais rien dire. Sa devise est gravée dans son regard. Un regard qu’il balade sans cesse. Du matin au soir. Même en pleine nuit. D'une saison l'autre. Il sait tout. Mais personne ne sait que rien ne lui échappe depuis qu’il a élu domicile sur cette place. Difficile au début d’y faire sa place. Désormais indélogeable. Archiviste de la ville ?

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Illustration 1
© MA

«Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.» René Char
 
         Tout savoir et ne jamais rien dire. Sa devise est gravée sur son regard. Un regard qu’il balade sans cesse de rues en ruelles. Parfois dans les cours et les squares. Une balade du matin au soir. Même en pleine nuit. D'une saison l'autre. Il sait tout. Personne ne sait que rien ne lui échappe depuis qu’il a élu domicile sur la place. Un nouvel habitant arrivé un matin d’été. Sans connaître un seul riverain. Très difficile au début de faire sa place. Aujourd’hui, il est toujours un des premiers au courant du meilleur et du pire. Archiviste de la ville ? Non. Il ne conservera aucune trace, preuve, de tout ce qu’il voit depuis des années. Juste un capteur d’éphémères. Il est venu là pour vivre et voir. Puis disparaître, sa fin bien à l’abri des regards. Tourner sa page en solitaire. Laissant la place à une nouvelle vigie.

        La soirée à la Médiathèque. Je suis sûr qu’il était au courant. Quitter son territoire et traverser l’avenue ? Il l’a souvent fait à son arrivée. Quand il était jeune et voulait tout connaître. Explorer les bas et hauts de la ville. Aujourd’hui, c’est trop dangereux pour lui. Compliqué de passer d’une rive à l’autre. Surtout à certaines heures. Il préfère rester sur ses pavés bien apprivoisés au fil du temps. Passer et repasser au cœur de ses pierres, face au square du château où il va souvent se reposer. Il n’est pas venu à la Médiathèque. Mais son regard m’a accompagné. Présent à distance durant toute la lecture. La vigie des livres de la ville.

       Une première pour moi de lire le début d’un roman en chantier devant du public. En plus avec un guitariste. Pour lui aussi une première. Duo d’essuyeurs de plâtres sonores. Mes mots et ses sons mêlés parmi une multitude de textes, CD, DVD, assoupis jusqu’à ce qu’une main les réveille. Bon, trêve de blabla; il faut plonger. D'abord la musique. Sa guitare: un grand secours pour ma lecture. Un débit trop TGV qu’il m’aida à ralentir en m’offrant le rythme de son instrument. Je me suis calé sur son tempo pour offrir une respiration à la lecture. Ne pas bouffer les mots pour rendre une bouillie indigeste. Pourquoi aller trop vite ?

     Nulle envie d’emmerder trop longtemps les auditeurs. Ne pas encombrer leurs oreilles. Un réflexe stupide. Ils étaient venus pour écouter. Illégitimité quand tu nous tiens… Peur de l’excès d’égo ? Un excès fréquent chez les artistes et les preneurs de micros. Ainsi que chez nombre d’anonymes quand leur nombre dépasse un. Suffit d’écouter une grande gueule dans un bar, sous son toit, au bureau, voulant être au centre de la scène. Trop d’égo tue, pas assez aussi. Bon et mauvais cholestérol de l’âme ? Trouver l’équilibre est un sacré défi. Difficile de vivre sans une part de cinoche social. Surtout à l’époque des miroirs numériques dans nos poches ou sac. Smartphone suis-je encore vivant ?

    Pourquoi cette difficulté récurrente avec la parole publique ? Pas le seul à traquer. Sûrement de nombreuses raisons au trac. Liées à l’histoire des premiers pas de chacun. Avec en incontournable vedette du trac : la timidité. La trouille de se planter en direct. Pas de nouvelle prise pour corriger. Se dire qu’il y a pire sur la planète ? On y pense et, aussitôt face au public, on oublie de relativiser. D’où vient cette main qui vous serre soudain la gorge de l’intérieur ? Quel est ce poids écrasant sur les épaules ? Des questions en suspens. Le principal restant la rencontre. Même imparfaite. Trêve d’interrogations inutiles. On ne refait pas le match. Mais une rencontre n’est jamais vaine.

