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France, 2032
Déportés par des algorithmes. Son voisin de dortoir ne cesse de répéter cette phrase. Essayant de le faire acquiescer. En vain. Il n’est pas du tout d’accord avec sa formule. Refusant de céder à la confusion et de vouloir comparer ce qui est incomparable. Certes, une expulsion de masse. La première de cette envergure mondiale. Cependant avec une très grande différence à l’arrivée : pas de camps de la mort. Mais des villes de toiles. En transit avant un relogement durable. Dans quelques jours, il se retrouvera sous une tente. Dans le désert ou ailleurs. Redevenu citoyen d’un pays dont il n’a pas la nationalité. Né en France et de nationalité française depuis son premier cri. Français même dans ses rêves. Remigré dans un pays où il n’a jamais mis les pieds. Dans la peau d’un étranger au monde ?
Un employé lui adresse un signe par la vitre. Il remet aussitôt sa casquette barrée du logo GF : Gouvernement français. Au début, les autorités avaient envisagé un autre signe de reconnaissance : reprendre la main jaune fleurissant dans les années 80 et y rajouter Musulman. Avant de changer d’avis et d'opter pour une casquette. Un couvre-chef obligatoire dans les lieux publics. Mes parents sont immigrés, je suis bien fils d’immigrés, c’est une réalité. Mais je ne suis pas musulman. L’employé de mairie n’a rien voulu entendre. Voici votre casquette. Et votre nouvelle pièce d’iden… Votre nouvelle carte de présence en France. Visser la casquette sur son crâne ou la laisser dans sa poche ? Après le deuxième contrôle dans la rue et grosse amende, il ne sort jamais sans son nouveau-couvre-chef. Lui qui a toujours refusé les signes ostentatoires ; ni chanteur, ni groupe, ni slogan politique, ni griffe de marque. Jeune, sa seule entorse au règlement : un bout de miroir en badge au revers de son blouson. Se promenant avec des reflets éphémères.
Avant que des algorithmes ne viennent chambouler son histoire et celle de dizaines de millions d’autres citoyens et citoyennes d’Europe et d’ailleurs. Les data ont beaucoup contribué à ce recensement d’une catégorie de citoyens selon des critères précis. L’annonce du gouvernement avait été transmise par texto. Tout individu né de deux parents immigrés va désormais changer de statut. Titulaire d’une nouvelle identité temporaire et d’un signe distinctif - en cours de fabrication. En sont dispensés les individus né d’un père ou une mère non immigré. Sont concernés les musulmans de France originaires de ces pays en vert sur la carte. Ses parents sont algériens. Sa compagne et ses deux enfants français. Lui l’était aussi. Désormais, il est juste présent. En réalité, absent. Une absence bientôt envoyée hors des frontières. Loin de ses proches.
Comment tout ça a débuté ? Par des réunions en 2024, en Europe. Puis dans d’autres pays dans le monde. Des réunions dans quel but ? La « remigration » de dizaines de millions de citoyens et de citoyennes à travers la planète. Au début, personne n’y a cru. Un effet d’annonce. Impossible, ne serait-ce que techniquement ? Une à une, les démocraties d’Europe tombaient entre les mains des extrémistes de droite en alliance avec la droite et la gauche ; unis par un point commun : se débarrasser d’un maximum de musulmans en Europe et de plusieurs pays sur d’autres continents. Les algorythmes chargés de l'opération de démigration ne faisant pas de distinguo entre modérés et intégristes. D’impossible ça devint envisageable. Jusqu’à possible. Et quelques années pour que ça soit possible techniquement. Avant de passer à l’action, une nouvelle campagne de com le faire accepter à l’opinion public. Désormais, la machine à remigrer est mise en route. Une machine très au point pour déplacer de grande population. Et en un temps record.
Par avion et bateau. Des appareils civils et militaires. Plusieurs armées associées ont pris en charge les opérations internationales. Avec un commandement piloté par une cellule centrale dirigée par des représentants des grandes puissances. En rire alors qu’il aurait dû en pleurer ? Le bateau réquisitionné pour lui et des milliers d’autres remigrés était appareillé en face du centre. De sa fenêtre, il pouvait le voir. Aussitôt, il a pensé à une phrase attribuée à Samuel Beckett : C’est le monde qui est absurde, pas mes textes. ». Remigrer en navire de croisière. Il éclate de rire. Ses compagnons de dortoir sursautent. Encore un remigré ayant pété les plombs ? Son rire de plus en plus nerveux. Un Mickey géant trône sur le bateau de croisière.