    Le bibliothécaire représentant le secteur adultes enchaîna sur un entretien. Rien à voir avec les habituelles questions piedestalisant les auteurs et leur boulot. Au contraire. Une espèce d’interview bien documentée et à charge. Décalage drôle et profond.Les premières questions liées avec ma ville natale de Montreuil. Elles m’ont aussitôt replongé dans ma BM d’enfance. Mes voyages du jeudi. Un lieu ressemblant par de nombreux points à la Médiathèque où je me trouvais. Une ville ouvrière de l’est de Paris jumelée à un village-ville de la côte d’Azur. Jumelage non officiel dans un lieu de culture très populaire. Tous les âges, toutes les classes sociales, toutes les religions, toutes les options politiques, etc, s’y frottant aux heures d’ouverture. Comme au marché. Un frottement se transformant en relation durable hors de la Médiathèque ? Une autre histoire. De plus en plus rares les lieux de mixité sociale ?

    Certes un public nettement moins populaire pour la lecture. Le «populo» plus happé par le très bon cinéma jouxtant la Médiathèque, la télé, le Net, les bars et restos les moins chers ( peu courant sur la Côte d’Azur?), les squares, les halls d’immeuble… Quel était le public de cette soirée intimiste ? La plupart sont des habitués de ce genre de manifestation. Piliers lecteurs de Télérama, le Monde, Médiapart, Libé, auditeurs de France Culture, France Inter, abonnés au Théâtre...Des yeux et oreilles déjà acquis. Me ressemblant et clones de mes amis. Peu importe qui est venu. Beau cadeau de l’avant Noël offert par des spectateurs à l'écoute et sympathiques. Aucune tomate n’a fusé durant la lecture. Pas un fruit de saison. Contrairement au vin et fromage que nous avons partagés en fin de soirée. Pour certains, très réservés, peut-être écrasés par la paralysante sacralisation de la littérature, la parole ne se libérant qu’après la lecture et l’entretien; un verre à la main. Debout au bar improvisé où attablés à des guéridons de bistrot. Antoine Blondin trinquait avec nous. L’auteur de la phrase «Tout n’est que litre et rature». Son histoire à la lettre B dans le rayon des romans. Pas de ratures ce soir là. Juste les plâtres de notre première à nous deux. Une guitare et des mots sur le même chantier. Un chantier autorisé au public. Sans port de casque obligatoire. Ni agent de sécurité planté à l’entrée. Juste montrer patte curieuse.

     Qu’en aurait pensé le veilleur sur l’autre rive ? Écouter la lecture à travers son habituelle distance ? D’aucuns pourraient prendre ça pour du mépris. Alors que c’est une distance respectueuse, sans animosité aucune. Sa signature d’ombre urbaine. Une présence sans bruit. Nul besoin de traverser le fleuve de véhicules pour être avec nous. Le livre est sa patrie. Il aime contempler le monde de la hauteur de ces petits objets de papier. Des livres voyageurs traversant la ville. Comme des vols d’encre d’une rue à l’autre. En passant par la gare, la mairie, et d’autres endroits les accueillant. Migrations de papier qu’aucune mer carnivore ne dévorera. Pourtant ils ne cessent de franchir des frontières. Plus d’horizons que de murs tamponnés sur ces passeports hérités de Gutenberg. Transportant tous les mots du monde. Sans oublier les maux. Tels des irréductibles ambassadeurs de la complexité humaine. Le noir, le blanc, le gris, le jaune, la boue, la beauté, le sexe, la violence, la mort, l’obscurité, la lumière du soleil… Tout à portée de mains. Suffit d’ouvrir une couverture comme une porte. Sans obligation ni culpabilité.

      D’abord le plaisir. Puis le reste viendra. Ou pas. Lui, l’ombre, ne culpabilisera pas les passants non lecteurs. Il n’est pas un donneur de leçons. Loin des vigiles de la bien-pensance, le plus souvent bienveillants, vous scannant en cherchant la «mauvaise» pensée. Les femmes et les hommes libres, secoués aussi de zones d’ombre et de contradictions, sonnent toujours en passant à travers leurs portiques. Il ne seront jamais tout à fait dans le bon moule. Le moule de ceux prêts à faire votre bien sans vous demander l’autorisation. Nul bip culpabilisant en passant devant ses yeux. Pourtant il détient la vérité. La sienne. Une vérité fondue dans la masse de toutes les autres. Souriez, vous êtes féliné.

    Dans une ville qui n’a pas perdu la mémoire du village qu’elle était. Évitant le plus possible de se recroqueviller sur «c’était mieux avant». Habitants durables ou éphémères semblent pouvoir y trouver leur place. Bien sûr, ici, comme partout ailleurs, tout n’est pas rose et bon enfant. Passager quelques mois, je n’ai pas tout capté de ce navire avec à son bord une dizaine de milliers de passagers. Autant de personnalités différentes. Je suis évidemment passé à côté de noirceurs, beautés, paradoxes, etc, qu’il faut du temps avant de découvrir. En tout cas, une chose est sûre, elle est la ville des livres, du cinéma, des boules de pétanque, des tags, des chats… Tout est dans mon sac bientôt refermé. À quelques jours de mon départ, je peux dire être tombé sous le charme de la ville. Certes pas les premiers jours où je me demandais ce que je foutais là. Pourquoi avoir accepté cette résidence littéraire ? La gare de retour n’est pas loin… Puis je me suis fait avoir. Attention: ils se mettent à deux pour embobiner le touriste. Je suis tombé sous le charme conjugué de Mouans et Sartoux. Plus celui de nombre d’acteurs quotidiens de la ville. Bon, n’en jetons plus: la cour est pleine. Comme mes trois mois passés ici. Un plein de sens.