L’employé de la remigration affiche un sourire méprisant. C’était un homme d’une trentaine d’années d’origine maghrébine. Pas le seul basané parmi les « remigrateurs et remigrateuses ». Il y a aussi des femmes, des hommes, et d’autres genres, d’origine africaine. L’un de leurs deux parents n’étant pas immigré. Passés à travers les filets. Certains sans excès de zèle. Contrairement à d’autres. Ironie du sort ; les remigrés inconnus trinquaient moins que les stars. Certains employés jouissant de pouvoir humilier des icônes du sport ou des médias auparavant adulées. Et toi, le champion du monde, c’est fini de frimer en belle bagnole sur les Champs. Pareil pour toi la youtubeuse. Fin de la récré. Vous allez frimer dans des tentes de Bédouins. Sans wifi. Et que les chameaux pour faire des selfies. Comme la majorité, il faisait profil bas. Résigné. Avant que l'employé ne vienne le titiller. Avec devant ses yeux tout son pedigree numérisé.
Surtout ne pas réagir. Il détourne le regard de l’employé derrière le guichet. Je vois que tu as pas le permis. Aucun diplôme. Tu crois pas en Dieu. Toujours pas propriétaire. T’es un branleur de 64 piges. En plus, je vois que t’es poète. C’est pas un métier, ça. Encore un qui a pompé l’argent public. Des parasites. Si ça tenait qu’à moi, par sacs entier fermés, je vous balancerai à la flotte. Comme pour les chats. Ça nous ferait des économies. Dans des pays, ils demandent à la famille du fusillé le remboursement de la balle. Et vous total luxe. Messieurs et mesdames, bienvenue à bord. Moi, je vous foutrais tout ça à l’eau. Il lève les yeux. Normal que tu ne t’intéresses pas à la poésie. L’employé le dévisage. Pourquoi tu dis ça ? Il esquisse un sourire. Parce que tu as été fini à la pisse. Un premier coup de poing. Puis le noir total.
Voyage en fond de cale. Loin de Mickey. Parmi une cinquantaine d’hommes et de femmes. Les récalcitrants. Tous menottés comme lui. Pas un bruit. À la moindre parole échangée, un coup de gaz lacrymo par le plafond. Plus un mot. Que des regards abasourdis. Comme si tout ça était irréel. Dans un univers de metavers ? Au fond, tous et toutes savent que c’est la réalité. Le fruit d’un travail de longue haleine. Jusqu’à aboutir à cette remigration mondiale. Que des musulmans ? Pour l’instant. Dans d’autres réunions, certains et certaines planchent sur d’autres « remigrements de dépollution»dirigés par des algorythmes. Cette fois, ils ne seront pas liés à la religion musulmane et à l’immigration. De quoi s’agira-t-il ? Éloigner une partie de la population considérée comme décadente. Délocaliser les homos, les trans, les LGBT, sur d’autres territoires. Notamment des villes entières pour eux avec des frontières. Pas de répression, de la douce relégation. Chacun chez soi. Et entre-soi. Plus du tout de mixité et de multiculturalisme. Pour un retour au pouvoir de l’homme d’avant.
Un très vieille femme descend d’un âne devant sa tente. Il vit isolé du camp. C’est sa volonté. Trois mois sur cette terre rocailleuse en lisière de désert. Contrairement à ce qu’il avait pensé, pas la moindre humiliation. Au contraire. Tous les rémigrés sont bien traités. Nourris et logés. Avec même des psy faisant la tournée des tentes. Quelles compensations financières pour les pays ayant accepté d’accueillir la remigration ? Sans doute beaucoup d’argent et des contrats juteux à la clef. Quelques remigrés, les plus malins ou connus, ont déjà plié bagage pour la ville. Les chasseurs de cerveaux, de jambes, de toutes sortes de talents potentiels, ou d’icônes pouvant servir au rayonnement du pays, ont déjà fait leurs courses. Piochant dans la « remigration bancable » . Il a été aussi déjà approché. Visité par un délégué au ministère de la Culture.