     La médiathèque fermée, le fil de l’entretien s’est étiré dans la rue. Pour trouver refuge cette fois dans un vrai bar. Sans livres ni micro. Un bibliothécaire et un auteur refaisant le monde jusqu’à la fermeture du Pub. Banalités, pensées profondes, conneries, méfiance de l’inconnu à quelques coudes, rires, partagées avec le barman et d’autres clients. Un instantané d’humanité flottant sur une mousse joyeuse. Le tout sur un rythme vinyle rock’n’roll tournant derrière le comptoir. Puis retour chacun chez soi. J’ai fait un dernier petit tour dans le village de la ville. C’est lui ! J’ai rebroussé chemin pour aller le voir. Installé entre un arbre et une banque. J’ai à peine fait un pas qu’il s’est tiré. Guère son habitude. Plutôt du genre à vous regarder droit dans les yeux sans bouger. J’ai baissé les yeux. Sur le petit bout de trottoir qu’il venait de déserter. Une plaque commémorative rivée au sol.

     L’arbre, un tilleul, a trente ans. Planté par des élèves pour célébrer le Bicentenaire de la Révolution française. « Les gens qui ont du fric ne me dérangent pas. Tant mieux pour eux. Moi ce qui me gêne ce sont qui ont très peu de fric. Voire pas du tout. La misère est dérangeante. Pas la richesse. Sauf quand elle génère de la misère. Ce qui est souvent le cas. Je ne suis pas contre la première classe, ma p’tite. Mais contre toutes les autres classes. Première classe pour tout le monde. Le seul objectif à atteindre. Tout le reste ce ne sont que des mots.». Une lointaine conversation qui m’est revenue d’un seul coup en mémoire. L’homme, fumant clope sur clope, s’adressait à sa petite-fille à une terrasse de café. Un type qui ne pouvait plus se contenter de discours. Usé mais pas résigné. Pourquoi le retour de cette scène ? Étrange grand écart mental. Inexplicable. Une brève rencontre remontée en fixant la fêlure traversant le trottoir. Elle partait de l’arbre et traversait la plaque commémorative coupée en deux. Comme si les racines, en colère, voulaient soulever le bitume et pénétrer dans la banque. Un signe à fleur de trottoir sous un ciel jaune révolte ? Chacun aura son interprétation. Force est de constater que l’arbre révolutionnaire a encore de la sève à revendre. Guère un hasard dans une ville qui ne veut pas laisser son eau aux grands requins. Une grosse bagarre en perspective. La révolte de l’eau voulant avoir le dernier mot?

     Je suis rentré sans croiser le veilleur. Pourtant il n’est jamais loin. Prince d’un labyrinthe de ruelles où il a élu domicile. Désormais indélogeable. Parfois se planquant lors des bals populaires et de la fête des Lumières. Tour à tour ronchon et heureux de l’arrivée de tous ces « étrangers». Apeuré mais, comme les gosses et les anciens gosses, aimanté par la pluie d’étoiles de toutes les couleurs au-dessus du château. Où est sa vraie place dans la ville ? Partout sur sa place et dans les ruelles. Vous le croiserez très souvent debout sur SA boîte à livres de la rue de la République. L’œil ici et ailleurs. Plongé dans ses pensées félines. Mon compagnon de virée diurne et nocturne. À sa mort, il aura peut-être encore sept vies. Mais ni rue ni square à son nom. Aucune importance pour lui. Il sait que rien ne dure; sauf l’éphémère. Et il en aura fait son miel. Pour partir en emportant avec lui l’indicible et la magie des rues. Ce fameux sirop qui se déguste sans avoir besoin d’étiquette sur le flacon. Juste l’ivresse de pas fort discrets. Les pas d’un témoin sans jugement.

    Merci au veilleur de livres.

 
NB : Ce texte est inspiré d’une soirée à la Médiathèque de Mouans-Sartoux. Une manifestation coorganisée par le Centre Culturel des Cèdres. Elle a été mise en musique par Bernard Ros. Merci à tous les complices d’une très belle soirée. Et bien sûr au veilleur de livres qui m'a accompagné pendant trois mois.

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