Un homme appréciant son travail de poète. Il était prêt à l’aider pour traduire sa poésie et la diffuser à travers tout le pays et le monde. Envisageant même de créer un poste d’enseignant en littérature française dans une institution officielle. Sans la moindre hésitation, il a refusé. Pourquoi ce refus ? L’humanité est morte. Que ce soit sur ce bout de pierres et de sable. Comme dans toutes les villages et villes du monde. Je préfère finir le plus possible de la fin de l’humanité. Ne pas être à son chevet quand elle va crever. D'où je suis ? Plus de la-bas, ni d’ici. Juste citoyen du silence et des étoiles. Je suis fatigué. De mon espèce. Et donc de moi. J’ai envie de me reposer. Avant mon dernier voyage. Rien d'autre. N'insistez pas. Sa réponse par texto.
En plus des étoiles et du silence, la compagnie d’êtres déconnectés. Sans-fil apparent les reliant à l'époque. Comme la femme assise en tailleur à même le sol. Elle s'éclaircit la gorge.Tu ne me reconnais pas ? Il la fouille du regard. Non. La vieillarde sourit. Un sourire édenté. C’est normal. Je suis morte depuis longtemps. Mais personne le sait. Même la mort m’a oublié dans le désert. Parfois, ça a du bon de rien peser sur la balance du monde. Encore une bouffée par le désert, se dit-il. Ce n'est pas la premier croisée depuis son arrivée. Des hommes, parfois des femmes et des enfants, ont eu leur raison comme avalée par le désert. Tu dois te dire que je suis folle. C’est vrai en partie. Mais pas plus ni moins que toute la planète. Elle se relève. Il s'apprête à l'aider. Elle le fusille du regard. Il se rassoit. Penaud sur sa chaise.
Elle caresse la tête de l'âne. Si tu veux connaître ce silence de l’intérieur, je peux te servir de guide. Pour le vrai silence. Pas celui des cartes postales. Un silence sur lequel tu peux pas planter de drapeau. Ni de murs. Il fronce les sourcils. Que veut réellement cette vieille femme sortie de nulle part ? Sans doute, finira-t-elle par lui demander à boire ou un peu de pain avant de mendier de tente en tente, pense-t-il. Elle le fixe de ses yeux très sombres. Déterminée. Tu te demandes pourquoi je te propose ça ? Elle secoue la tête. Parce que je suis ta grand-mère. Et celle du monde. Chacune des rides de mon visage est un millénaire. Chacun de mes souffles est celui de la poitrine du temps. Il se lève à son tour. On part quand pour le vrai silence ? Elle grimpe sur l'âne.
Depuis ce jour, la grand-mère et le poète sont devenus inséparables. Traversant le silence. Les hommes du désert les connaissent bien. La majorité d’entre eux les respectent. Un duo devenu intouchable. Les passagers du désert les invitent autour de leur feu et les approvisionnent quand ils les croisent. Le duo est aussi connu des touristes. Parfois, ils sont pris en photo. La grand-mère du monde et le poète se marrent en posant pour un selfie. Leur image à peine prise est envoyée à l’autre bout du monde. Vous voulez un peu d’argent pour la photo ? Non, répondent-ils du même hochement de tête. Elle ou lui pointe le doigt sur le feu de camp et les victuailles. Ils passent la nuit avec les touristes. A les observer sans un mot. Échangeant des sourires complices. Pour une séparation de leur hôtes à l’aube. Laissant un caillou devant chaque tente en guise de remerciement. Deux silhouettes s’éloignant d’un bivouac encore endormi. Avec des touristes interloqués en consultant leur Smartphone. La photo a entièrement disparu. Même de la toile. Plus aucune trace de la rencontre. Sauf dans le vent et la mémoire.
Elle avance sur l’âne. Lui est à pied. Il marche avec un bâton. Sans direction fixe ? Ce qu’il a cru au début de leur périple. De temps en temps, elle s’arrête et regarde sa paume. Concentrée. Comme si elle lisait. Puis lève les yeux de sa carte du silence et pointe l’index. Sur un point précis dans l’air. Le duo reprend alors la route. N’échangeant que des mots de première nécessité. La parole aussi précieuse qu’une goutte d’eau. Parfois, il se penche et écrit. Son testament sur une page de sable.
Et de silence.
NB : Cette fiction est inspirée de plusieurs articles sur une récente « réunion de remigration » de l’extrême-droite en Allemagne. Plus nombre d'inquiétudes lues ou entendues ici et là. Des appréhensions de plus en plus prégnantes. Et légitimes. Une réalité en ordre nouveau de marche. Vers où ?